Archives de catégorie : Météores

Stefano d’Arrigo | Dans les prés réduits en cendre d’Homère

 

 

Traductions de Codice siciliano de Stefano d’Arrigo, auteur de Horcynus orca, par Emanuela Schiano di Pepe & Benoît Vincent

 

Premiers cailloux, déposés là, dans une attente furtive, mais lucide ; pouls lézardin dans le soleil, la mer.

 

Ils avaient été guerriers avec les Dieux,
depuis dix ans mes amis, marins
que je suivais dans les vers d’Homère
sur la mer Peloro comme le vin,
où le jour une voix de sein attrapait
les faveurs du vent,
la vie de mes compagnons et la mienne.

La voix, sa voix qui nous appelle
les nuits de lune dans le détroit,
quand on entend les pleurs des dauphins,
s’atténuant enfin contre nos poitrines,
c’est celle de la soupirante couveuse
qui berçait en mer avec mollesse,
elle, mère-magicienne qui erre dans la demeure
elle a un ventre doré, elle est une Pléiade.

Peut-être la femme est la foi dans la demeure
sa silhouette tisse et détisse
perpétuité d’une sirène
peut-être une fée Morgane dans cette demeure,
de pièce en pièce dans la mémoire de la mer,
au seuil de la fenêtre elle brode
autour de son désir, de son regard
cet homme, le père de ses enfants, contemplant
ému la fumée sur le toit.

À ce moment du voyage en Sicile
nous ne sommes encore jamais partis, nous sommes autour
d’un feu d’hiver, dans un parfum familier
de pommes et de figues de Barbarie,
on écoute la vie qui crépite
comme gemme dans l’œil de la mère.
Nous vivons en île comme en elysée,
avec le coq qui dans son bec
nous apporte la lumière
comme une proie délicieuse.
Ensemble nous palpitons dans un pays
que chacun reconnaît comme le sien,
du fait d’un arbre, d’un cœur dessiné,
d’une pensée ancienne inscrite dans le paysage,
souvenir d’une vue depuis le balcon.
Sous ce soleil nous avons germé
maintenant ce sont nos armures et épées,
dans la voix de notre dialecte
qui est miel sur nos blessures
et miel encore sur nos crocs.

Après dix ans au milieu du détroit,
nous hurlons la nostalgie
de ce visage qui tisse en élysée,
du chien qui sur le seuil nous attend
désormais juste pour mourir à nos pieds
dans un petit gémissement fidèle.

Nous en sommes là, où l’on meurt
de soudaine douceur domestique,
si la dépouille d’un cri dans le détroit
se lève par la voix d’une sirène et clame
dans le soir notre nom aux enchères,
femme depuis cette rambarde de parfums,
jasmin, basilic, en Sicile.

Ici, où je me ressemble, ici au pays,
dans les prés désormais en cendres d’Homère,
moi rescapé d’une guerre, et de tant de guerres,
un grand fils me rappelle ma mère
perdu l’écu sur l’écu,
je voudrais revenir côte à côte
avec mes amis marins qui entrent
toujours plus dans les vers, dans la mer.

 

Albino Crovetto | Avant que la nuit ne tombe…

Albino Crovetto est né à Gênes en 1960. Il est photographe et traducteur. Il a publié deux recueils de poèmes : Una zona fredda (Niebo-La Vita Felice, 2004) et Imposizioni, Genova (Il Canneto Editore, 2011), les deux avec une préface de Milo de Angelis. Il a traduit entre autres : Dumas père, Mirbeau, Jaccottet (avec Ida Merello), Régnier, Volodine, Flaubert (avec Emanuela Schiano di Pepe), Judith Gautier.
Les poèmes que nous publions, inédits, sont extraits de Salita a Pietra Minuta 2011-2013, et sont traduits par Emanuela Schiano di Pepe. Photographies © Albino Crovetto

 
 

Avant que la nuit ne tombe
il faut chercher les signes ;

un ciel gris suffit,
les nuages amassés
et qu’une pluie se prépare.

Et qu’on ne sache pas
la saison,
ni les noms des pays,
ces pays qu’on ne trouvera pas
en prenant la mauvaise crête, la mauvaise direction.

9 avril

 
 

De quoi a-t-il souffert sinon des restes,
du fer battu contre le fer,
d’une progression lente et amère.

Sans s’arrêter il écrase ses pas
sur la matière pentue ou sur le rien
le vent emmène les graines ou la vide sécheresse.

28 avril

 
 

Les noms dans les fissures
redeviennent ce qu’ils ont été :
des souffles haletants en plein hiver.

Un dans les souvenirs,
un autre entre les épines
d’un agave de roche.

Un fragment roule
dans un franchissement perpétuel.

D’autres poursuivent
là où l’air les déplace.

10 mai

 
 

La journée terminée
ce que je peux rapporter :
maisons superposées,
observations et notes, taches
disparues derrière les vitres,
animaux qui courent,
et l’odeur de la proie
dans son parcours aveugle.

30 mai

 
 

Une maison et un mur
semblent territoire et sol.

Une graine se plante
et la plaine l’accueille.

Aucun cri :
juste, de petites ouvertures
qui dialoguent avec les morts

4 juillet

 
 

L’envergure orange des ailes
est celle d’un insecte
au vol rasent et régulier
qui disparaît sans aucun bruit
dans ces cinquante mètres
de forêt
traversée par une entaille.

21 juillet

 
 

 
 

Finalement le ressac
et d’abord le chant de l’homme saoul.

Poubelles dans les escaliers,
couloirs, porte fermée.

Vagues sur les rampes, silhouettes arquées –

et pour chacune une éraflure.

8 avril

 
 

Petites arcades emmurées et jaunes.

Ce sont néanmoins de nuages,
et ça, c’est de l’air.

Dans le marbre aussi un son de grelots.

Et l’ardoise
a des tintements sans lumière.

7 mai

 
 

Gênes

Sous la porte du levant des lettres creusées,
deux arcs dissemblables et des tours courbées.

Il remonte et il coupe vers le pont.

Il observe le visage d’une statue
pendant que la nuit avale une voiture
et le gel paralyse les crochets,
les mouvements des grues.

Il ne cherche pas.
Le chemin des murailles
le pousse en avant
les yeux obstinés qui fixent les espaces vides
le pas qui s’abandonne
l’espace d’un détour
et l’accompagne.

Des bassins de marbre dans les cours
et dans les cours ils demandent quelque chose.

Une femme répand de la nourriture entre les oliviers.

En haut le soleil.

Il rencontre une statue
aux mains érodées.

Là où l’eau ruisselle
c’est l’abri des oiseaux
et les portails se resserrent.

Il lit des noms,
il croise rapidement un visage
et une main désigne et salue.

Escaliers,
emblèmes superposés –
une vasque reflète les rampes.

Dénivelés, pierres en forme de serpent
sur la couche ajustée de gravier.

Il attend que le soleil se meuve,
il compte les dernières marches,
et du jardin le corps
est déjà loin,
perché.

16 février

 
 

Mathieu Brosseau | L’amour est art populaire

Notre collaborateur Mathieu Brosseau publie L’Exercice de la disparition au Castor Astral, dont nous sommes honorés de présenter un extrait.
L’Exercice de la disparition est un ensemble de poèmes hallucinés polymorphes et foisonnants dont on comprend et ressent l’évolution et l’unité au fil des mots.

Mathieu Brosseau nous incite à voyager à travers le temps pour atteindre nos fondements, avant même nos perceptions et représentations. À force de casser notre boussole littéraire, de surprise en tournure, de vision en pirouette, il y parvient.” (site de l’éditeur)

Quelqu’un d’hier ou que sais-je, une photo un souvenir,
Grand-ma, mommy ou le cosmos
Un œil tendre le vôtre tourné vers une perte
Une perte qu’on
Vous a apprise une douleur
Comme un plaisir
Un creux dans la route, ça cabosse,
une forme qui rompt, une forme qui heurte et rappelle votre
perte, bébé plus, plus fusion, non
une forme moule, faites
faites couler la pâte en celui
faites couler ce dé hasardeux
ce désir bègue, ce dé
faites le couler amnésique dans le creux
faites-le

— oh qu’il est ame…
— oh qu’elle est moule lave liquide
— oh qu’il est amour bouillon
— oh qu’elle est forme rêvée jamais vue

alors que
toujours le canon tonne il aspire, conformité aspire

Le refrain des amours
Plâtre ce modèle, vous
Coulez votre transport, voix tendre, oh chérie, votre
Désir sans mémoire pour un nouveau temps,
Nouvelle histoire, dans le patron aux mesures de Vitruve,
Mesures connues comme phrase musicale
Quelques notes et s’achève l’histoire

Faites couler votre pâte dans un moule, vous le faites
Vos désirs et oublis, pareils pareils,
deux petites croches sur une partition palimpseste
pareilles pareilles

et si là, vous tentiez telle ou telle couleur,
ou matière, ou approche, ou cette parade nuptiale jamais
encore proposée
à cette douce qui passe
à ce doux qui envole

Désir comme l’oubli, marqueur des présents recommencés,
Désir comme début d’ère nouvelle
Cet amour pratiqué comme sport communautaire
Cet amour réclamant le vide avant l’éruption

Le dedans avant de s’en extraire

L’intérieur et son départ comme un art,
Une recherche instinctive
Et une occupation

— Que croire quand vide ?

Passer le temps pour
revenir sur son arrête
revenir et renaître dans cette tension attirance et mots séduits
mots d’apparat

Mots que vous prononcez

— Je vous ai tant entendus

Vous forgez votre art sans le savoir
Sans mémoire et le reproduisez dans son modèle
Trame d’une histoire connue
Théâtre rejoué encore et toujours

La pâte en ce moule translucide, pensé lévitant sans contours,
La danse nuptiale que vous pratiquez, coulée dans le plat conforme
Et puis l’ajout de vanille, et quelques grains de lits,
Avant d’y mettre quelques déchirures de farine et grumeaux,
Avant d’y mettre le feu, ce four, avant de consommer,

Et le ronron du goût si connu, l’amour de l’ailleurs
Désiré irrespirable

Sorti du moule, l’histoire tient et cet art a la forme d’un oubli
Plus, plus, lassitude a sonné devant le rien restant

Vous le saviez, nécessaire chute,
Pourtant, larmes tombes, théâtre habité d’une vie la vôtre,

— Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche et viens te coucher avec moi.
— Ma mère-grand, que vous avez de grands bras !
— C’est pour mieux t’embrasser, ma fille.
— Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes !
— C’est pour mieux courir, mon enfant.
— Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles !
— C’est pour mieux écouter, mon enfant.
— Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux !
— C’est pour mieux voir, mon enfant.

Et toujours en sursaut le réveil ne pas
Ne pas se souvenir du cauchemar
Vous avez pleuré cette cette
Cette histoire

C’était dit, votre peur vos larmes étaient dites,
L’oubli aussi, ignorer le scénario invite au vide
Invite à revenir au présent un autre

Renouveler sa pratique
Passer le temps dans l’espoir de passer sa peau, rejoindre l’autre

L’amour est un art populaire

Henri-Pierre Jeudy | 3. Torpeur à l’aurore

Pourquoi chaque matin quand je m’éveille, que je vois les premières lueurs du jour, je pense à une aurore future où je n’aurais plus la force nécessaire pour me lever ? Je me demande comment s’impose en douceur dans mon corps tout entier la paresse de vivre. Seule l’ivresse de la mémoire et de ses incohérences me fait oublier l’inertie comme si la déambulation n’était plus qu’un rêve de voyage dans le temps. Quelques fourmillements dans mes pieds me rappellent que je pourrais peut-être marcher. Les chants d’oiseaux commencent, leur cacophonie chasse le silence de la nuit. Je ne sens plus l’épaisseur de mon ventre. Aurais-je perdu toute sensation de mon volume ? J’ai toujours aimé faire semblant de perdre le centre de gravité de mon corps pour tenter de le retrouver à partir de repères extérieurs. Sans un quelconque recours à ma volonté comme si mon équilibre était en train de naître.

 

Quand le froid provoque le désir de ne plus bouger sous les couvertures, la chaleur naissante se lie à la fainéantise qui finit par anéantir l’intention de « faire un geste ». Cette parésie morcelle mon corps, endormant les réactions musculaires de ses membres. Imitant une progression de l’impavidité, elle assure le rythme d’un contretemps à la somnolence. Je peux alors divaguer comme un fou, je viens enfin de perdre l’esprit, ni le temps ni l’espace ne m’imposent leurs limites. Si la mort était représentée par cet état du corps, n’importe qui serait tenté de « passer l’arme à gauche », ne serait-ce que pour goûter les délices d’une attente sans lendemain. Flotter et ne point se soucier de se redresser. Fermer les yeux. Ou les ouvrir. Dans l’indifférence à la cécité.

 

Le monde se compose des images du moment, et celles-ci, je ne les vois même pas venir, elles se donnent l’air d’être toujours déjà là. Je ne les reconnais pas pour autant, ce sont elles qui me signalent avoir déjà rencontré mon regard. J’ai même l’impression qu’elles me font des « clins d’œil », qu’elles cherchent de toute évidence ma complicité. Tandis que de légères crampes s’évanouissent dans mes jambes, peu à peu elles font naître le monde en s’ordonnant pour m’offrir l’apparence d’un récit. A l’arrêt, mon cœur bat plus vite, son agitation excessive vient curieusement de l’immobilité de mon corps. Est-ce l’absence d’intention de « faire un geste » qui l’énerve ? La violence interne de son dérèglement me rend plus léthargique encore, je ne bouge plus, j’écoute l’écho de ses battements accélérés qui résonnent dans ma poitrine. Les images ont brusquement disparu, sans même laisser de traces, ne reste plus que le bruit sourd de cette  arythmie cardiaque pour me rappeler à la vie.

 

Où puis-je aller si je ne peux fermer les paupières pour partir ? Rêver la douceur de l’absence quand celle-ci chasse les désagréments de la parésie. Le lointain ne se représente pas. Le lointain rend pêle-mêle les points de fuite. Et la perspective inversée fait tomber les objets. Retrouver le sens de la vision à partir du plafond blanc, chercher une lézarde aussi infime soit-elle, comme une inscription sur la page blanche. Revenir au rien qui fait naître l’image. Dans le ciel, en contre-haut de la fenêtre, une nouvelle lueur, signe des atermoiements de l’aube.

 

Une forme qui avance, une forme qui prend consistance en se rapprochant. Rupture immédiate de la vision, la forme s’évanouit, devient une ombre animale qui s’évapore à la lumière. Le désir fou de ne pas se lever, de rester « cloué au lit », de s’abandonner à l’impossibilité mentale de « sortir du lit », de somnoler sans fin à contretemps. Je m’imagine revenir du « royaume des morts »,  faire quelques pas autour de mon lit comme si j’apprenais à marcher. Par la fenêtre de gauche, je vois les traces d’autres ombres nocturnes en train de disparaître, j’entends l’écho d’une voix macabre interrompue par des cris d’enfant, tels de joyeux contrepoints qui se mettent à rythmer mon souffle en chassant les ultimes esquisses d’un râle. Avant de sortir de la nuit, j’ai eu l’impression de traverser un champ de ruines majestueuses dont les hauteurs variées évoquaient des pics de cathédrales restées longtemps englouties par la mer. Pourquoi je m’acharne à construire encore un tableau avant d’ouvrir les yeux, avant de voir le jour ? Serais-je en mesure de combler le vide avec des images pour faire exister le monde ? Pouvoir inutile puisque le monde n’a pas besoin de moi pour exister.

 

Franchir cette porte, aller de « l’autre côté », revenir sur mes pas, se laisser prendre au piège attendu de la raison qui ordonne un sens. Et les paupières se ferment sur un glapissement saugrenu. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il faudra recommencer. Il y a de moins en moins de coqs pour chanter l’aurore. Les scènes des années de l’enfance prennent l’allure d’un futur déjà passé. Elles reconstituent leurs propres détails puisque rien n’a été oublié, elles fabriquent le décor de ce qui est advenu pour demain. Un futur à l’envers, un futur qui ne s’épuise jamais à rétablir l’ordre des choses.

 

C’est la campagne de France, 1815, quelques grenadiers de Napoléon se sont réfugiés dans le jardin pour bivouaquer. Un artiste peint un tableau à côté de mon lit, il a posé son chevalet près de la grande armoire. Il vient de se tourner vers moi, il dresse son bras droit, écarte son index et son pouce, se met en posture d’évaluer à distance, la mesure de ma tête, je me soulève, j’aperçois la forme de mon visage près d’un brigadier qui tient un mousqueton, je ne veux pas entrer dans l’Histoire, il faudrait que je parvienne à le lui dire, à cet artiste qui ne m’a pas demandé mon avis. J’ai cru aimer le Petit Caporal. L’amour en masse appelle la mort en masse. A l’époque, il y avait de la neige partout dans la campagne. Je m’oblige à commencer par dire « à l’époque » pour éviter la confusion. Est-ce une manière de se donner l’impression de « remonter le temps » alors qu’en remontant le mécanisme d’une horloge, on perpétue le temps, on assure sa durée. Le peintre m’a fait un nez trop gros. Je ne l’apprécie pas. Je vois bien qu’il n’a pas l’intention de rectifier ce que je considère comme une erreur intentionnelle. Pourquoi le peintre se moquerait-il de moi ? L’image disparaît brusquement comme un cliché retiré de ma vue par une main inconnue.

 

Je chasse l’idée qui s’impose selon laquelle je pourrais ne plus me lever, ne plus mettre mes deux pieds sur le plancher. Je la chasse parce qu’elle me retire le plaisir d’imaginer que ma position horizontale est identique à ma position verticale. Chaque fois que j’ai vu un lit placard, j’ai pensé que s’il ne s’ouvrait pas, c’était le mur qui, de l’autre côté, s’abaissait. Le cœur de la question – la conquête de l’indistinction entre le vertical et l’horizontal -, n’était autre que « l’évanescence de la charge pondérale », le lit se renversant pour retrouver sa position initiale. Seuls les plus gros sont naturellement prédestinés à vivre une telle expérience.

 

Quand je me lève la nuit pour aller dans la salle de bain, je traverse le couloir de l’antichambre, et chaque fois dans la pénombre, avant de pousser la porte, je tourne la tête vers une sculpture sous cloche posée sur un meuble adossé au mur, je suis persuadé qu’elle m’observe, je crois même qu’elle m’interpelle. Je sors un instant après, je la revois de face, toujours inquiétante avec cette tête de femme en folie et sa robe bouffante. Il m’arrive d’avoir la brusque certitude de pouvoir m’écrouler là sur le champ, d’agoniser sans réussir à pousser un cri. Ma femme m’a avoué un jour que cette sculpture en terre cuite, elle l’avait conçue au moment où elle allait au plus mal dans sa vie, en ce moment où elle avait cru perdre mon amour pour elle. Croiser en pleine nuit l’expression du désespoir de l’abandon dans cette vaste antichambre ne peut que me donner l’envie de me réfugier dans mon lit et de nier le monde. Toute l’histoire du monde. Je n’ai plus alors le moindre désir d’ouvrir les yeux, le noir absolu absorbe les ombres de la mort.

 

Les ciels se succèdent, s’enchevêtrent pour s’évanouir à la lueur aveuglante de la lampe de chevet. Les couleurs de la nuit n’épousent pas toujours la couleur du temps dont on ignore le nom, elles la détournent et la contournent en s’étirant jusqu’à l’aurore. Apprivoiser la mort en lui souriant pour lui indiquer qu’elle doit me laisser aller plus loin. L’attendrir en lui montrant que je ne suis encore qu’un enfant. La convaincre de revenir plus tard sans prévenir. Elle n’a plus besoin de s’annoncer. Elle est trompée par des sourires qui me donnent la vie.

 

Elle, elle s’est mise à chanter « qui sera saura », j’entends sa voix légèrement rauque, pourquoi n’arriverais-je jamais à me représenter ce que peut être le timbre de sa parole ? Le sourire de sa voix, la vibration des mots, et les souffles effleurés des sons qui viennent de sa gorge endormie. Il me suffit de baisser les paupières pour entrer dans ses limbes organiques, paysage du vivant d’où naît l’aspiration. Reconnaître encore l’instant où le seuil de l’existence est précédé par une bouffée d’air salvatrice. Les mystères continueront à soulever des questions sans réponse, l’interrogation au rythme de son essoufflement retrouvera cette quiétude d’une sollicitation de la vie. Mais rien ne peut révéler ce qui est pourtant en mesure de l’être.

 

 

Luc Garraud | Mon verre est plein d’un liquide à boire vite

boire trois gorgées à la foire
sous la pluie glacée des tiroirs
reprendre en main tout l’attirail du début
se fendre en deux
racler avec une raclette
s’allonger dans le sens des mailles
passer sans rien percevoir
plier le tissu dans la longueur
se faire tondre comme un tourton
verser l’eau des averses
hors du cadre et des contours
se sortir du bain
je transmets
une main après l’autre
le pied qui me reste
brutalement lancer une jambe
cassée, osseuse, brique après brique
monter à la hauteur
ratisser les flocons qui fondent
le sable de ma chemise est une ruine
la plupart du temps la forme est en fait tordue
retroussée comme un ourlet
que le sel dépose en nappe fragile
sous les pieds des baigneurs agiles
courir sur la plage du livre
c’est encore avril pour deux mois
arriver à suivre les astres
aussitôt que la nuit s’étend
je m’éteins
sur la voie du tram je marche sur une noix
la friche de papier est en carton
un enfant qui traverse en courant
je suis dans un café Vert,
un citron amer servi dans un verre glacé
ce ne sont jamais les mêmes choses qui se font
je regarde au même endroit
le sang de ton ventre est usé
mon vieux chien est sourd
les leçons perdues sur des tables renversées
une pincée de sel dans un plat oublié
marcher longtemps le long des haies
ce qui sépare les saisons
ne jamais mûrir
sur le dos de ma tortue,
je m’avance dans les fraisiers
j’ai les paupières qui s’ouvrent
qui se ferment comme un store tranchant
l’amertume sucrée des cafés corsés de la nuit
frissons de la lame émoussée de ma hache
il neige dans ma tête
paniers pleins, lits bordés, chemins assurés
étonné de me voir dans le miroir
me casser les dents sur un marshmallow
traverser un troupeau de pamoisées
tremper ma main dans l’eau pour soulever les choses
tout faire en un rien de temps
j’épaissis ma crème avec de la crème plus épaisse
je joue mon âme à la roulette
je bouillonne comme une huître dedans
se hâter de dire n’importe quoi qui puisse être entendu une fois au moins
se voir finir au fond d’une marmite
les couverts sont mis sur la table
les assiettes creusées par le sel
l’ail me pique la lèvre gercée
attendre que tout passe
aller partout pour connaître la fin avant
s‘affamer d’herbes piquantes et de mie de pain
je me vois à 10 ans et plus
dans les draps d’une anglaise
frémir aux choses vues par les autres
mon verre est plein d’un liquide à boire vite
sur le tapis je suis couché sur le côté
ce monde rapide qui nous rentre dans la gueule
partir avec la clôture
mon cheval scellé qui saute
tous les mots sortis du corps à force de sueur
libre dans la vague du canal
je vois trouble
l’affolement du sable entre les doigts
La vie de ma chambre est exacte
les pas secs entendus sur la terre des mendiants
aller partout pour connaître la faim
rouler mes poings dans le foin
un quartier de pomme fendu sur la langue
deux mains dans ma poche à chercher le boulon de l’écrou
les lentilles sont vertes comme des cailloux
fabriquer des ustensiles solides et costauds pour partir
ma valise est pleine de vide
pour aller là-bas en bas
des escaliers blancs dans la poussière des marches
le chemin avec des nuages noirs
mon foie se ride
je tousses tes organes dans la rue
je balaye encore
frotte toujours tu m’intéresse
filmer avec mes seuls muscles
le cœur écrasé par la pluie
embourbé dans mon sommeil
mouiller les entrailles
je m’endors
le pendule s’arrête là
ta main est morte dans ma main
liseré de ta manche en velours brûlant
j’écrase un fruit sec sous ton genou-rotule
ici et là c’est pareil
je vois comme avant
trois saphirs safran incrustés dans tes dents
le dos adossé au mur de chaux
mon verre est plein d’un liquide à boire vite
au bras, à la hauteur des herbes
mes pieds poussent
à rester là en voyage, assis
je suis au sommet pour voir que j’y suis
en bas pour voir le haut
je revois ce que nous avons fait
on ne recommencera pas
me laisser faire et toujours avec
la somme des mètres à refaire à pied
longer les crêtes et voir ce qui nous attire
la confiture n’a pas pris une ride
le jour où je suis descendu
trois journées passées sous les arbres au bord du fleuve
débarquer un lot de planches de sapin
voir une dernière fois
la révolte de ma route
j’ai repris mes notes de montagne
chaque crête ou j’ai cru tomber vraiment
je crie à chaque étage
sur le palier en carton où je patiente
comme l’algue marine bleue
rien dire de plus
pourquoi une fois de plus je me suis fait prendre par la nuit
mes pieds invisibles dans l’eau chaude
hacher la terre
broyer le temps
le tas de cailloux de générations
c’est un excellent médecin ce Monsieur Caverne
sa chaloupe est pleine
prendre la berge le soir venu
se revoir dans le même film
tu ne peux pas être désespéré quand t’es nul
l’origami de ouf est dans le bourgeon du poirier
déplier sa voix rauque qui parle des pierres usées
pose l’œil
il y a peu de choses à comprendre
tu as recours au même tamis
rien ne dépasseras
les feuilles défroissées des arbres lancés comme des vagues
l’agonie du grain de poivre dans le moulin
des reflets changeants selon la lumière reçue
chanson au ton des amours déçus
prendre la photo qui restera dans la boue des flaques
les photos ne seront jamais développées
les oiseaux méchants défilent dans la brume des arbres
le cirque s’est dissout sous l’acide acétique
les reins qui calculent
les quilles couchées le long du quai du bowling ambiant
Je brasse les saisons
je ne reconnais plus ma peau
plus tard est passé
les journées se pendent aux branches
mon nez sur mon cœur se rejoignent
un escargot vivace et sans coquille
passer partout où je passe
traverser sans moi
les rivières, les fleuves
le point complexe au crochet
le déroulement qui met longtemps à se dérouler
on voudrait vivre comme des indiens
parler comme eux, avoir les mots, les mêmes mots
depuis longtemps que l’on bricole dans nos têtes des choses qui tiennent debout
avoir les mots des indiens
marcher en dehors de la forêt
courir les champs
longer la ligne tordue des lisières
depuis le temps
elle n’a pas besoin de mémoire la mémoire
le train de la plaine déborde de toute part
il faut passer beaucoup de temps à s’abrutir
lire un livre en regardant les gens de dos
ouvrir des bières
en fermer
mettre de l’eau dans ton venin
froidement comme ça
je reviendrais avec ma camionnette
chercher les oiseaux dans les combles
ta vidéo gratuite des tracas
et une autorisation à mollir
je me gomme
le ressac plaque au rocher ton emprunte
crache-moi ton ordre
ta méduse sale
ta cécité
tu veux faire quoi avec ça
des piqûres
n’en parlons plus
le bruit est dans un sachet
dans le gras du jambon
si vous saviez l’ombre qu’on traverse
les petites choses étranges
la fièvre qui rattrape les trucs en bout de course
impossibles à dire aujourd’hui
avancer jusqu’à l’arrêt
le vide du temps que tu me prends
les robots qui durent le temps des piles
serrer l’une contre l’autre les secondes qui te restent à m’écouter manger
aspirer les morsures de l’ours qui crache sa forêt
enterrer ta terre

Pierre Antoine Villemaine | Quelque chose ici comme une vacillation

Pierre Antoine VillemainePierre Antoine Villemaine est metteur en scène, écrivain, artiste et enseignant. Chargé de cours à l’Institut d’Études Théâtrales de Paris III, directeur artistique des Ateliers de lecture à haute voix de la Bibliothèque Publique d’information, Centre Pompidou (2001-04).

A mis en scène des oeuvres d’Artaud, Bataille, Blanchot, Celan, Duras, Genet, Giacometti, Handke, Jabès, Kafka… A organisé et participé à des rencontres et colloques notamment sur Artaud, Jabès, Blanchot, Celan, Michaux…

A publié de nombreux articles, récits et poèmes en revues : Remue.net, N4728, Ralentir/Travaux, Revue des Sciences Humaines, Revue d’Esthétique, Théâtre/Public, Europe, Le Nouveau RecueilSens Public, Communications

 

Quelque chose ici comme une vacillation. Hésitation. Tu vois clairement que les mots te déportent au delà de toi-même, vers des régions pas toujours plaisantes. Dans l’après-coup tu t’en désoles mais la route t’emporte et tu butes maintenant sur les pierres, tu t’enfonces dans la boue des chemins, sous l’orage des éclairs silencieux strient l’horizon et tu pénètres dans un brouillard étrange et beau, rassurant, tu erres longtemps entre les arbres fantômes, tu as perdu le nord. Nous te retrouvons beaucoup plus tard, tu es à genoux, tu te cognes le front contre la terre. Plus tard encore, nous te voyons redescendre vers la vallée, dans les éboulis qui pleuvent autour de toi, tu dévales les pentes escarpées en riant, tu te retrouves, tu te surprends. Ô délice alors de s’éveiller, comme on ressuscite.

*

Il portait en lui cette sensation d’être n’importe qui. Sans lieu et sans nom. Parfois sa pensée se retirait et il sentait qu’il s’évaporait doucement dans l’air. Ce n’était pas désagréable. C’était comme un évanouissement, un lent engourdissement auquel il s’abandonnait volontiers, un doux sommeil dans le froid, dans la neige. Ce motif lui revenait sans cesse et il ne pouvait pas s’en défaire. Il avait souvenance que le froid accroissait la clarté des choses, augmentait la netteté de leurs contours. Cet arbre effeuillé dont le tronc et les branches fines se découpaient si vivement du ciel lui en avait apporté la preuve. – Oui, je le connais votre arbre isolé au beau milieu d’un champ, je le vois bien, on dirait qu’il est peint à l’encre de Chine sur le paysage. – Vous le voyez souvent ? – Non, je ne veux pas le déranger, il est fier et je préfère le laisser à sa solitude.

*

Depuis le haut de la montagne son regard caressa longuement le paysage. L’atmosphère était limpide, immense et légère. Il accompagnait les nuances de la lumière, les caprices du vent. Il se pencha et suivit des yeux les courbes du fleuve. Il vit le haut clocher de pierre grise et au lointain les collines qui protégeaient la vallée. Oublieux de lui-même, il surprit des formes mouvantes dans les nuages. Quelque chose se défaisait. Il perdit son assise et demeura indécis dans un fragile équilibre. Il aurait voulu saisir l’occasion mais il n’était pas encore prêt. Il se sentait à l’étroit dans son corps. Il aurait voulu être plus léger, plus aérien – un oiseau sans doute. Mais déjà il n’était plus de la terre, il flottait légèrement au dessus du sol. C’est ainsi qu’il voyagea au delà de ce qu’il y avait à voir et s’abima dans la transparence du jour.

Pierre-Antoine Villemaine | Des années passèrent

Pierre Antoine VillemainePierre Antoine Villemaine est metteur en scène, écrivain, artiste et enseignant. Chargé de cours à l’Institut d’Études Théâtrales de Paris III, directeur artistique des Ateliers de lecture à haute voix de la Bibliothèque Publique d’information, Centre Pompidou (2001-04).

A mis en scène des oeuvres d’Artaud, Bataille, Blanchot, Celan, Duras, Genet, Giacometti, Handke, Jabès, Kafka… A organisé et participé à des rencontres et colloques notamment sur Artaud, Jabès, Blanchot, Celan, Michaux…

A publié de nombreux articles, récits et poèmes en revues : Remue.net, N4728, Ralentir/Travaux, Revue des Sciences Humaines, Revue d’Esthétique, Théâtre/Public, Europe, Le Nouveau RecueilSens Public, Communications

 

Des années passèrent. Et puis un jour je reçus ces mots sur un bristol : “Nous avons la tristesse de vous annoncer les funérailles de Mr M. Le convoi partira de la maison mortuaire de Chantilly le 12 Avril à 15 h. pour se rendre en l’église Saint-Sauveur et de là, au cimetière Lachaise. De la part de toute sa famille, parents et alliés. Dans l’espérance de la résurrection.“ Ainsi donc mon héros, celui que je suivais depuis de longues années avait tiré sa révérence. J’étais bouleversé. Non par la disparition de cet homme auquel je m’étais inconsidérément attaché, car il fallait bien admettre que ce n’était qu’une silhouette de papier et donc qu’il ne m’importait pas plus que cela, non, j’étais bouleversé par le vide qui s’ouvrait désormais devant moi. Plus de figure auquel je pouvais me rattacher. Désormais seul face au vide. Ce héros m’avait soutenu bien longtemps et je lui en étais extrêmement reconnaissant. Il n’était plus désormais. Réduit en miette. A jamais déboulonné, comme cette statue renversée en une lente chute, s’effondrant dans un gigantesque nuage de poussière — moment inoubliable et très télévisuel que cet être de ferraille réduit en mille morceaux. Plus de figure auquel me rattacher, ai-je dis, et me revoilà aux prises avec ce sempiternel glissement des figures, à leur élégant évanouissement dans l’air puis à leur disparition. Et puis, toujours, encore, cette pensée en transit aussi fuyante qu’obstinée qui ne s’incarne que provisoirement, demeure sous la coupe de ce qui ne se dit pas, refuse de se figer dans une forme, qui, par delà les figures, veux saisir, obstinément, autre chose.

Clémence Dumper | Danubius

Très heureux d’accueillir entre nos pages Clémence Dumper.Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

Sous mes pattes reposées coule cette large masse liquide que tu nommes Danube.

Je ne le vois pas: mes yeux sont vers la ville, vers Pest, mais son humidité, son mouvement, sa force caressent ma crinière. Cette lourde énergie dépasse la frénésie des voitures et des bus qui assaillent le pont monumental et le font tressaillir comme s’il respirait. Cette respiration, ce mouvement perpétuel, doux et parfois féroce, me berce infiniment cependant que des mouettes, des corbeaux, des oiseaux en tout genre virevoltent dessus pareils à des danseurs enfin débarrassés de l’attraction terrestre.

Je ne bougerai jamais: c’est là le dur devoir des statues éternelles. Je ne rugis pas. Je ne cours pas – mes pattes sont trop lourdes. Aucun mouvement jamais ne viendra animer mon animalité. Je resterai impérial, insensible à toute cette vie qui grouille sous mon corps minéral. Mais il n’y a rien de triste dans ce non-mouvement. Ce fleuve est une forme de vie pour moi, une espèce d’existence que je m’approprie, sous mes airs léonins de sphinge imperturbable.

On y a jeté des juifs fusillés – il en reste les chaussures.

Certains s’y sont suicidés comme, paraît-il, mon créateur dément qui n’aurait pas supporté de m’avoir fait sans langue!

Et je ne préfère pas savoir tout ce qui gît au fond, dans ses obscurs mystères. Je préfère ignorer, peut-être deviner tout ce qui, sous ces eaux troubles et mouvantes, révèle le pire de l’homme autant que son meilleur – de la boue, des trésors. Peut-être même des monstres, des créatures marines, des lions aquatiques.

Cela ne se voit pas mais je souris souvent en pensant à ce qui se blottit dans l’obscur lit du fleuve.

Il est un peu mon sang, le sang vif d’une pierre. Un sang qui, dans la nuit, reflète tout le vivant.
Il est mon mouvement. J’ai inventé d’ailleurs le verbe danuber: ce serait l’acte subtil de se mouvoir ainsi, liquidement, tantôt avec douceur, d’autres fois tempétueux, perpétuellement.

Couler, toujours couler, bien insensible enfin aux bateaux, aux oiseaux, à toutes ces vies mortelles qui s’agitent alentour. Ce serait cela, danuber: charrier une âme et des siècles d’histoire. Avancer toujours. Insouciant. Être en vie. Être plus qu’en vie.

Moi, je suis une statue. Un lion immobile à la gueule entr’ouverte.

Je serai là aussi, quand tu ne seras plus.

Et chaque nuit je rêve.

Je rêve que je danube.

 

Mathieu Brosseau • Le rire du singe

 

 

 

nul lieu où il pourrait

tenir, c’est-à-dire faire un toit

d’asperges au vinaigre, c’est-à-dire la faim élaborée

comme foutre étiré jusqu’à l’inceste, il se conduit

d’asperge en escargot, il aurait pu

sauter, c’est-à-dire avoir mal à la trace

bobo cassé, déchirure sur le bas-côté, sang désiré

nous pourrions savourer cela comme ce qui saute ou trépasse

tartine plate de beurre, trou dans l’espace, j’aurais voulu

exercer mon pouvoir sur celui-celle qui

retourne sous le toit, il m’est nécessaire de me voir baiser ou

traverser ce qui sera au point où

nous aurions pu asperger la vidange moutarde

appuyée sur ce mur-là, posée contre moi, ce qui figure

j’envie le pourquoi pas, c’est-à-dire le canular

qu’on raconte, histoires

pour

les enfants,

esprits en série.

 

il a besoin d’une fin au point où

nous aurions dû

gorge plate, il savait être atteint d’un cancer

ou bien d’un cancer, il ne savait plus,

pourquoi pas, il se disait des choses

mais ne les comprenait pas,

soit il restait, soit il

exerçait son image

j’avoue n’avoir pas eu le temps,

il nous fallait davantage de

romances pour tenir le toit

ou la maison, ce qui est important de faire

c’est réduire cette sauce pour la gourmandise

– le sérieux n’est pas d’actualité, c’est-à-dire s’insérer

correspondre à l’attendu

piquante sauce, s’en étaler

tenir la maison, les murs et déplacer

moi dedans ou l’objet dans la loi qui

sépare le rien du rien

le reste du rien, c’est le décollage du rire, chien fou et

farce, beurre demoiselle et maître d’hôtel,

le reste c’est canular

c’est-à-dire commentateur télévisé

 

il joignait les deux bouts

s’il avait su, je ne lui aurais pas dit

alors je lui ai répété

de nombreuses fois, pour de bon

pour que le sens sorte l’histoire des

deux bouts

qu’il joignait, je disais mon ami

pourquoi pas, je ne ferai pas de photo

d’identité

c’est trop lourd

à conclure, lourdingue, faut pas s’emmêler dans

les photos, lui ou moi

en avions plein les pieds, je ne sais plus si

c’est lui ou moi

l’important, c’est qu’il n’y ait pas eu d’image,

ça trafique, c’est sûr, l’idée bouclée ou

aimée, c’est-à-dire la croyure

bibi la rayure, j’en aurai profité

des miroirs

en fait, on y pensait,

le naturel, derrière les gens le toit le masque,

et dedans attendre quelque chose qui ne vient pas

 

docteur : je vous dis ce qui s’est passé

écoutez-moi

ma machine a cassé

ma montre, j’ai oublié la télévision

à l’heure qu’il est

je vous dis que ma machine a cassé

, quoi, mon code ?

elle a vérifié qu’il n’y

avait plus de grands mots dans la bouche

ça pue

pourtant tout le monde en parle

quand les gens dorment

le jour ils disent des fonctions

et font

sommeil, ça s’ajoute et revient

le symbole,

tu connais ça,

ça raconte des choses qui se ressemblent, toutes entourées de beurre,

diable, ce qu’il a plu quand j’ai pissé

alors ça tape dans la rétine

et retient la mémoire, par où

commencer la dispute, ne pas relire

la lettre, elle voulait et voulait encore quand tout a valdingué,

ne pas écouter les énoncés, j’y accroche les peaux

par ailleurs, à s’entendre, j’y vais : moi, par la porte

par où était passé le magazine où rien n’adhère

même le sexe, j’aurais pensé pourtant

qu’il tachait

relire, ça affecte et comble l’attente d’un rire sourd,

la carte prise, il distribuait les

pensées, seul le cadre sait compter les secondes,

j’adhère aux parties

à tous

pour me jouir, passif à fond

tu me dis : toi

si je te lis : je-suis-mort

alors déménageons

sur la plage les seins

les saisons je trouve des espaces

chaque année on les trouve

chez les séniors mateurs

le pourquoi pas d’un moment

ça confirme la bande

des totos copains

dispersés chacun

on est mieux avec soi–même quand même

ça boucle et confirme le

trou

le pourquoi d’une lecture aux enfants

j’aime mieux les stars mortes

rivales du chien des

enfants et leurs copains,

les fans sur les seins cet été ou dans

la bibliothèque j’invite les morts, et revient

le symbole, conte le sens

 

chat au micro-ondes, j’y

songeais

voir éclater la gueule en rivière

pour pas manger in fine

because c’est trop chaud irradié les

vies in fine ça voulait dire

choses because donner

fin c’est faire objet

ou faire son lit d’embrouilles

pour dire qu’hier il y en avait d’autres

des choses

ou faire simple est un muscle

qui exige qu’on passe là-bas

car j’y suis au demeurant peut-être

par pitié gardez vos hypothèses

because je suis mieux dans ma main

que dans la vôtre celle-ci

couvre la mienne et

je me suffis à ce qui se fait

.in fine peut être

 

Je vais-je vais

comme un trou dans l’espace dont les contours sont beurrés par des éclats de rire

hyper bruyants

Angèle Casanova • Le lit

 

angele_casanova
Angèle Casanova est poète et auteur du web-livre Gadins et bouts de ficelles, initié en 2006. Elle publie régulièrement dans des revues de poésie depuis 2014.
 
 

[Photo © Philippe Martin, 2015]

 


le réveil émet son bruit neigeux
j’ouvre un œil
me soulève sur un coude
contourne le verre d’eau à moitié plein
et appuie sur le bouton latéral

il est 7h00

je soupire et m’écrase sur l’oreiller
je renifle son odeur
puis me cale sur le ventre
les mains en coupe sous les hanches

mes pieds dépassent au fond du lit
je les frotte l’un sur l’autre
longuement

je compte les minutes
mon corps les connaît
il ouvrira mes yeux à 7h37
et je me lèverai d’un seul bloc
pesant
maussade

 

mon lit
est un monde plat
à quatre coins
aux bords vertigineux tombant dans la poussière

il me donne l’impression que je pourrais
tel little nemo partir à l’aventure
m’envoler par la fenêtre avec pour seul bagage
ce continent mobile

et pourtant ce havre
tous les matins
je le quitte
et le regrette

 

mes yeux se ferment
je repose mon livre
et m’assois
sur le lit

je fais passer ma chemise
par-dessus tête
me tortille pour enlever ma culotte
sans exposer au froid
plus de peau
que nécessaire
et l’attrape du bout des doigts

je fais un tas sur la couette
avec ma culotte et ma chemise
et dépose la boule de coton froissé
sous mon oreiller

marquis de carabas
je plonge en mon lit
sans plus penser au lendemain
et au linge que je ne retrouverai pas
à mon réveil
fort heureusement

 

il apparaît un jour
sans prévenir

il n’y a rien
et puis
soudain
un petit bouton

je ne le vois pas tout de suite
je le sens
d’abord
du bout des doigts

d’énervement je le gratte
y plante un ongle jusqu’à ce qu’il
se détache
et puis
je l’oublie

très rapidement
il repousse

patiente
je le charcute
encore
et encore

alors je comprends
que ce n’est pas un bouton

autre chose pousse

je l’observe
qui grossit
prend de l’aise sur ma joue
devient noir et charnu

sensuel
il me donne l’air d’une marquise grand siècle
sauf que

un nouveau bouton
sur
l’autre
joue

je suis
un champ
de

champignons

 

un truc
saute
dans mes
cheveux
et je me demande
s’il existe ailleurs
que dans ma tête

peut-être est-ce
une puce avec une envie subite
de se dégourdir
les pattes

ce truc saute
ici
et là
et je m’agite
et je panique

suis-je sale
suis-je folle

non
c’est la laine de verre
du grenier en travaux
qui me pique

dans cet air impalpable qui la véhicule
je la respire

pourtant
cette laine
qui incruste de verre
mes poumons
et irrite ma peau
comme si
des insectes
fous
ruaient
sautaient
en permanence
elle finira bien par se dissiper
mais quand