Nous accueillons Lucie Desaubliaux pour un feuilleton inédit qui nous mènera de Samain à Imbolc. On est très heureux de recevoir l’auteure de La nuit sera belle (Actes Sud, 2017).
Lucie Desaubliaux écrit, pour les adultes et pour les enfants. Elle réalise aussi des performances et des installations. Elle code des sites internets, des bases de données, des jeux vidéos et des outils de cartographie ou de collaboration. Elle micro-édite des livres et des expériences numériques. Elle s’intéresse à l’agencement des formes de pensées, aux notions de travail et d’oisiveté et à la différence entre ce que est perçu et la réalité invisible du monde, en se nourrissant de différents domaines scientifiques qu’elle ne comprend pas trop et réinterprète beaucoup. Elle vit et travaille en Bretagne, seule ou en collectif : elle fait notamment partie de La Guerrière, du Vivarium et de WMAN.
LE BARBECUE
Le réveil de Pete sent le bœuf grillé. D’habitude, le réveil de Pete sent le bois de la charpente et l’odeur aigre du corps en sommeil. Pete se tourne vers la fenêtre, il imagine l’aube remplie d’un bœuf colossal qui tourne au-dessus d’un feu de bois de plusieurs mètres de haut.
La fenêtre est encombrée de brume de beau temps. La brume s’accrochera au sol jusqu’au milieu de la matinée. Elle se lèvera d’un coup et laissera sa place au soleil.
La veille, il faisait presque noir quand les vaches et Pete sont arrivés pour la première fois aux basses Brières. Pete est resté à la barrière et il a laissé la silhouette de ses vaches disparaître contre l’herbe sombre. En refermant la clôture, il était content de garder le spectacle du troupeau au milieu du champ pour le jour nouveau du lendemain.
Le matin remplace l’aube dans la chambre. Pete se lève, dans la cuisine, l’odeur du bœuf grillé se mélange assez mal avec celle du café.
Dugardin fils, Bernie et Morris ont dit hier soir à l’auberge : les basses Brières sont hantées. Dugardin fils a ri, Bernie a hoché la tête et Morris a jeté du sel par-dessus son épaule. Bernie a dit : demain, les lavandières de la mare auront noyé tes vaches. Morris a dit : demain, les boggarts du champ auront écorché tes vaches. Dugardin fils a ri et a dit : avant tout ça, la Bête des basses Brières sera sortie de la forêt, elle aura hurlé sous la lune et elle les aura dévorées. Bernie a hoché la tête et Morris s’est signé. Pete a ri aussi, il a bu sa bière et il n’a rien dit.
Pete se rase et enfile un bleu propre. Il plaque ses cheveux vers l’arrière avec un peigne mouillé puis il les fait gonfler sur le dessus avec ses doigts, comme le dimanche. Il sort, les derniers lambeaux de brume se déchirent et disparaissent.
Le père Mathurin est mort le mois dernier et les basses Brières ont été mises en vente. Grâce aux lavandières, aux boggarts et à la Bête des basses Brières, il n’y a eu que Pete pour les acheter, pour une somme que même Pete pouvait se permettre. Sans ça, ses treize vaches n’auraient jamais connu autre chose que le champ minuscule loué à Dugardin père.
Pete s’arrête un peu avant l’entrée des basses Brières. La brume s’est levée partout sauf au-dessus du pré. L’air des basses Brières est rempli de coton gris. À travers la brume, le pré a l’air vide. L’odeur de grillades est forte ici, elle ne ressemble plus à celle de la viande. Elle est épaisse et sirupeuse, elle coule le long de la gorge de Pete. Elle y laisse un dépôt de charbon brûlé.
Pete regarde l’herbe des basses Brières et l’herbe ressemble à l’herbe d’une photo restée au soleil, jaune, beige et marron. Pete arrive à la clôture et Pete comprend que la brume s’est levée sur les basses Brières comme partout ailleurs. L’air gris devant lui provient des colonnes minces de fumerolles qui sortent d’entre les mottes d’herbe et de terre s’élargissent vers le ciel.
Pete décroche les fils électrifiés de la nouvelle clôture, il ne les raccroche pas derrière lui. Il avance au milieu des basses Brières, l’herbe casse sous lui, l’odeur grandit encore. Les vaches ne sont pas là, ni au milieu, ni au bord, ni nulle part. Pete regarde la clôture tout autour, il cherche un piquet arraché ou des fils tombés à terre. Il pense d’abord aux animaux, à des sangliers, à des loups, à des ours, à des grizzlis même, qu’on n’a jamais vus dans la région. L’odeur est liquide et Pete la sent perler sur sa peau.
Pete pense alors à la terre maudite, à la Bête des Brières, aux boggarts, aux lavandières. Il pense à Bernie, à Morris, au rire de Dugardin fils. Il scrute tout autour pour comprendre quelque chose, il scrute partout sauf au sol. Pete s’arrête juste à temps quand il sent la terre s’effriter un peu sous lui et il baisse les yeux.
Il y a un trou devant lui. Le trou fait au moins 3 mètres de profondeur et 4 mètres 50 de diamètre mais il était invisible derrière les herbes du pré. Les yeux de Pete pleurent à cause de la fumée et Pete penche la tête au-dessus du trou. L’odeur se jette sur lui, violente et compacte, elle lui obstrue la gorge et les poumons, elle appuie sur sa langue et retourne son larynx.
Pete se penche encore un peu plus et il vomit sur les corps des treize vaches calcinées au fond du trou.