Frédéric Forte | Sentiments particuliers 1 à 5, numéro 5

Frédéric Forte est poète et membre de l’Oulipo. Il est notamment l’auteur de De la pratique (l’Attente, 2022), Nous allons perdre deux minutes de lumière (P.O.L, 2021), Été 18 (L’Usage, 2020), Dire ouf (P.O.L, 2016). Son premier livre, Discographie vient d’être réédité (2023) par les éditions de l’Attente.

Il y a d’abord eu Le sentiment général, couronne de sonnets parue dans la revue Catastrophes, puis l’envie ensuite de les prolonger de « sentiments particuliers » pour peut-être parvenir à un livre. Chacun des 14×14 poèmes de sentiments particuliers – dont voici les cinq premières séquences –, est généré organiquement à partir d’un vers du Sentiment général.

 

5.

encore toi mais
dans l’inaperçu —
dans l’inaperçu
chacun son espèce
de clignotement

je suis deux plutôt qu’un et nous
manipulons le même objet —
un minimum commun / ma main
attend que tu la tiennes — non
qu’elle soit incomplète mais
pour appuyer sur on dis-tu
le mieux est de ne pas savoir
qui regarde l’autre le faire

cela te surprend toujours / que je
sois dans la même pièce que toi
à chaque fois que tu appuies sur on
— et la façon dont le voyant rouge
s’allume / est allumé — qu’il te fasse
ou non de l’effet / mis à tourner
interminablement dans ta tête
ou la mienne — alors qu’il n’y aurait
qu’à tendre l’autre main pour éteindre

ce que tu es en train de faire
tu dis que c’est de l’action lente
— la nature s’examinant
au passage d’un train / quasi
du remplissage — sous contrainte
tous les matins thé infusant
par les feuilles — et je le regarde
monter / un château tout en angles

c’est encore moi / c’est toujours moi
mais ce n’est pas pareil — alors que
toi tu es toi et pour ainsi dire
tu le restes — or qu’en est-il de nous
quand tu appuies sur on / si disons
je vais de a à b reçois-tu
le reçu de l’opération — ou
par les temps qui courent vaut-il mieux
que je t’envoie ça par sms

c’était un jour mais impossible
de te faire un dessin — le temps
d’écrire est au passé / voilà
je ne suis plus un enfant — je
pensais aux autres choses / il y a
des couleurs que je n’ai pas vues
— maintenant il faut que tu vives /
sous une forme ou sous une autre

je suis une tête abstraite
que tu as tracée dans la
marge du fichier ouvert
devant toi — je pose un doigt
symbolique sur tes lèvres
dis-tu /et tu gommes — un blanc
ou c’est mon œil / fait écran

il y a ce geste
que tu fais qui me
fait / de la lumière
— sa définition
qui me pixélise

il faudrait et comment / n’être
que cela — je vois bien que
le matin existe / existe-
t-il — mais déjà plus et toi
tu ne peux pas aller si
vite / alors je t’éteins de
tout point simultanément

mon corps est le tien / perdu
dans les cintres — c’est un peu
une pluie d’atomes / les
mots sont bien répartis dans
la phrase — des souvenirs
comme des fractions / tu vois
les points d’encrage là où
d’autres verraient les étoiles

en pièces le début de je
ne sais plus quoi / la façon dont
ça aurait pu être autrement
qui se coince ici — c’est mon œil
qui te transforme dis-tu / je
ne sais plus quand — il y a un trou
dans le calendrier / un jour
par où le fichier s’est perdu

le mois finit bientôt —
par malheur demain je
pourrais être ça / le
poème effacé quand
tu appuies sur on — que
rien / qui plus n’interroge

en l’absence du soleil
dans la chambre / le regard
est déréglé — je vois les
lignes s’incurver / tracer
un objet sans gravité —
rien qu’une chanson en somme
ne puisse un jour éclaircir

combien de temps encore / c’
est indécidé — j’attends
un trait / que tu lances des
flèches dans le paysage
ou que tu partes en fumée
— il n’y a pas de système
binaire qui tienne / allez