Archives de catégorie : Feuilleton

Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (05)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


5


Papa n’a pas dû comprendre tout de suite. A la maison, pourtant, ça sentait pas comme d’habitude. Ça sentait déjà plus tellement la bonne odeur de cuisine, tout ce qui flottait c’était juste un souvenir lointain de graisse froide et de vieille soupe. Ça sentait le renfermé. Le rance. Le cuir neuf des valises que Maman avait ressorties de l’armoire. Ces valises, on les avait rangées là en attendant de partir un jour pour un long voyage. Normalement, ce voyage c’est tous les trois qu’on aurait dû le faire.

Non, Papa n’a rien vu venir. Il a mis ses clefs dans la serrure et ça a fait, j’imagine, le cliquetis saccadé de quand il rentre. La porte, il l’a poussée d’un bloc, et puis il nous a appelés. Personne répondait mais jusque là tout allait bien. Sans doute a-t-il cru qu’on était sorti faire des courses ou que Maman m’avait emmené au parc. Il a foncé tout droit dans la cuisine pour voir s’il restait un peu de café. Et c’est là qu’il a vu le petit mot coincé entre le grille pain et la cafetière.

C’était un mot au ton sec et nerveux, si je vous en parle c’est que je l’ai lu à la sauvette par-dessus l’épaule de Maman. C’était un mot écrit d’une traite dans lequel elle lui expliquait que rester toute sa vie à l’attendre, encore et toujours, à essayer de me faire tenir en place avec ses jolies explications à propos de son absence et puis à pleurer chaque fois que le jour baissait, que je dormais enfin tranquille et que là elle se retrouvait seule, toute seule avec les dernières images de lui et c’étaient des images qui avaient fini par devenir très floues, c’étaient des images où elle avait même de plus en plus de mal à le reconnaître, voilà, tout ça elle en pouvait plus.

Avec moi, Maman qui a toujours tenu à bien m’expliquer les choses, bien sûr elle s’y est prise autrement. Elle m’a dit que, parfois, les gens qu’on aime, y se contentent juste d’être aimés. Elle m’a dit que l’amour c’était une flamme. Mais que cette flamme ça brûlait tout de suite moins haut, que ça chauffait moins bien quand y’avait plus qu’une seule bouche, un seul souffle, et puis toujours le même, pour l’entretenir. Que l’amour quand ça revient à lancer des appels désespérés vers quelqu’un qui vous répond jamais, alors c’est comme rouler sur une route à sens unique vers une voie sens issue. Ses histoires d’appels et de routes, j’avoue que… Par contre, les deux grosses gouttes qui pour finir se sont mises à gonfler au coin de ses yeux comme deux nuages sombres, deux bulles de chagrin sur le point d’éclater, ça, oh oui alors, ça m’a aidé à mieux comprendre la gravité de la situation. Même si. Voilà. Dans sa voix elle avait beau mettre toute la douceur possible, depuis qu’elle était allée prendre les valises dans l’armoire de l’entrée, je savais. Elle et Papa se séparaient. Voilà.


A suivre : 1345678910

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-06)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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H. — Mais non, vraiment, je vous assure.
N.Ph. — Je crois que je me suis endormie.


Le Prince est assis près d’elle.


N.Ph — Qu’est-ce que vous faites là ? Qui vous a permis d’entrer ? Ne m’adressez pas la parole.


Elle baille, elle s’étire, fait quelques mouvements de gymnastique.


N.Ph. — Etes-vous vraiment si calme, si sérieux, si mélancolique ? Vous ressemblez à ces petites maisons grises au bord des routes à la sortie des villes. Elles ont des jardins maigres et des pommiers sans pommes. De vieux chiens gardent les grilles et très tôt, le soir, les lumières s’éteignent. Une demeure immobile, il n’y a rien dedans, que de la poussière, des vieux papiers, des coccinelles mortes, des plumes d’oiseau.

Ne répondez pas. Je ne vous parle pas vraiment. Faites comme si je parlai au merle ou au poissons, ou à mon image dans le miroir. Ou comme si je ne parlai pas du tout, assise, mon crochet à la main, sous la couverture blanche. D’ailleurs vous n’êtes pas vraiment là, puisque je ne vous ai pas permis d’entrer. Il faut frapper d’abord, ou sonner, ensuite je réponds si je veux. Et je dis Entrez ! ou Je n’y suis pour personne ! ou Je n’y suis pas pour vous. Ou je fais comme si j’étais morte.


Elle fait semblant de mourir puis d’être morte. Le Prince fait comme s’il n’était pas là, puisqu’on vient de lui expliquer qu’il n’y est pas vraiment. Il donne de l’eau aux plantes, des miettes aux poissons. Puis il s’assied, ouvre Madame Bovary au hasard et lit à mi-voix.


Le P. — « Vous êtes dans mon âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais j’ai besoin de vous pour vivre ! J’ai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée. Soyez mon amie, ma sœur, mon ange. » (Madame Bovary)


N.Ph. qui n’ a pas vu qu’il était en train de lire, croit que cette prière lui est adressée.


N.Ph. — Vraiment, je suis fatiguée ! Vous dites la même chose que le Général, que Rogojine, que tous. LA MEME CHOSE. Et je n’en crois pas un mot. PAS UN MOT. C’est à mourir de rire. Les anges n’ont pas de sexe, celui des sœurs est interdit et les amies font exactement comme si elles n’en avaient pas. Et le tour est joué, n’est-ce pas ?


Le Prince essaye vainement de lui faire comprendre qu’il ne lui parlait pas, qu’il lisait, mais elle est très en colère et l’empêche de parler en faisant des gestes violents de la main vers sa bouche.


N.Ph. — Et si je me déshabille, et si je m’approche de vous, nue, et si je joue avec vous à la femme-trou, à la femme-femme, à la femme-putain, à papa-maman ou au docteur, mettrez-vous votre main sur vos yeux ou dans la poche de votre pantalon ? Que ferez-vous de vos mains ? Rien, n’est-ce pas, vous tourneriez les pages de votre livre, vous regarderiez ailleurs en disant
Le P. — Mon amie, il faut vous calmer ; que faites-vous, je vous en prie.
N.Ph. — Je le savais. JE LE SAVAIS ! Vous êtes un âne, un hongre, un mulet, un bœuf. J’aime mieux les moujiks que les princes. Trouvez-moi un moujik.
Le P. — Vous lui direz qu’il est sale, qu’il sent mauvais, vous le chasserez à coups de fouet, vous lui cracherez à la figure et, qui sait, il en sera sans doute heureux.
N.Ph. — Oh là là, vous en savez des choses ! Je ne vous ai pas permis d’entrer dans ma tête quand je fais un rêve, ne faites pas comme chez vous dans la tête des autres. Nous ferions mieux de boire du thé  et de parler de choses intéressantes. Des jeunes filles qui vont au concert avec les petits militaires. Des vieux messieurs qui vont au concert avec les petites dames. Ou bien de Rogojine. Parlez-moi de Rogojine. Comment va-t-il, l’avez-vous vu ?
Le P. — Il a acheté un couteau. Il n’arrête pas de boire. Il vous aime. Mais ce n’est pas l’homme qu’il vous faut. Il vous ferait du mal. Vous êtes très bonne, dans le fond, incapable de quoi que ce soit de bas ou de lâche. Vous êtes comme une reine.
N.Ph. — Une reine qui passe son temps à faire des réussites dans sa tour en regardant les palefreniers trousser les bonnes. Tout le monde triche, même vous.
Allez, je vous ai assez vu. Revenez demain avec un livre plus drôle et des cadeaux amusants : des gâteaux à la crème, un chien de manchon, des bruits qui ont couru. Nous prendrons le thé n’est-ce pas, je compte sur vous.
Le P. — Si je le vois, quelques fois il vient me voir, d’autres fois il me suit dans la rue, faut-il que je lui dise quelque chose de votre part ?
Je vous l’enverrai si vous voulez… Je lui dirai : « Parfione, mon ami… »
N.Ph. — Vous lui dites « Parfione, mon ami », et il ne vous casse pas la gueule ?
Le P. — Je lui dirai « Parfione mon ami, elle veut te voir, elle a besoin de distraction, elle a besoin qu’on la fasse rire. »
N.Ph. — Ainsi, vous lui dites Parfione mon ami et il vous écoute sans rire. Vous êtes étranges, tous les deux.
Le P. — Laissons cela. Je crois que vous jouez à ne pas comprendre. Vous faites comme si les mots dépassaient votre pensée, c’est difficile de vous parler. Je crois que j’aime Rogojine.
N.Ph. — Mais Rogojine vous hait ! Il vous tuera si je le lui demande.


Le Prince sourit et ne répond pas. N.Ph. hausse les épaules, et le rideau tombe.



A suivre : 123456789

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-05)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Dans une voiture tirée par des chevaux, un homme et une femme se font face. De grandes écharpes de laine leur couvrent le visage, sauf les yeux. « On est aux premiers jours d’octobre. Il y a du brouillard sur la campagne ».


H. — Puis-je me permettre, Madame, de vous poser une question ?


Un temps.


H. — Non, ne me répondez que si le voulez, si vous ne le voulez pas, ne répondez : est-ce-que vous avez lu Madame Bovary ?
F. — …
H. — Excusez-moi, je ne voulais pas être indiscret.
F. — Vous aviez dit que je n’étais pas obligée de vous répondre, et comme je n’avais aucune envie de vous répondre, je ne vous ai pas répondu. Partant du principe que vous étiez sincère, je me suis permis de l’être autant que vous, et tant pis pour vous si vous ne l’étiez pas.
H. — …
F. — Surtout ne répondez pas, je ne vous ai rien demandé.


Ils regardent le paysage autour d’eux.


H. — « Des vapeurs s’allongent à l’horizon, contre le contour des collines
F. — » On aperçoit au loin les toits d’Yonville.
H. — » Une lumière brune circule dans l’atmosphère tiède.
F. — » Vous êtes calme, sérieux, mélancolique. » (Gustave Flaubert, Madame Bovary)



A suivre : 123456789

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-04)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Acte II


C’est un salon provincial à la fois vieillot et neuf, avec un pot de résédas planté sur une colonne de marbre, un azalée sur la table, une cage avec un oiseau et un bocal de poissons rouges, des tas de boîtes et de napperons et de petits coffres.

N.Ph. est assise dans un fauteuil. Elle a l’air d’une jeune fille. Elle borde au crochet une couverture de laine blanche qui la recouvre des pieds à la taille.

Ne serait-ce une très longue cigarette qui lui pend aux lèvres et un œil fermé à cause de la fumée, elle sortirait de Tchekhov, mais qui sait d’où elle sort.

Si on veut de la musique, c’est la Lettre à Elise, mais de loin qu’on puisse ne l’entendre que si on le souhaite.

Elle est toute seule et à l’air très absorbé.


N.Ph. — Au dehors la nuit s’allume, il commence à faire froid, il pleut, j’me souviens plus très bien, contre les portes de la nuit, si tu t’imagines qu’il vont dresser l’échafaud ça ne dure qu’un moment à Saint Germain des Prés comme une plaie ouverte, ah si papa savait ça il dirait baissant l’oreille ne me quitte pas que serais-je sans toi comme une étoile au fond d’un trou sur le canapé du bordel n.i.N.I. c’est fini ne pleure pas jeannette la pêche aux moules moules dure toute la vie quand on aime à genoux le lendemain matin la lune se trotte si toi aussi tu m’abandonnes.


Elle a continué à crocheter et à fumer, peu à peu les bribes de chansons qu’elle chantonne la font pleurer et au moment où on sonne elle sanglotte.

On sonne.


Le P. — Oh ! vous pleurez…
N.Ph. — Vous pourriez au moins dire bonjour.
Le P. — Bonjour… Oh, vous pleurez !
N.Ph. — Vous pourriez au moins attendre que je vous aie répondu
Le P. — Bonjour !
N.Ph. — Bonjour !
Le P. — Oh, vous pleurez…
N.Ph. — Comme vous êtes ennuyeux.
Le P. — Voulez vous que je revienne un peu plus tard, j’apporterai des gâteaux pour le thé.
N.Ph. — Je n’aime pas les gâteaux.
Le P. — Vous n’aimez pas les gâteaux ?
N.Ph. — AUJOURD’HUI Je n’aime pas les gâteaux.
Le P. Ah… excusez-moi.
N.Ph. Oh, il n’y a pas de quoi.
Le P. Si, je vous en prie.
N.Ph. Mais non.
Le P. Si, je vous assure.
N.Ph. TAISEZ-VOUS !


Elle reprend son crochet, s’arrête, excédée, elle prend une cigarette. Le prince se précipite pour lui donner du feu, et il marche sur la couverture.


N.Ph. — Regardez où vous marchez, voyons !
Le P. — Je suis vraiment très maladroit


Il n’arrive pas à allumer la cigarette.


N.Ph. — Vous ne fumez pas ?
Le P. — Non, jamais.
N.Ph. — Moi, je fume.
Le P. — Ah ?
N.Ph. — Oui, et ça ne se fait pas…
Le P. — ça ne me dérange pas si ça vous fait plaisir.
N.Ph. — Je ne vous ai rien demandé. Puis-je avoir enfin du feu ?


Il arrive à allumer la cigarette.


N.Ph. — Merci, vous voulez essayer ?


Le P. essaye de fumer. Il tousse. N.Ph. rit.


Le P. — Vous vous moquez de moi.
N.Ph. — Vous êtes si drôle.


Le P. rit aussi, fume encore et tousse toujours. Ils rient tous les deux très fort.


N.Ph. — Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ? Je m’ennuie vous savez. C’est terrible comme je m’ennuie. C’est terrible quand je m’ennuie. Si je m’ennuie c’est terrible.
Le P. — S’il ne pleuvait pas nous aurions pu sortir.
N.Ph. — Mais puisqu’il pleut nous devons rester. Qu’allons nous faire, jusqu’à ce qu’il ne pleuve plus ? Que peut-on faire avec un homme comme vous ?
Le P. — On peut parler au moins.
N.Ph. — Nous sommes entrain de parler. A quoi bon parler, si c’est pour dire qu’on pourrait le faire ? C’est terrifiant, on le fait pour dire qu’on pourrait le faire, et c’est comme si on ne le faisait pas alors qu’on est entrain de le faire. Comme je m’ennuie.
Le P. — Ne vous mettez pas en colère. Voulez-vous que je vous fasse la lecture ? J’ai apporté un roman français, je pensai que peut-être…
N.Ph. — Je préfère que vous lisiez, vous finiriez par vous faire des croche-pied à vous-même, tellement vous êtes stupide et maladroit.
Le P. — De Gustave Flaubert, Madame Bovary.
N.Ph. — Madame comment ?
Le P. — Bovary.
N.Ph. — On dirait un nom de maladie : je sens mes bovaryces aujourd’hui, le temps va changer. On l’a opérée d’une bovaryte, elle a failli mourir. La bovaryose est une maladie tropicale… Allez allez, je ne voulais pas vous interrompre.
Le P. — Première partie…
N.Ph. — Racontez-moi d’abord un peu l’histoire.
Le P. — Mais je ne l’ai pas lu !
N.Ph. — Comment ! Vous vous permettez, alors que nous sommes seuls ensemble, de me lire un roman français que vous n’avez pas lu, qui doit être plein d’ horreurs. Je ne veux plus en entendre un seul mot.
Le P. — Il me semble avoir entendu dire que c’est l’histoire d’une femme, mariée à un médecin de campagne ; elle s’ennuie près de lui et prend des amants, elle fait des dettes et finit par se suicider.
N.Ph. — C’est très gai, vraiment ! Très amusant ! Une histoire d’épiciers, de boutiquiers, de bourgeois, c’est ça que vous voulez me lire, à moi ? Ah mon ami, comme vos m’ennuyez.
Le P. — Je ne voulais pas…
N.Ph. — Je sais, vous ne voulez jamais rien. Et moi, je ne veux plus vous voir. Vous pouvez partir. Voilà.
Le P. — Eh bien, alors, voulez-vous que je revienne demain ?
N.Ph. — On verra demain, si je vous fais chasser, si je vous laisse entrer, si je suis partie ou si je suis encore là. Mais partez vite, je vous en prie, vous m’êtes insupportable avec votre air de… de… myosotis !


Le P. sort.


N.Ph. — Votre livre !




Mais il est sorti sans l’entendre. Restée seule elle ouvre le livre au hasard et lit un peu. Le livre tombe. Elle s’est endormie.

Il faut d’étranges images pour inventer un rêve à ce monstre. C’est un très joli rêve où tout est blanc, où rien ne saigne, avec une musique précise et dans le décor des pointillés de laideur : sur un guéridon en formica, une statue de Saint Antoine de Padoue et un bol de soupe aux
légumes.

Noir.



A suivre : 123456789

Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (04)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


4


Entre le désert, où Papa partait donc de longs mois pour son travail, et cette ferme, y a eu aussi une grande ville. Et même que dans cette ville je vivais avec Maman. A l’époque. Et même que c’était une époque pas si lointaine. Une époque où Papa me manquait beaucoup. Une époque où Maman je l’avais toute à moi. Aujourd’hui que j’ai Papa pour moi tout seul, bien sûr que là c’est elle qui me manque. Bien sûr. A me faire mourir le cœur elle me manque. Maman. Parfois la vie c’est bizarre. Mal fichu. Comme un conte un peu tordu, vous voyez. Mais ça fait rien. Le manque de quelqu’un ou de quelque chose, quand ça peut pas se combler, au moins ça aide à se construire de beaux souvenirs.

La vie, même si c’est parfois mal fichu, soit on accepte de la vivre et alors tout devient possible. Soit on refuse d’y prendre part et alors jamais on trouve sa place dans le monde. On stagne. Parce que, vous savez, chacun à sa place dans ce monde. Ca demande beaucoup d’effort. Faut pas ménager sa peine avant de la trouver. La vie, même si ça fait peur, ça se refuse pas. C’est un cadeau, la vie.

N’empêche qu’à l’époque où j’étais un enfant de la ville, que je vivais encore avec Maman, c’était quand même dur de l’attendre tous ces longs mois interminables, Papa. Le temps, sans lui, ça passait moins vite. Pour moi c’était dur mais pour elle ça a du l’être cent fois plus. Alors un jour qu’il est rentré de son travail dans le désert, Papa a vu qu’à la maison aussi c’était devenu tout vide. Plus vide encore que le désert même que c’était.


A suivre : 1345678910

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-03)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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N.Ph. est seule. Nue devant sa table de toilette, elle n’est pas forcément identique physiquement à celle de la scène précédente. De même l’ univers. Elle se poudre le corps avec une houppette aussi grande que possible. Elle se maquille comme un mannequin. Elle chante une chanson du Livre 1. Cela va assez vite. Elle s’habille : ses sous-vêtements sont très nombreux mais très fins, elle met enfin une robe très décolletée et beaucoup de bijoux. Sur le tout, un pardessus d’homme, en cuir, et enfin un feutre et ses gants. Elle lit un livre posé sur un lutrin, jusqu’à ce quelqu’un sonne.


N.Ph. — « Toute âme est immortelle ; car ce qui est toujours en mouvement est immortel ; mais l’être qui en meut en autre ou qui est mû par un autre, au moment où il cesse d’être mû, cesse de vivre… »


On sonne.


N.Ph — «…cesse de vivre ; seul l’être qui se meut lui-même, ne pouvant se faire défaut à lui-même, ne cesse jamais de se mouvoir, et même il est pour tous les autres êtres qui tirent le mouvement du dehors, la source et le principe du mouvement. » (Platon, Phèdre, p.124)


Rogojine est entré pendant la lecture. Il porte plusieurs manteaux, un bonnet sous son chapeau, deux paires de gants et des snow-boots.


N.Ph. — Mon petit canari a-t-il pensé à apporter les cartes ? Mon merluchon, merlonet, merluton a-t-il pensé à apporter des dès, et un cornet, et des allumettes pour miser ?


Pendant qu’elle parle, Rogojine sort de ses poches plusieurs jeux de cartes neufs, un cornet à dés, des dés et de grandes poignées d’allumettes qu’il met dans son chapeau.


N.Ph. — Dites-donc ! vous ne m’avez pas dit bonjour. Sortez !


Il sort. Elle se remet à sa lecture. Elle a changé de livre.


N.Ph. — « Je déteste Mummy et elle me déteste, mais Daddy, lui m’aime… »


On sonne.

N.Ph. — «…et je suis sûre que tout s’arrangera si nous le mettons devant le fait accompli. »


Rogojine est entré.


N.Ph. — « Nous n’avons qu’à nous enfuir, nous enfuir cette nuit, par l’express, par exemple en Espagne, au Maroc. »


Rogojine n’a pas réalisé qu’elle est en train de lire à haute voix un passage de Felix Krull, chevalier d’industrie de Thomas Mann (p. 248), s’est précipité sur elle et la prend dans ses bras, croyant que c’est à lui qu’elle parle. Elle se dégage en le mordant et donnant des coups de pieds.


N.Ph — Imbécile, illettré, philistin, crétin, vous ne m’avez même pas dit bonjour ! Sortez !


Il est presque sorti, quand elle le rappelle.


N.Ph. — Non, restez, je n’ai plus envie de lire.


Elle tire une petite table. Il rapproche deux chaises. Il pose sur la table tout ce qu’il a apporté et ils commencent leur partie de strip-poker. Pour ce qui concerne le jeu lui même, la plus grande liberté est laissée aux acteurs, l’auteur n’ayant de ce jeu que des notions bien vagues : les cartes peuvent être aussi bien des cartes Michelin ou des cartes postales.

Il faut cependant qu’ils en arrivent à un certain stade de déshabillage : Rogojine commence par le bas et N.Ph. par le haut. On peut concevoir qu’à la fin de la partie, qui peut-être jouée en accéléré, il soit tout à fait nu du bas, elle soit tout à fait nue du haut, de sorte qu’ils soient allés le plus loin possible à la fois dans la provocation et dans l’impossibilité de passer aux actes.

Quelques répliques peuvent être échangées.


N.Ph. — Cette cravate et cette chemise ne vont pas ensemble.
R. — Moi non plus Madame aujourd’hui je ne vais pas très bien ensemble.
N.Ph. — Mon pauvre petit abricot, qu’est-ce qu’on vous a fait ? Racontez moi tout. Je vois bien qu’on a honte, qu’on a fait des bêtises et qu’on n’ose pas les dire.


Plus la partie va vers sa fin, plus ils se haïssent. Ils restent polis mais chacun développe quelque chose comme une odeur insupportable à l’autre.


N.Ph. — Parfione, tu ne le diras à personne ?
R. — Vous vous chargerez bien de le dire vous-même à tout le monde. Voici ce que vous avez gagné.


Il lui donne un long collier de deux rangs de perles, elle le met sur sa poitrine, ils se rhabillent.


N.Ph. — Voulez-vous une tasse de thé ?


Rogojine sort sans répondre.



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Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (03)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


3


Notre première chance, c’est pas comme si on n’avait pas su la saisir. Non. Plutôt qu’on l’aurait laissée filer alors? Quelque chose comme ça. La chance, c’est fragile. Soit on la serre trop fort, parce qu’on craint qu’à tout moment elle s’échappe, et alors, crac, entre vos doigts un beau jour elle se brise. Soit on croit que ça y est, voilà, ce coup-ci on la tient, et puis on se met peu à peu à desserrer l’étreinte, et c’est là que, pfuit, elle vous glisse des mains. La chance, non seulement c’est quelque chose de fragile, mais c’est aussi quelque chose de très capricieux. Fragile. Capricieux. Et rare. C’est sans doute pour ça qu’elle repasse que deux fois dans une vie. Papa, en fait, y pense que c’est uniquement de sa faute, si notre première chance, on la laissée s’échapper comme un oiseau rare. Notre oiseau rare, bien sûr, c’était Maman. Au début, ce serait plus juste de dire que Maman c’était son oiseau rare rien qu’à lui. Parce qu’au début, moi, j’étais pas encore là. Moi, ça fait seulement neuf ans que je suis là.

Ce qui a fait que notre première chance, on n’ait pas su, pas pu, la saisir, je veux dire tous les trois ensemble ? Et si erreur y a eu, alors où a-t-elle pris racine? Eh ben dans le désert. Voilà. Non vous ne rêvez pas. Vous avez bien lu. Oui. C’est dans le désert que ça a commencé la fin de notre première chance. Pour Papa, aucun doute là-dessus.

Papa, son travail, avant, c’était hydrologue. Un hydrologue mettons que c’est quelqu’un qui passerait sa vie à chercher de l’eau. Certaines personnes se mettent à vouloir trouver de l’or à tout prix. Ça les prend comme ça et une fois que ça les a pris, y’a plus rien à faire, parait. C’est le genre d’idée fixe qu’est difficile à s’enlever de la tête. Papa, son truc, son idée fixe rien qu’à lui, ça consistait, pour vous simplifier un peu les choses, à trouver de l’eau. Surtout là où tout le monde estimait qu’y en avait pas. Chercher de l’eau dans le désert, vous vous dites qu’il faut être un peu fou pour consacrer sa vie à une occupation pareille. Pourtant de l’eau dans les déserts, y en a. Oui.

Non. Dans le désert, d’accord, y’a ces quelques flaques visibles à l’oœil nu et tout. Mais aussi. Mais surtout. Des fleuves, invisibles ceux-là, et c’est sous terre qu’ils s’écoulent, ces fleuves. C’est ici que l’histoire se complique. Comment on les appelle ces fleuves souterrains? Oh ça… Je sais plus. Tout ce qu’il vous faut savoir c’est que c’est là que Papa entrait en scène. Pour les traquer avec des patiences de chasseur. Pas ceux dont on vient de parler, hein. Bref. Pour les débusquer, ces maudites sources tapies sous des couches et des couches de sable, les débusquer comme des bêtes sauvages pas pressées de se laisser apprivoiser. Il arrive qu’elles soient enfouies à des kilomètres et des kilomètres de la surface de la terre. Papa, dans le désert, alors il y partait de longs mois.

Entre le désert et cette ferme où on vit maintenant, c’est sûr que ça en fait des milliers de kilomètres. Et même des tas de pays et des tas de mondes mystérieux. Avant d’y arriver, faut te gravir quatre à quatre des chaînes et des chaînes de montagnes. Battre la poussière de campagnes toutes très différentes les unes des autres. Te perdre dans le labyrinthe de forêts remplies de ténèbres. Brr. Quelle aventure.

Sans doute qu’à force, tes muscles y finissent par se gorger de fatigue. Et alors le danger ce serait que tu commences à compter tes pas. Parce que si jamais tu fais ça, tu mets bientôt le sac à terre. T’avances plus. Ce serait bête d’avoir fait toute cette route pour rien. D’autant que c’est loin d’être fini. Y’a encore la mer à traverser. Ça fait quand même un assez long voyage. Le long voyage de Papa vers son désert, Maman me l’a souvent raconté. C’est même dans ses yeux à elle que je le voyais, lui et ses traces d’hydrologue, disparaître peu à peu dans les dunes.



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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-02)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff en 2011, et tout récemment, cette année, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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DANS UN TRAIN


Un homme et une femme sont assis l’un en face de l’autre. Ils se regardent par-dessus leurs journaux déployés et parlent sans montrer leurs bouches.

H. — Je ne voudrais pas être indiscret, ni vous déranger, vous êtes libre de me répondre ou pas, cependant, je voudrais vous demander, c’est idiot, je sais, mais c’est sans importance, dites moi simplement si vous savez jouer au mahjong ?
F. — …
H. — Bon, très bien. Je vous prie de m’excuser.
F. — Vous aviez dit, n’est-ce pas, que j’étais libre ; j’ai cru pouvoir faire comme si c’était vrai. Vous ne connaîtrez jamais la réponse à votre question, sauf si nous devenons très intimes. Mais en attendant, j’ai ainsi remplacé un jeu par un autre. Et puis, enfin, à quoi peut-on jouer d’autre dans un train ?
H. — Ne répondez pas surtout ! C’était à peine une question.


Ils se tournent vers la fenêtre.


H. — « L’humidité et la brume sont telles que le jour a peine à percer.
F. — » Vos yeux sont bouffis, votre visage reflète la pâleur du brouillard.
H. — » J’ai perdu l’habitude de ce climat. » L’Idiot, chapitre 1.
F. — Etes-vous le Prince Lev Nikolaëvitch Mychkine ?
H. — Quelle idée ! Non, ma santé est très bonne, je vous assure !


N.Ph. — Vraiment, je vous assure, je m’étais endormie.


Elle s’étire et se frotte les yeux.

N.Ph. — Avez vous vu le Prince Nikolaëvitch Mychkine ?
R. — Non, à quoi bon le voir ? est-il utile de le voir ? Au nom de quoi m’inquiéterais-je d’un tel idiot ?
N.Ph. — Je ne voulais pas vous blesser. Je posais cette question librement, de telle sorte, mon ami, que vous eussiez pu vous sentir tout aussi libre d’y répondre ou pas. Vous faites toujours des histoires pour rien. Vous êtes incorrigible, Rogojine, soyez donc un peu plus sur de vous, mon cher, cher, philodendron, philoxera, dendronxera, vous savez bien comme on vous aime… Puis-je vous offrir une tasse de thé ? Si,si j’insiste, non, vraiment ? Vous êtes un crétin !
R. — Du thé, encore du thé ! J’ai l’impression que nous sommes condamnés à boire du thé, des tonneaux de thé déjà !
N.Ph. (Minaudant.) — Nous avons bu ensemble un peu de champagne aussi.


Ils rient un peu et le silence revient comme s’il était une troisième personne assise entre eux.


N.Ph. — Taisez-vous ! Ça suffit, je trouve ! Vous exagérez toujours, vous ne faites rien pour que je reste calme et j’ai tant besoin de calme, vous devriez savoir que je suis délicate si délicââââte. Comme un nouveau-né, je suis en cristal, je suis en porcelaine. Tâchez de vous en souvenir désormais. Au coin, vilain garçon, on vous rappellera.


Rogojine va au coin.Il croise les mains derrière son dos et joue tout seul à la mourre tout le temps de la punition. N.Ph. le regarde faire en haussant les épaules


N.Ph. — Pauvre petit castrat chéri…


Elle reprend la lecture à haute voix de son journal.


N.Ph. — « La désillusion, c’est de se rendre compte que personne n’est d’accord avec nous, ceux-là même qui sont de notre côté et luttent avec nous. Cette désillusion atteint son maximum lorsqu’on se rend compte qu’il n’y a rien à faire, que personne ne peut se transformer. Les points sur lesquels nous sommes d’accord avec autrui sont importants, jusqu’au jour où nous comprenons clairement ceux sur lesquels le désaccord est irréparable. Alors on se dit qu’on écrira pour soi-même et pour des étrangers, qu’on vivra pour soi-même, et pour des étrangers, et l’on devient un vieil homme, ou une vielle femme. »

Vous écoutez, Rogojine, n’est-ce pas ?

« […] On éprouve un sentiment très bizarre lorsque, par exemple, on aime une certaine horloge et que tous les gens de notre classe la trouvent laide et mal construite, et pourtant, on l’aime vraiment, on attache de l’importance à ce sentiment. Ou encore, vous aimez un mouchoir de soie brillante, et tous les gens de votre milieu le trouvent laid et prétentieux, et disent que vous l’aimez par pose, alors que votre sentiment est sincère. Ou encore, vous écrivez un livre […] »

Vous écrivez un livre, vous ?

« […] et pendant que vous l’écrivez […] »

On devrait écrire un livre sur vous.

« […] et pendant que vous l’écrivez, vous vous sentez rempli de honte et d’effroi, car on vous croira stupide, ou fou, vous savez qu’on vous traitera avec moquerie ou pitié, et, rempli d’incertitude, vous continuez quand même. Or, il se trouve quelqu’un pour partager votre manière de voir, pour accepter ce que vous aimez, ce que vous faites, et plus jamais vous ne serez entièrement en proie à l’effroi et à la honte. » (Gertrude Stein, Américains d’Amérique)

Rogojine, cessez ce jeu stupide, j’ai honte pour vous, vous m’effrayez. Soyez normal, un court instant, voulez-vous. Prenons une tasse de thé.
R. — Madame, je ne suis pas un légume qu’on arrose avec de l’eau, même chaude, même agrémentée de citron et d’herbes délicates. Je suis un homme, madame, et j’entends boire du feu, au moins du feu !
N.Ph. — Vous êtes fou mon ami, mais soit. Goûtez donc ce parfum français, il est très fort. Je rêve de vous voir boire ce parfum. Oh !!! faites-le s’il vous plait pour votre Nasta, Nasta ssia ssia
R. — Matame, che ne manche bas de ce bain là !
N.Ph. Comme vous savez être amusant quelques fois, à vous voir on ne s’y attend pas du tout!


Rogojine a ouvert la bouteille de parfum et il en asperge la pièce.

N.Ph. Encore, encore ! gaspillons, gaspillons, j’adore gaspiller. Sur moi, oui sur moi, ah, Parfione !
R. — Une tasse de thé vous ferait le plus grand bien, mon amie. Je vous sens très nerveuse. Ou une tisane de fleurs d’oranger ? Oui, la fleur d’oranger, ce serait parfait, n’est-ce pas ?
N.Ph. — Vous finissez toujours par devenir ennuyeux. Savez-vous jouer au mahjong ? Non. Savez-vous jouer au je de go ? Non. Rien. Rien. Rien.Je vais vous apprendre à jouer au strip-poker. Nous jouerons tous les jours, tous les jours.
R. — Aux cartes ou aux dés ?
N.Ph. — Tous les jours d’autres cartes, tous les jours d’autres dés. Et vous prendrez un bain tous les jours, je ne voudrais pas courir le risque de vous voir à la fois nu et crasseux.
Rogojine, puez-vous des pieds ?
R. — Je ne vous permets pas !
N.Ph. — Mais si, vous me permettez tout. Vous êtes comme un peu d’eau dans ma main. Si j’ouvre tout à fait ma main, que va-t-il arriver ? Rien qu’un peu d’eau. Si j’ouvre ma main, vous tombez et vous faites une tache sur mon tapis. MON TAPIS ! Dehors, dégoûtant personnage, revenez demain avec des cartes et des dés, et soyez un peu plus drôle.



A suivre : 123456789

Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (02)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


2


Les choses, ici et maintenant, tu pourrais les diviser en deux catégories. Y’a celles auxquelles je dois être attentif, sans quoi, c’est sûr, il m’arriverait tout un tas de bricoles. Des trucs pas très cool. Par exemple : ne pas donner à manger aux lapins du bout des doigts. Même sans le faire exprès, leurs petites dents elles peuvent te pincer très fort. Et d’abord, les lapins, c’est des rongeurs, alors ça ronge à qui mieux mieux, tu penses, fanes de carottes et phalanges comprises. Ne pas passer derrière une vache qui fait téter son veau. A tout moment un coup de sabot peut partir tout seul. Et alors, shlack, en plein sur la tempe et puis vlan, te voilà en train de couler à pic dans la rigole à purin. Pouah. Faut pas non plus boire le lait qu’on vient juste de traire, parce que là c’est crampes d’estomac garantis.

Jamais sourire pour dire bonjour aux gros chiens de berger qui montent la garde auprès des troupeaux, parce qu’eux de suite y vont se penser que tu leur montres les crocs, que tu cherches l’embrouille, la bagarre quoi. En même temps la salive de ces vieux chiens, paraît que ça peut guérir les piqures d’orties, oui, paraît. Alors si tu sais faire patte douce le respect s’instaure tout seul et voilà, entre vous ça devient vite à la vie à la mort.

Et puis aussi, éviter de courir sous l’orage. Bien sûr, toi t’as peur du tonnerre qui gronde et tout ça, et en détalant tu cherches juste à te mettre à l’abri le plus vite possible, bien sûr. Mais tout ce que tu vas réussir à faire c’est seulement exciter la foudre. Pour elle, t’es comme un bout de chiffon rouge qui s’agite dans tous les sens et ce bout de chiffon, elle s’amuserait bien un peu avec. La foudre, ça tient à la fois du taureau furieux et du jeune chien fou, paraît. Bon, même sans courir, faut surtout pas se réfugier sous un arbre. Parce que la foudre, s’abattre au hasard dessus, c’est assez son truc, voyez. Ca fait même partie de ses petites manies de foudre de faire ça. Voilà.

Y’a encore une dernière chose dont y faut que je me méfie et c’est le silence des plaines juste avant la forêt. Ce silence qui fige tout à coup la campagne, ça veut dire que les chasseurs sont quelque part par là, pas loin, prêts à tendre une embuscade à quelque bête traquée. Y’a des fois, leurs chiens, tu les entends hurler après leur proie. Quand tu les entends paraît qu’il est trop tard. Surtout si l’homme caché derrière son fusil vient à louper sa cible. Une balle perdue ça peut courir plusieurs kilomètres. Parait que ça court jusqu’à ce que ça rencontre quelqu’un ou quelque chose, bref, un truc sur quoi ça va enfin pouvoir s’arrêter. Une balle perdue, tu dirais une voiture sans frein.

Papa de toute façon, les jours où y’a la chasse il tient pas trop à ce que je m’éloigne de la ferme. Papa ça le met en rogne ces rumeurs de guerre. Il m’a dit un jour que quand la vie ça tue la vie, c’est qu’elle peut pas faire autrement, qu’elle est bien obligée pour continuer à vivre. Que la vie, si elle se nourrissait pas de ce qu’y est vivant, alors elle mourrait. Après, tout ça c’est une question d’équilibre. La vie parfois tue la vie mais c’est parce qu’elle a faim et c’est tout, ça s’arrête là, ça va pas plus loin. Au début de l’humanité, quand l’homme c’était encore à moitié une bête, alors il chassait pour avoir de quoi se nourrir et voilà. Les chasseurs de maintenant, y tuent surtout par plaisir, et ça…

Bon, y’a donc toutes ces choses qui pourraient m’attirer des ennuis si je faisais pas un peu attention et puis y’a ce que Papa appelle les miracles de la nature. Ces merveilles qui sont partout à condition de savoir les regarder et qui regorgent de promesses. Mon film de montagnes, par exemple, mais ça on vient de le voir. Le brouillard qui se lève sur les terres pendant que le soleil s’étire avec ses grands airs paresseux. C’est beau. Tu dirais que l’aurore c’est une fille et que cette fille elle porte un joli voile de brume. Ce qui est beau aussi c’est quand le vent fait onduler l’herbe et alors il te semble que la grande prairie c’est devenu un océan avec des vagues qui frisent un peu partout à la surface. Et puis y’a le chaume quand les coquelicots commencent à pousser par-dessus. La pluie sur les labours et le monde qui se reflète dans ces jolis miroirs improvisés. Et puis y’a les saisons.

Les enfants d’ici, ces choses-là, tu penses bien qu’ils les connaissent par cœur. Pour eux ça a fini par ressembler à toutes ces leçons apprises à force de rabâchage. Oui mais voilà. Leurs parents les ont apprises avant eux, ces leçons. D’avoir des parents pareils, ça doit forcément aider. Au début de notre installation, je vais vous dire, Papa était presque aussi ignorant que moi. Notre installation ici, vous savez, ça ressemble un peu à ça. A une deuxième chance. Voilà.



A suivre : 12345678910

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-01)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Acte I


N.Ph. est seule, nue devant sa table de toilette. Elle se poudre le corps avec une houppette grande comme un oreiller. Elle se maquille comme un clown. Elle chante la chanson du Livre 1, Dis-le à son regard.

Cela peut durer assez longtemps. Elle peut chanter dix fois la même strophe en se transformant ou en la transformant. Tous les exotismes sont possibles, jusqu’à la dégradation complète du chant.

Enfin elle s’habille. Elle met une ceinture de grenades et des cartouches dans ses jarretières, des couteaux le long de ses bras et des ciseaux entre ses jambes. Par-dessus le tout, un flot de rubans et de dentelles, une magnifique robe noire et un vieux châle très laid de vieille femme — pompons, fleurs de laine rouges et roses.

Elle s’assied et prend un livre ou un journal. Elle lit quelque temps jusqu’à ce quelqu’un sonne.
Elle lit à haute voix :


« Je vois tant de gens qui, j’en suis certaine, ne s’intéressent point du tout à mon idée que chacun a un être propre en lui et appartient à une certaine catégorie d’hommes et de femmes, en sorte que je pourrais faire un tableau assez complet de ces différentes catégories et qu’un jour je serai en état d’expliquer la personnalité de chacun et démontrer les relations des êtres entre eux, selon leur façon de manger, de penser, de sentir, de travailler, de boire, d’aimer, de commencer et de finir, de percevoir les choses comme des réalités soit d’une façon intuitive, soit d’une façon brusque et impatiente, ou patiente, ou passive, ou active. Je saurai les classer par groupes, et ce sera si amusant, si important pour moi, car je montrerai dans chaque groupe ceux qui réussissent, ceux qui échouent et les autres, ceux qui ont une personnalité plus claire et plus forte, et je chercherai à faire comprendre à tout le monde la personnalité de chacun en sorte que tous puissent voir ce que signifient mes explications, mais toujours je resterai certaine que moi j’appartiens au groupe des actives passives, et que je porte en moi ces caractéristiques, car je suis à ma façon une passive désemparée qui sait très bien que les gens que je connais ne veulent pas se donner la peine d’écouter avec soin ce que je leur dis, oui.


On sonne


J’en suis sûre, presque tous ceux à qui je veux donner cette explication ne se donnent pas la peine d’écouter avec soin. (Gertrude Stein, Américains d’Amérique).


N.Ph. — Entrez ! »


Entre Rogojine. Il porte un manteau de fourrure, une canne et des gants. Il fume un long cigare fin. Il marche de long en large sans rien dire. N.Ph. reprend son livre ou son journal. On entend le même texte à mi-voix, intelligible par hasard et par intermittences. Au mot qui avait été suivi d’un coup de sonnette Rogojine tousse.

A la fin du texte.


N.Ph. — Asseyez-vous
R. — Merci à vous, merci bien. Sans blague, merci, si, si, j’insiste, merci, merci.


Il se met à genoux.


R. — Merci.
N.Ph. — Je vous en prie, allons, voyons, ah, ah, mais non, c’est fini, bon chien, sage.


Puis, très mondaine :


N.Ph. — Prendrez-vous une tasse de thé ?
R. — Peut-être, oui sans doute… vous permettez que je… Excusez-moi, mais pardon il faudrait
N.Ph. — Ne faites pas tant de manières, enlevez au moins votre chapeau ou vos gants. Enlevez quelque chose, asseyez-vous, vous serez mieux. Vous n’êtes pas obligé de parler si vous n’avez rien à dire. Je lisais ce journal, là, vous voyez ; je peux continuer, faire comme si vous n’étiez pas là ; ce n’est pas un problème puisque j’étais en train de le faire ; d’ailleurs c’est très intéressant.


Elle replonge dans son journal ; de temps en temps on l’entend rire ou grogner ou protester.
Le jeu de Rogojine pendant ce temps dépend du hasard, du génie, de la culture et de l’humeur de celui qui le joue. S’il manque de hasard, de génie ou d’humeur, il peut chanter une chanson du
Livre 1, ne rien faire, ou encore lire l’autre côté du journal.


N.Ph. — Vous ne trouvez pas que ça a assez duré ?
Racontez-moi quelque chose, faites-moi rire.
C’est inconcevable d’être aussi désagréable.`
Vous ne me donnez jamais envie de vous toucher.
Au moins vous pourriez baiser l’ourlet de ma robe, embrasser les traces de mes pantoufles, me gratter le dos. Imbécile.
R. — Grrrrrr…


Il grogne et grince des dents avec des yeux qui roulent de cinéma muet.


N.Ph. — Mon pauvre chéri, comme je suis vilaine avec vous, mais vraiment vous êtes empoté, chère, chère petite plante verte… Allons allons calmez-vous, asseyez-vous là, voilà, sage, comme on a été vilain avec sa maîtresse, on ne le fera plus ou on aura le fouet. Voyons, voilà…


Elle reprend son journal et lit à haute voix :


N.Ph. — « Il était environ neuf heures du matin ; c’était à la fin de novembre, par un temps de dégel. Le train filait à toute allure vers Petersbourg. » Dostoïevsky, L’Idiot.


En lisant elle s’endort.



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