Lucie Desaubliaux | Feu(x) souterrain(s) 6/7 : guide de visite : Centralia

 

Nous accueillons Lucie Desaubliaux pour un feuilleton inédit qui nous mènera de Samain à Imbolc. On est très heureux de recevoir l’auteure de La nuit sera belle (Actes Sud, 2017).

Lucie Desaubliaux écrit, pour les adultes et pour les enfants. Elle réalise aussi des performances et des installations. Elle code des sites internets, des bases de données, des jeux vidéos et des outils de cartographie ou de collaboration. Elle micro-édite des livres et des expériences numériques. Elle s’intéresse à l’agencement des formes de pensées, aux notions de travail et d’oisiveté et à la différence entre ce que est perçu et la réalité invisible du monde, en se nourrissant de différents domaines scientifiques qu’elle ne comprend pas trop et réinterprète beaucoup. Elle vit et travaille en Bretagne, seule ou en collectif : elle fait notamment partie de La Guerrière, du Vivarium et de WMAN.

 

GUIDE DE VISITE : CENTRALIA

 

En 1979, John Coddington, le maire de la ville de Centralia, en Pennsylvanie, relève le niveau de carburant des pompes de sa station essence. Quand il retire la sonde, il constate qu’elle est chaude. Il plonge un thermomètre dans ses réservoirs et le thermomètre affiche une température de 78°C.

En 1981, une doline s’ouvre sous les pieds de Todd Domboski, qui a 12 ans. En tombant, Todd s’agrippe à des racines. Eric Wolfgang, son cousin, arrive à le tirer du trou et lui sauve la vie. La vapeur chaude qui s’échappe de la doline contient des taux mortels de monoxyde de carbone. La température au cœur de la doline est de 350°C. Sa profondeur demeure inconnue.

Le reste de sa vie, Todd rêve qu’il roule à vélo sur la route principale de Centralia, que le sol s’ouvre devant lui et qu’il l’avale.

Le feu qui couve sous Centralia est connu depuis 1962. C’est une mine de charbon qui s’est embrasée. Ce pourraient être des pompiers qui vidaient un dépotoir à côté qui l’ont accidentellement enflammée. Ce pourrait être un camion benne qui a déversé des cendres fumantes dans une mine abandonnée. Ce pourrait être un feu qui est parti d’une des mines de contrebande du voisinage. On ne peut pas vraiment savoir.
L’incendie se propage maintenant tout le long de la couche de charbon de Black Mountain.

Depuis la chute de Todd Domboski, le feu souterrain de Centralia déloge les habitants petit à petit. Le sol s’écroule sous les routes et sous les maisons et des fumées toxiques rendent l’air irrespirable. Plus de 42 millions de dollars sont alloués à la relocalisation des habitants.

En 1992, les biens du bourg passent dans le domaine public, ce qui condamne tous les bâtiments de la ville. Les habitants qui restent tentent un recours en justice et échouent.

En 2002, le service postal abandonne le code postal de Centralia, 17927.

En 2009, la procédure formelle d’éviction des derniers habitants commence.

Centralia est maintenant déserte et il ne reste presque que des rues pavées. Certaines zones sont remplies d’arbres. L’auteur Bruce Sterling a inventé l’expression “Parc Involontaire“ pour désigner une zone anciennement habitée maintenant abandonnée et habitée à nouveau par la nature sauvage. Ce sont des zones dont les humains ne veulent plus ou pour lesquelles ils ne sont plus suffisamment adaptés, souvent parce qu’ils les ont eux-mêmes dévastées, comme les anciennes bases militaires, les terrains pollués ou irradiés ou encore les zones submergées.

Il reste encore quatre cimetières. De la fumée s’échappe constamment du sol de celui situé sur la grande colline.

L’église Sainte-Marie est le seul bâtiment qui fonctionne. Le pasteur Michael Hustko offre des doughnuts et du café après le service pour que les fidèles puissent se restaurer au milieu de la ville déserte. Le Pasteur Hustko est persuadé que l’église Sainte-Marie lui survivra.

La route centrale défoncée de Centralia a été longtemps visitée par des artistes qui l’ont recouverte de peintures et de dessins. Elle a été rebaptisée Graffiti Road. Il est dangereux de s’y promener car les charbons souterrains incandescents se transforment en cendres et créent d’énormes cavités. Le sol au-dessus se crevasse et s’effondre, ce qui occasionne des appels d’air et des apports d’oxygène et le feu qui dort en-dessous se ravive. Graffiti Road et ses dessins ont été finalement entièrement recouverts de terre pour qu’il n’y ait plus rien à voir ou à orner.

Centralia a servi d’inspiration au scénariste Roger Avary pour le film Silent Hill, sorti en 2006. Le film est lui-même une adaptation de la série de jeux vidéo du même nom éditée par Konami et qui n’a presque rien à voir avec Centralia. Dans le film, un brouillard sans fin recouvre la ville, des fissures courent le long des routes et les habitants qui sont morts dans un feu souterrain de mine de charbon sont devenus des fantômes et des démons.

Aujourd’hui le feu sous Centralia s’étend sur 1,6km2 et avance de 15 mètres par an. Il pourrait continuer à brûler pendant 250 ans. Il a atteint le village voisin de Byrnesville qui doit aussi être évacué.

Graffiti Road est annoncée comme “définitivement fermée” sur TripAdvisor, mais elle conserve la note de quatre étoiles, “très bon”. Il n’y a rien à y voir mais le vide est une expérience grisante. Une boutique de souvenirs serait tout de même la bienvenue.

 

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