Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-01)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Acte I


N.Ph. est seule, nue devant sa table de toilette. Elle se poudre le corps avec une houppette grande comme un oreiller. Elle se maquille comme un clown. Elle chante la chanson du Livre 1, Dis-le à son regard.

Cela peut durer assez longtemps. Elle peut chanter dix fois la même strophe en se transformant ou en la transformant. Tous les exotismes sont possibles, jusqu’à la dégradation complète du chant.

Enfin elle s’habille. Elle met une ceinture de grenades et des cartouches dans ses jarretières, des couteaux le long de ses bras et des ciseaux entre ses jambes. Par-dessus le tout, un flot de rubans et de dentelles, une magnifique robe noire et un vieux châle très laid de vieille femme — pompons, fleurs de laine rouges et roses.

Elle s’assied et prend un livre ou un journal. Elle lit quelque temps jusqu’à ce quelqu’un sonne.
Elle lit à haute voix :


« Je vois tant de gens qui, j’en suis certaine, ne s’intéressent point du tout à mon idée que chacun a un être propre en lui et appartient à une certaine catégorie d’hommes et de femmes, en sorte que je pourrais faire un tableau assez complet de ces différentes catégories et qu’un jour je serai en état d’expliquer la personnalité de chacun et démontrer les relations des êtres entre eux, selon leur façon de manger, de penser, de sentir, de travailler, de boire, d’aimer, de commencer et de finir, de percevoir les choses comme des réalités soit d’une façon intuitive, soit d’une façon brusque et impatiente, ou patiente, ou passive, ou active. Je saurai les classer par groupes, et ce sera si amusant, si important pour moi, car je montrerai dans chaque groupe ceux qui réussissent, ceux qui échouent et les autres, ceux qui ont une personnalité plus claire et plus forte, et je chercherai à faire comprendre à tout le monde la personnalité de chacun en sorte que tous puissent voir ce que signifient mes explications, mais toujours je resterai certaine que moi j’appartiens au groupe des actives passives, et que je porte en moi ces caractéristiques, car je suis à ma façon une passive désemparée qui sait très bien que les gens que je connais ne veulent pas se donner la peine d’écouter avec soin ce que je leur dis, oui.


On sonne


J’en suis sûre, presque tous ceux à qui je veux donner cette explication ne se donnent pas la peine d’écouter avec soin. (Gertrude Stein, Américains d’Amérique).


N.Ph. — Entrez ! »


Entre Rogojine. Il porte un manteau de fourrure, une canne et des gants. Il fume un long cigare fin. Il marche de long en large sans rien dire. N.Ph. reprend son livre ou son journal. On entend le même texte à mi-voix, intelligible par hasard et par intermittences. Au mot qui avait été suivi d’un coup de sonnette Rogojine tousse.

A la fin du texte.


N.Ph. — Asseyez-vous
R. — Merci à vous, merci bien. Sans blague, merci, si, si, j’insiste, merci, merci.


Il se met à genoux.


R. — Merci.
N.Ph. — Je vous en prie, allons, voyons, ah, ah, mais non, c’est fini, bon chien, sage.


Puis, très mondaine :


N.Ph. — Prendrez-vous une tasse de thé ?
R. — Peut-être, oui sans doute… vous permettez que je… Excusez-moi, mais pardon il faudrait
N.Ph. — Ne faites pas tant de manières, enlevez au moins votre chapeau ou vos gants. Enlevez quelque chose, asseyez-vous, vous serez mieux. Vous n’êtes pas obligé de parler si vous n’avez rien à dire. Je lisais ce journal, là, vous voyez ; je peux continuer, faire comme si vous n’étiez pas là ; ce n’est pas un problème puisque j’étais en train de le faire ; d’ailleurs c’est très intéressant.


Elle replonge dans son journal ; de temps en temps on l’entend rire ou grogner ou protester.
Le jeu de Rogojine pendant ce temps dépend du hasard, du génie, de la culture et de l’humeur de celui qui le joue. S’il manque de hasard, de génie ou d’humeur, il peut chanter une chanson du
Livre 1, ne rien faire, ou encore lire l’autre côté du journal.


N.Ph. — Vous ne trouvez pas que ça a assez duré ?
Racontez-moi quelque chose, faites-moi rire.
C’est inconcevable d’être aussi désagréable.`
Vous ne me donnez jamais envie de vous toucher.
Au moins vous pourriez baiser l’ourlet de ma robe, embrasser les traces de mes pantoufles, me gratter le dos. Imbécile.
R. — Grrrrrr…


Il grogne et grince des dents avec des yeux qui roulent de cinéma muet.


N.Ph. — Mon pauvre chéri, comme je suis vilaine avec vous, mais vraiment vous êtes empoté, chère, chère petite plante verte… Allons allons calmez-vous, asseyez-vous là, voilà, sage, comme on a été vilain avec sa maîtresse, on ne le fera plus ou on aura le fouet. Voyons, voilà…


Elle reprend son journal et lit à haute voix :


N.Ph. — « Il était environ neuf heures du matin ; c’était à la fin de novembre, par un temps de dégel. Le train filait à toute allure vers Petersbourg. » Dostoïevsky, L’Idiot.


En lisant elle s’endort.



A suivre : 123456789

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