Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.
LIVRE II
Acte II
C’est un salon provincial à la fois vieillot et neuf, avec un pot de résédas planté sur une colonne de marbre, un azalée sur la table, une cage avec un oiseau et un bocal de poissons rouges, des tas de boîtes et de napperons et de petits coffres.
N.Ph. est assise dans un fauteuil. Elle a l’air d’une jeune fille. Elle borde au crochet une couverture de laine blanche qui la recouvre des pieds à la taille.
Ne serait-ce une très longue cigarette qui lui pend aux lèvres et un œil fermé à cause de la fumée, elle sortirait de Tchekhov, mais qui sait d’où elle sort.
Si on veut de la musique, c’est la Lettre à Elise, mais de loin qu’on puisse ne l’entendre que si on le souhaite.
Elle est toute seule et à l’air très absorbé.
N.Ph. — Au dehors la nuit s’allume, il commence à faire froid, il pleut, j’me souviens plus très bien, contre les portes de la nuit, si tu t’imagines qu’il vont dresser l’échafaud ça ne dure qu’un moment à Saint Germain des Prés comme une plaie ouverte, ah si papa savait ça il dirait baissant l’oreille ne me quitte pas que serais-je sans toi comme une étoile au fond d’un trou sur le canapé du bordel n.i.N.I. c’est fini ne pleure pas jeannette la pêche aux moules moules dure toute la vie quand on aime à genoux le lendemain matin la lune se trotte si toi aussi tu m’abandonnes.
Elle a continué à crocheter et à fumer, peu à peu les bribes de chansons qu’elle chantonne la font pleurer et au moment où on sonne elle sanglotte.
On sonne.
Le P. — Oh ! vous pleurez…
N.Ph. — Vous pourriez au moins dire bonjour.
Le P. — Bonjour… Oh, vous pleurez !
N.Ph. — Vous pourriez au moins attendre que je vous aie répondu
Le P. — Bonjour !
N.Ph. — Bonjour !
Le P. — Oh, vous pleurez…
N.Ph. — Comme vous êtes ennuyeux.
Le P. — Voulez vous que je revienne un peu plus tard, j’apporterai des gâteaux pour le thé.
N.Ph. — Je n’aime pas les gâteaux.
Le P. — Vous n’aimez pas les gâteaux ?
N.Ph. — AUJOURD’HUI Je n’aime pas les gâteaux.
Le P. Ah… excusez-moi.
N.Ph. Oh, il n’y a pas de quoi.
Le P. Si, je vous en prie.
N.Ph. Mais non.
Le P. Si, je vous assure.
N.Ph. TAISEZ-VOUS !
Elle reprend son crochet, s’arrête, excédée, elle prend une cigarette. Le prince se précipite pour lui donner du feu, et il marche sur la couverture.
N.Ph. — Regardez où vous marchez, voyons !
Le P. — Je suis vraiment très maladroit
Il n’arrive pas à allumer la cigarette.
N.Ph. — Vous ne fumez pas ?
Le P. — Non, jamais.
N.Ph. — Moi, je fume.
Le P. — Ah ?
N.Ph. — Oui, et ça ne se fait pas…
Le P. — ça ne me dérange pas si ça vous fait plaisir.
N.Ph. — Je ne vous ai rien demandé. Puis-je avoir enfin du feu ?
Il arrive à allumer la cigarette.
N.Ph. — Merci, vous voulez essayer ?
Le P. essaye de fumer. Il tousse. N.Ph. rit.
Le P. — Vous vous moquez de moi.
N.Ph. — Vous êtes si drôle.
Le P. rit aussi, fume encore et tousse toujours. Ils rient tous les deux très fort.
N.Ph. — Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ? Je m’ennuie vous savez. C’est terrible comme je m’ennuie. C’est terrible quand je m’ennuie. Si je m’ennuie c’est terrible.
Le P. — S’il ne pleuvait pas nous aurions pu sortir.
N.Ph. — Mais puisqu’il pleut nous devons rester. Qu’allons nous faire, jusqu’à ce qu’il ne pleuve plus ? Que peut-on faire avec un homme comme vous ?
Le P. — On peut parler au moins.
N.Ph. — Nous sommes entrain de parler. A quoi bon parler, si c’est pour dire qu’on pourrait le faire ? C’est terrifiant, on le fait pour dire qu’on pourrait le faire, et c’est comme si on ne le faisait pas alors qu’on est entrain de le faire. Comme je m’ennuie.
Le P. — Ne vous mettez pas en colère. Voulez-vous que je vous fasse la lecture ? J’ai apporté un roman français, je pensai que peut-être…
N.Ph. — Je préfère que vous lisiez, vous finiriez par vous faire des croche-pied à vous-même, tellement vous êtes stupide et maladroit.
Le P. — De Gustave Flaubert, Madame Bovary.
N.Ph. — Madame comment ?
Le P. — Bovary.
N.Ph. — On dirait un nom de maladie : je sens mes bovaryces aujourd’hui, le temps va changer. On l’a opérée d’une bovaryte, elle a failli mourir. La bovaryose est une maladie tropicale… Allez allez, je ne voulais pas vous interrompre.
Le P. — Première partie…
N.Ph. — Racontez-moi d’abord un peu l’histoire.
Le P. — Mais je ne l’ai pas lu !
N.Ph. — Comment ! Vous vous permettez, alors que nous sommes seuls ensemble, de me lire un roman français que vous n’avez pas lu, qui doit être plein d’ horreurs. Je ne veux plus en entendre un seul mot.
Le P. — Il me semble avoir entendu dire que c’est l’histoire d’une femme, mariée à un médecin de campagne ; elle s’ennuie près de lui et prend des amants, elle fait des dettes et finit par se suicider.
N.Ph. — C’est très gai, vraiment ! Très amusant ! Une histoire d’épiciers, de boutiquiers, de bourgeois, c’est ça que vous voulez me lire, à moi ? Ah mon ami, comme vos m’ennuyez.
Le P. — Je ne voulais pas…
N.Ph. — Je sais, vous ne voulez jamais rien. Et moi, je ne veux plus vous voir. Vous pouvez partir. Voilà.
Le P. — Eh bien, alors, voulez-vous que je revienne demain ?
N.Ph. — On verra demain, si je vous fais chasser, si je vous laisse entrer, si je suis partie ou si je suis encore là. Mais partez vite, je vous en prie, vous m’êtes insupportable avec votre air de… de… myosotis !
Le P. sort.
N.Ph. — Votre livre !
Mais il est sorti sans l’entendre. Restée seule elle ouvre le livre au hasard et lit un peu. Le livre tombe. Elle s’est endormie.
Il faut d’étranges images pour inventer un rêve à ce monstre. C’est un très joli rêve où tout est blanc, où rien ne saigne, avec une musique précise et dans le décor des pointillés de laideur : sur un guéridon en formica, une statue de Saint Antoine de Padoue et un bol de soupe aux
légumes.
Noir.