Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-08)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Le P. — Vraiment, je suis bouleversé, vous dites des choses indignes de vous, Nastassia Philipovna.
N.Ph. — Je vous ai vu jouer avec lui. Il n’ a même pas le courage de sortir de son trou. Sortez Rogojine ! Sortez et venez me le dire en face, venez et dites -moi en face : « Nastassia Philipovna, vous me gênez, nous jouons au billard le Prince et moi, et si vous êtes assise dessus vous nous gênez. Vous êtes une emmerdeuse »
Dites-le. Il ne le dira pas.


Rogojine est sorti de la cabine. Il met le tablier et vient servir du champagne qu’il apporte sur un plateau.


R. — Du champagne, Madame ? Du champagne, Monsieur ?


Nastassia Philipovna et le Prince lèvent leurs coupes et boivent. Rogojine pose le plateau, enlève le tablier, prend un verre et vient vers eux. Nastassia Philipovna lui tourne le dos.


R. — Qu’est-ce qu’elle a ?
Le P. — C’est à cause du téléphone, ce n’est rien, ça passera, dites-lui quelque chose de gentil.
R. — Comme vous êtes belle !


Elle hausse les épaules.


R. — Vous êtes la plus intelligente !
Je suis à vos pieds !
Je suis votre esclave !
Je vous appartiens !
Je ne pense qu’à vous !
Vous êtes si… si… vous êtes…
N.Ph. — Vous n’avez aucune imagination, Rogojine. Et vous, Prince, montrez-moi !
Le P. — Vous êtes comme une montagne, comme la neige, comme la belladone, comme l’edelweiss, comme un lac, comme un glacier, comme un oiseau.
N.Ph. — Encore et toujours la ménagerie et le jardin botanique !


Elle chante et elle danse.

N.Ph. — Suis-je une tortue ?
Une mirabelle ?
Un fruit défendu ?
Une ritournelle ?


Elle entraîne le Prince.


N.Ph — Mon trésor, mon chéri, mon lapin, mon chou dites-moi encore comme je suis belle. Je suis belle comme…


Le P. — Une montagne
N.Ph. — Quelle montagne ?
Le P. — La plus haute, la plus vierge, la plus dangereuse
N.Ph. — J’ai froid, j’en suis glacée, vous parlez de moi comme si j’étais un glacier. Je suis un volcan, à l’intérieur de moi il fait chaud comme dans une mine de sel, comme en enfer. Je suis belle comme le diable.


Elle tousse lamentablement.


N.Ph. — Vous ne dites rien, Rogojine.
R. — J’ai peur de vous.
N.Ph. — Le grand Parfione Rogojine a peur de moi ! Il a peur d’une femme qui tousse, qui va mourir, qui est presque tout à fait morte !
Le P. — Non, vous n’ êtes pas morte, vous n’allez pas mourir, je vais vous emmener à Yalta, là-bas, il y a du soleil tout le temps, il fait doux, l’air vous fera du bien. Vous verrez. Rogojine, dites lui, elle ne va pas mourir, elle ne peut pas mourir comme ça.


Il se met à trembler. Nastassia et Rogojine le prennent doucement par les bras et le font asseoir. Nastassia lui tape dans les mains, Rogojine lui fait boire un verre d’eau. Ils s’occupent de lui calmement, avec douceur, en gens qui ont l’habitude , sans inquiétude. Le Prince glisse de sa chaise, Nastassia le retient pour qu’il ne se heurte pas, assise parterre elle le laisse reposer sur ses genoux, arqué, puis allongé comme le Christ de Holbein.

Le Prince parle à Nastassia comme dans un rêve.


Le P. — Je connais une chanson qui vous ressemble, quelqu’un la chantait il y a longtemps, je ne la comprenais pas, je disais ça ne peut pas exister, une femme comme ça. Maintenant je sais que c’était vous.



A suivre : 123456789

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