Lucie Desaubliaux | Feu(x) souterrain(s) 3/7 : la marche

 

Nous accueillons Lucie Desaubliaux pour un feuilleton inédit qui nous mènera de Samain à Imbolc. On est très heureux de recevoir l’auteure de La nuit sera belle (Actes Sud, 2017).

Lucie Desaubliaux écrit, pour les adultes et pour les enfants. Elle réalise aussi des performances et des installations. Elle code des sites internets, des bases de données, des jeux vidéos et des outils de cartographie ou de collaboration. Elle micro-édite des livres et des expériences numériques. Elle s’intéresse à l’agencement des formes de pensées, aux notions de travail et d’oisiveté et à la différence entre ce que est perçu et la réalité invisible du monde, en se nourrissant de différents domaines scientifiques qu’elle ne comprend pas trop et réinterprète beaucoup. Elle vit et travaille en Bretagne, seule ou en collectif : elle fait notamment partie de La Guerrière, du Vivarium et de WMAN.

 

LA MARCHE

 

La marche d’un feu de tourbe est inexorable,

celle des sorcières aussi.

Les sorcières avancent, inexorables, depuis le carrefour de Millaud jusqu’au cœur de Bogswood, pour réaliser le rituel d’Imbolc au pied d’un chêne sans âge au bord de la clairière sans nom.

Les feux de tourbe peuvent survivre des centaines d’années, certains existent depuis des millénaires.

Les sorcières avancent, inexorables mais prudentes, elles n’ont pas de chaussures. Elles les ont laissées dans le coffre de leurs pick-ups au carrefour de Millaud. Les graviers et les bogues de châtaigne sur le chemin de la garde sont très inconfortables. Les sorcières aspirent l’air entre leurs dents pour ne pas geindre.

Les feux de tourbes peuvent rester cachés sous le sol pendant des générations.

Les sorcières avancent, inexorables et presqu’invisibles, elles portent des couleurs ternes et minérales qui se confondent avec la forêt de février. Leurs vêtements sont en fibre végétale, en coton, en lin, en chanvre. Ava voulait faire des costumes mais Ember a dit : c’est pas carnaval.

Dans les bonnes conditions, avec un apport d’air correct et un stress hydrique conséquent, la combustion de la tourbe se ravive et la chaleur se transmet au couvert végétal qui s’embrase.

Les sorcières avancent, inexorables et au rythme des grelots en ferraille accrochés à leurs chevilles gauches. Elles rejoignent un sentier forestier couvert de mousse, douce après les graviers du chemin de la garde. Les grelots premier prix sonnent faux et la marche des sorcières ressemble à celle d’un petit troupeau enrhumé.

Malgré les dégâts causés par les incendies des feux souterrains réveillés, certaines tourbières ont besoin des flammes pour se régénérer.
Les sorcières avancent, inexorables et équipées, elles ont emmené beaucoup de matériel. Pour Imbolc il faut trois couleurs de bougies. Ember en a acheté des rouges, des noires et des lilas au rayon Arts de la Table du supermarché. Il faut aussi du charbon qu’elles ont récolté l’année dernière à la fin de la saison des barbecues. Elles l’ont réduit en poudre dans le grand seau que Sandy porte et qui forme un hématome bleu en cognant contre son mollet droit.

Le feu détruit les grands arbres de la tourbière qui laissent ensuite la place à d’autres plantes plus fragiles.

Les sorcières sont arrivées au chêne sans âge au bord de la clairière sans nom. Les bougies rouges, noires et lilas brûlent au bout des branches du pentagramme dessiné avec la poudre de charbon. Les sorcières oscillent d’une jambe à l’autre autour du pentagramme et espèrent que ça ne se remarque pas. Le sol semble très chaud sous leurs pieds nus.

Après la purge d’un grand incendie, le sol des tourbières se couvre de plantes carnivores, de sarracenia, de dionaea, d’utricularia et de nombreuses espèces de lys et d’orchidées.

Ember invente la prononciation des paroles du rituel d’Imbolc. Il n’y a pas la phonétique des formules sur wikka-coven.com. Les sorcières répètent après elle, personne ne parle l’ancien gaëlique. À la fin de la récitation, elles aspergent le sol d’eau de lune. Quand l’eau touche le sol, elle émet un sifflement et s’évapore en petite fumée. Ava sursaute, Ninon pousse un cri et Sandy est très impressionnée. Ember fait comme si tout était normal, elle n’a pas prononcé la bonne incantation, les bougies sont plus mauves que lilas et ce n’est pas la date du rituel d’Imbolc mais cette année, Imbolc tombait un samedi et samedi soir, la cadette a hockey.

Pour éteindre une tourbière, il faut inonder la terre et la mélanger jusqu’à obtention d’une pâte liquide, puis mesurer la température de la couche souterraine. Si celle-ci est égale ou supérieure à 40°C, recommencer l’opération.

Les sorcières dansent maintenant, elles ne peuvent pas s’en empêcher, le sol est trop chaud sous elles. De la fumée s’échappe de sous les racines du chêne. La fumée monte entre les sorcières, Ninon ne s’arrête plus de pousser des petits cris, Ava tousse avec la fumée car elle fait de l’asthme. La fumée monte et des petites flammes naissent parmi les feuilles de chêne mortes par terre, Sandy est déjà repartie en courant vers les pick-ups, Ember derrière la fumée crie : Ninon calme-toi, la respiration d’Ava et le tronc du chêne sifflent aigu. Ember trouve la main d’Ava dans la fumée et l’écorce du chêne explose au niveau des premières branches. Au milieu du tronc un énorme œil rouge et brillant s’allume et les braises de son iris regardent s’enfuir les dernières sorcières, derrière les cris de Ninon qui durent jusqu’au carrefour de Millaud.

Le feu de tourbe met trois jours et quatre nuits à regagner la terre

il continue sa marche inexorable vers le Sud

la tourbe encore en combustion

rallumera le feu de végétation

à Imbolc prochain

au milieu de la clairière sans nom

personne ne l’attendra

sous le chêne sans âge

entièrement consumé.

 

Précédent | Suivant