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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-09)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Il chante.

A la deuxième strophe, Rogojine cessera de jouer au billard et s’approchera des deux autres. Il écoutera avec une attention si aiguë que son visage aura l’air de craie, dévoré par ses yeux fiévreux.


Le P. —

Il est une vierge à Nuremberg
Blonds ses cheveux, rose son teint
Clair son regard et ses yeux verts
Dedans sa robe cache ses mains
Dedans sa robe cache ses mains

Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps

La jeune fille de Nuremberg
A sa fenêtre passe le temps
Ses yeux sont lisses sous ses paupières
Dedans sa tête cache le vent
Dedans sa tête cache le vent

Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps

La vierge sage de Nuremberg
Tisse une toile où elle attend
Sans impatience et sans colère
Dedans son âme cache le temps
Dedans son âme cache le temps

Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps

La demoiselle de Nuremberg
A le sourire rouge de sang
Ah braves gens quelle misère
Dedans son corps cache un amant
Dedans son corps cache un amant

Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps
Il est une vierge à Nuremberg
Blonds ses cheveux rose son teint
Clair son regard et ses yeux verts
Dedans ses mains tient le destin
Dedans ses mains tient le destin

Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps


Nastassia se lève brutalement.La tête du Prince heurte le sol et il perd connaissance. Nastassia se précipite dans les bras de Rogojine, s’accroche à lui en hurlant.


N.Ph — Emmenez-moi, sauvez- moi !


Il la serre contre lui et l’entraîne doucement dans un tango dont la musique a l’air de continuer la musique de la chanson. Ils dansent lentement d’abord puis avec violence. Au moment où le tango s’arrête, au dernier pas de danse, il la bascule en arrière, ce qu’elle fait gravement et avec grâce croyant danser encore, et à ce moment-là il la poignarde très tendrement. Elle s’effondre
comme une robe qui tombe d’un cintre.

Il la porte dans ses bras jusqu’à un lit à rideau. Il la couche, la dispose du mieux qu’il peut, religieusement. Il ouvre un flacon de parfum qu’il pose au pied du lit. Contre le lit, il fabrique une espèce de fauteuil avec des coussins et il y installe le Prince qui reprend peu à peu ses esprits.

Rogojine s’assied à côté du Prince.

Jusque là il avait tout fait avec application et calme, avec une lenteur soigneuse. Mais soudain il est pris de tremblements, d’agitation, de secousses.

Le Prince le prend tout contre lui dans ses bras, lui caresse le front et les cheveux, Rogojine pleure. Comme si c’était une berceuse pour un enfant, avec une voix très douce le Prince chante à Rogojine La Vierge de Nuremberg, et pendant qu’il chante le rideau tombe sur la chambre de Rogojine.



A suivre : 123456789

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-08)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Le P. — Vraiment, je suis bouleversé, vous dites des choses indignes de vous, Nastassia Philipovna.
N.Ph. — Je vous ai vu jouer avec lui. Il n’ a même pas le courage de sortir de son trou. Sortez Rogojine ! Sortez et venez me le dire en face, venez et dites -moi en face : « Nastassia Philipovna, vous me gênez, nous jouons au billard le Prince et moi, et si vous êtes assise dessus vous nous gênez. Vous êtes une emmerdeuse »
Dites-le. Il ne le dira pas.


Rogojine est sorti de la cabine. Il met le tablier et vient servir du champagne qu’il apporte sur un plateau.


R. — Du champagne, Madame ? Du champagne, Monsieur ?


Nastassia Philipovna et le Prince lèvent leurs coupes et boivent. Rogojine pose le plateau, enlève le tablier, prend un verre et vient vers eux. Nastassia Philipovna lui tourne le dos.


R. — Qu’est-ce qu’elle a ?
Le P. — C’est à cause du téléphone, ce n’est rien, ça passera, dites-lui quelque chose de gentil.
R. — Comme vous êtes belle !


Elle hausse les épaules.


R. — Vous êtes la plus intelligente !
Je suis à vos pieds !
Je suis votre esclave !
Je vous appartiens !
Je ne pense qu’à vous !
Vous êtes si… si… vous êtes…
N.Ph. — Vous n’avez aucune imagination, Rogojine. Et vous, Prince, montrez-moi !
Le P. — Vous êtes comme une montagne, comme la neige, comme la belladone, comme l’edelweiss, comme un lac, comme un glacier, comme un oiseau.
N.Ph. — Encore et toujours la ménagerie et le jardin botanique !


Elle chante et elle danse.

N.Ph. — Suis-je une tortue ?
Une mirabelle ?
Un fruit défendu ?
Une ritournelle ?


Elle entraîne le Prince.


N.Ph — Mon trésor, mon chéri, mon lapin, mon chou dites-moi encore comme je suis belle. Je suis belle comme…


Le P. — Une montagne
N.Ph. — Quelle montagne ?
Le P. — La plus haute, la plus vierge, la plus dangereuse
N.Ph. — J’ai froid, j’en suis glacée, vous parlez de moi comme si j’étais un glacier. Je suis un volcan, à l’intérieur de moi il fait chaud comme dans une mine de sel, comme en enfer. Je suis belle comme le diable.


Elle tousse lamentablement.


N.Ph. — Vous ne dites rien, Rogojine.
R. — J’ai peur de vous.
N.Ph. — Le grand Parfione Rogojine a peur de moi ! Il a peur d’une femme qui tousse, qui va mourir, qui est presque tout à fait morte !
Le P. — Non, vous n’ êtes pas morte, vous n’allez pas mourir, je vais vous emmener à Yalta, là-bas, il y a du soleil tout le temps, il fait doux, l’air vous fera du bien. Vous verrez. Rogojine, dites lui, elle ne va pas mourir, elle ne peut pas mourir comme ça.


Il se met à trembler. Nastassia et Rogojine le prennent doucement par les bras et le font asseoir. Nastassia lui tape dans les mains, Rogojine lui fait boire un verre d’eau. Ils s’occupent de lui calmement, avec douceur, en gens qui ont l’habitude , sans inquiétude. Le Prince glisse de sa chaise, Nastassia le retient pour qu’il ne se heurte pas, assise parterre elle le laisse reposer sur ses genoux, arqué, puis allongé comme le Christ de Holbein.

Le Prince parle à Nastassia comme dans un rêve.


Le P. — Je connais une chanson qui vous ressemble, quelqu’un la chantait il y a longtemps, je ne la comprenais pas, je disais ça ne peut pas exister, une femme comme ça. Maintenant je sais que c’était vous.



A suivre : 123456789

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-07)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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C’est un lieu public, avec des machines à sous, des flippers et de juke-boxes et des lumières qui clignotent. Il y a un bar, des tabourets hauts, mais personne pour servir et ils sont seuls.

Cela peut être aussi un salon de catalogue néo-confortable en cuir ou en velours, avec des tables basses en métal ou en verre, des lampes, des candélabres. Ils y sont seuls.

Ou encore une cuisine ordinaire , avec une table bon marché, des chaises et un banc de coin. Ils sont tout seuls.

Ou même la salle d’attente d’une vieille gare, ou un peu de tout cela en même temps. Mais ils sont seuls.

Cependant, la présence d’un juke-box, d’un billard et d’une cabine téléphonique est obligatoire.

Ils sont très bien habillés ; un peu démodés mais lisses, nets et brillants. Elle a les ongles et la bouche très rouges. Ils ont l’air de porter des caleçons US sous leurs pantalons.

N.Ph. est assise sur le billard, les jambes pendantes et le dos voûté. De temps en temps elle tousse. Chacun à son tour sert à boire. Pour servir, ils mettent un tablier. N.Ph. tousse. Elle a les pommettes très rouges. La musique qu’on entend si on veut et si ils veulent est la valse de la Traviata.

Ils jouent au billard et elle les dérange parce qu’elle est assise dessus. Ils ne le disent pas. Elle ne le dit pas. Elle s’arrange pour qu’il leur soit difficile de jouer, ils s’arrangent pour qu’il lui soit difficile de rester assise là. Ils se raclent la gorge, tapent du pied, pianotent. Elle tousse le plus misérablement possible, croise et décroise ses jambes.

Rogojine s’approche d’elle pour lui parler, puis, changeant d’avis, il entre dans dans la cabine téléphonique. Le téléphone, posé sur le bar, sonne. Le Prince met un tablier et va décrocher.


Le P. — Le Sous-sol, j’écoute…..Nastassia Philipovna on vous demande, c’est pour vous Nastassia Philipovna. (Il crie.) ON DEMANDE NASTASSIA PHILIPOVNA AU TELEPHONE !


Elle descend du billard et va lentement vers le téléphone en tournant du cul aussi exagérément qu’elle peut, en toussant, et sans regarder vers la cabine.


N.Ph. — Allo, qui est à l’appareil ? Ah, Rogojine, c’est vous. Comme c’est gentil d’appeler. Il y a si longtemps qu’on ne s’est vus ! Venez un jour, pour le thé. Si vous saviez comme je m’ennuie… Au billard ? quelle idée ! Non, je n’y joue jamais. Et vous ? Ah, quand personne n’est assis sur le billard… Je ne vois pas du tout ce que vous voulez dire.
Vous m’expliquerez demain, n’est-ce pas, je compte sur vous. Au revoir, Rogojine !


Elle raccroche. Elle s’adresse au Prince qui a enlevé son tablier.

N.Ph — C’est un mufle vous savez, Rogojine, ce type, c’est un sale mufle. Vous jouez au billard, vous ? Vous savez bien, ce jeu avec une queue et des boules.


Elle éclate de rire, et son rire un peu grossier s’achève en une quinte de toux très réaliste.



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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-06)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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H. — Mais non, vraiment, je vous assure.
N.Ph. — Je crois que je me suis endormie.


Le Prince est assis près d’elle.


N.Ph — Qu’est-ce que vous faites là ? Qui vous a permis d’entrer ? Ne m’adressez pas la parole.


Elle baille, elle s’étire, fait quelques mouvements de gymnastique.


N.Ph. — Etes-vous vraiment si calme, si sérieux, si mélancolique ? Vous ressemblez à ces petites maisons grises au bord des routes à la sortie des villes. Elles ont des jardins maigres et des pommiers sans pommes. De vieux chiens gardent les grilles et très tôt, le soir, les lumières s’éteignent. Une demeure immobile, il n’y a rien dedans, que de la poussière, des vieux papiers, des coccinelles mortes, des plumes d’oiseau.

Ne répondez pas. Je ne vous parle pas vraiment. Faites comme si je parlai au merle ou au poissons, ou à mon image dans le miroir. Ou comme si je ne parlai pas du tout, assise, mon crochet à la main, sous la couverture blanche. D’ailleurs vous n’êtes pas vraiment là, puisque je ne vous ai pas permis d’entrer. Il faut frapper d’abord, ou sonner, ensuite je réponds si je veux. Et je dis Entrez ! ou Je n’y suis pour personne ! ou Je n’y suis pas pour vous. Ou je fais comme si j’étais morte.


Elle fait semblant de mourir puis d’être morte. Le Prince fait comme s’il n’était pas là, puisqu’on vient de lui expliquer qu’il n’y est pas vraiment. Il donne de l’eau aux plantes, des miettes aux poissons. Puis il s’assied, ouvre Madame Bovary au hasard et lit à mi-voix.


Le P. — « Vous êtes dans mon âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais j’ai besoin de vous pour vivre ! J’ai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée. Soyez mon amie, ma sœur, mon ange. » (Madame Bovary)


N.Ph. qui n’ a pas vu qu’il était en train de lire, croit que cette prière lui est adressée.


N.Ph. — Vraiment, je suis fatiguée ! Vous dites la même chose que le Général, que Rogojine, que tous. LA MEME CHOSE. Et je n’en crois pas un mot. PAS UN MOT. C’est à mourir de rire. Les anges n’ont pas de sexe, celui des sœurs est interdit et les amies font exactement comme si elles n’en avaient pas. Et le tour est joué, n’est-ce pas ?


Le Prince essaye vainement de lui faire comprendre qu’il ne lui parlait pas, qu’il lisait, mais elle est très en colère et l’empêche de parler en faisant des gestes violents de la main vers sa bouche.


N.Ph. — Et si je me déshabille, et si je m’approche de vous, nue, et si je joue avec vous à la femme-trou, à la femme-femme, à la femme-putain, à papa-maman ou au docteur, mettrez-vous votre main sur vos yeux ou dans la poche de votre pantalon ? Que ferez-vous de vos mains ? Rien, n’est-ce pas, vous tourneriez les pages de votre livre, vous regarderiez ailleurs en disant
Le P. — Mon amie, il faut vous calmer ; que faites-vous, je vous en prie.
N.Ph. — Je le savais. JE LE SAVAIS ! Vous êtes un âne, un hongre, un mulet, un bœuf. J’aime mieux les moujiks que les princes. Trouvez-moi un moujik.
Le P. — Vous lui direz qu’il est sale, qu’il sent mauvais, vous le chasserez à coups de fouet, vous lui cracherez à la figure et, qui sait, il en sera sans doute heureux.
N.Ph. — Oh là là, vous en savez des choses ! Je ne vous ai pas permis d’entrer dans ma tête quand je fais un rêve, ne faites pas comme chez vous dans la tête des autres. Nous ferions mieux de boire du thé  et de parler de choses intéressantes. Des jeunes filles qui vont au concert avec les petits militaires. Des vieux messieurs qui vont au concert avec les petites dames. Ou bien de Rogojine. Parlez-moi de Rogojine. Comment va-t-il, l’avez-vous vu ?
Le P. — Il a acheté un couteau. Il n’arrête pas de boire. Il vous aime. Mais ce n’est pas l’homme qu’il vous faut. Il vous ferait du mal. Vous êtes très bonne, dans le fond, incapable de quoi que ce soit de bas ou de lâche. Vous êtes comme une reine.
N.Ph. — Une reine qui passe son temps à faire des réussites dans sa tour en regardant les palefreniers trousser les bonnes. Tout le monde triche, même vous.
Allez, je vous ai assez vu. Revenez demain avec un livre plus drôle et des cadeaux amusants : des gâteaux à la crème, un chien de manchon, des bruits qui ont couru. Nous prendrons le thé n’est-ce pas, je compte sur vous.
Le P. — Si je le vois, quelques fois il vient me voir, d’autres fois il me suit dans la rue, faut-il que je lui dise quelque chose de votre part ?
Je vous l’enverrai si vous voulez… Je lui dirai : « Parfione, mon ami… »
N.Ph. — Vous lui dites « Parfione, mon ami », et il ne vous casse pas la gueule ?
Le P. — Je lui dirai « Parfione mon ami, elle veut te voir, elle a besoin de distraction, elle a besoin qu’on la fasse rire. »
N.Ph. — Ainsi, vous lui dites Parfione mon ami et il vous écoute sans rire. Vous êtes étranges, tous les deux.
Le P. — Laissons cela. Je crois que vous jouez à ne pas comprendre. Vous faites comme si les mots dépassaient votre pensée, c’est difficile de vous parler. Je crois que j’aime Rogojine.
N.Ph. — Mais Rogojine vous hait ! Il vous tuera si je le lui demande.


Le Prince sourit et ne répond pas. N.Ph. hausse les épaules, et le rideau tombe.



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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-05)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Dans une voiture tirée par des chevaux, un homme et une femme se font face. De grandes écharpes de laine leur couvrent le visage, sauf les yeux. « On est aux premiers jours d’octobre. Il y a du brouillard sur la campagne ».


H. — Puis-je me permettre, Madame, de vous poser une question ?


Un temps.


H. — Non, ne me répondez que si le voulez, si vous ne le voulez pas, ne répondez : est-ce-que vous avez lu Madame Bovary ?
F. — …
H. — Excusez-moi, je ne voulais pas être indiscret.
F. — Vous aviez dit que je n’étais pas obligée de vous répondre, et comme je n’avais aucune envie de vous répondre, je ne vous ai pas répondu. Partant du principe que vous étiez sincère, je me suis permis de l’être autant que vous, et tant pis pour vous si vous ne l’étiez pas.
H. — …
F. — Surtout ne répondez pas, je ne vous ai rien demandé.


Ils regardent le paysage autour d’eux.


H. — « Des vapeurs s’allongent à l’horizon, contre le contour des collines
F. — » On aperçoit au loin les toits d’Yonville.
H. — » Une lumière brune circule dans l’atmosphère tiède.
F. — » Vous êtes calme, sérieux, mélancolique. » (Gustave Flaubert, Madame Bovary)



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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-04)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Acte II


C’est un salon provincial à la fois vieillot et neuf, avec un pot de résédas planté sur une colonne de marbre, un azalée sur la table, une cage avec un oiseau et un bocal de poissons rouges, des tas de boîtes et de napperons et de petits coffres.

N.Ph. est assise dans un fauteuil. Elle a l’air d’une jeune fille. Elle borde au crochet une couverture de laine blanche qui la recouvre des pieds à la taille.

Ne serait-ce une très longue cigarette qui lui pend aux lèvres et un œil fermé à cause de la fumée, elle sortirait de Tchekhov, mais qui sait d’où elle sort.

Si on veut de la musique, c’est la Lettre à Elise, mais de loin qu’on puisse ne l’entendre que si on le souhaite.

Elle est toute seule et à l’air très absorbé.


N.Ph. — Au dehors la nuit s’allume, il commence à faire froid, il pleut, j’me souviens plus très bien, contre les portes de la nuit, si tu t’imagines qu’il vont dresser l’échafaud ça ne dure qu’un moment à Saint Germain des Prés comme une plaie ouverte, ah si papa savait ça il dirait baissant l’oreille ne me quitte pas que serais-je sans toi comme une étoile au fond d’un trou sur le canapé du bordel n.i.N.I. c’est fini ne pleure pas jeannette la pêche aux moules moules dure toute la vie quand on aime à genoux le lendemain matin la lune se trotte si toi aussi tu m’abandonnes.


Elle a continué à crocheter et à fumer, peu à peu les bribes de chansons qu’elle chantonne la font pleurer et au moment où on sonne elle sanglotte.

On sonne.


Le P. — Oh ! vous pleurez…
N.Ph. — Vous pourriez au moins dire bonjour.
Le P. — Bonjour… Oh, vous pleurez !
N.Ph. — Vous pourriez au moins attendre que je vous aie répondu
Le P. — Bonjour !
N.Ph. — Bonjour !
Le P. — Oh, vous pleurez…
N.Ph. — Comme vous êtes ennuyeux.
Le P. — Voulez vous que je revienne un peu plus tard, j’apporterai des gâteaux pour le thé.
N.Ph. — Je n’aime pas les gâteaux.
Le P. — Vous n’aimez pas les gâteaux ?
N.Ph. — AUJOURD’HUI Je n’aime pas les gâteaux.
Le P. Ah… excusez-moi.
N.Ph. Oh, il n’y a pas de quoi.
Le P. Si, je vous en prie.
N.Ph. Mais non.
Le P. Si, je vous assure.
N.Ph. TAISEZ-VOUS !


Elle reprend son crochet, s’arrête, excédée, elle prend une cigarette. Le prince se précipite pour lui donner du feu, et il marche sur la couverture.


N.Ph. — Regardez où vous marchez, voyons !
Le P. — Je suis vraiment très maladroit


Il n’arrive pas à allumer la cigarette.


N.Ph. — Vous ne fumez pas ?
Le P. — Non, jamais.
N.Ph. — Moi, je fume.
Le P. — Ah ?
N.Ph. — Oui, et ça ne se fait pas…
Le P. — ça ne me dérange pas si ça vous fait plaisir.
N.Ph. — Je ne vous ai rien demandé. Puis-je avoir enfin du feu ?


Il arrive à allumer la cigarette.


N.Ph. — Merci, vous voulez essayer ?


Le P. essaye de fumer. Il tousse. N.Ph. rit.


Le P. — Vous vous moquez de moi.
N.Ph. — Vous êtes si drôle.


Le P. rit aussi, fume encore et tousse toujours. Ils rient tous les deux très fort.


N.Ph. — Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ? Je m’ennuie vous savez. C’est terrible comme je m’ennuie. C’est terrible quand je m’ennuie. Si je m’ennuie c’est terrible.
Le P. — S’il ne pleuvait pas nous aurions pu sortir.
N.Ph. — Mais puisqu’il pleut nous devons rester. Qu’allons nous faire, jusqu’à ce qu’il ne pleuve plus ? Que peut-on faire avec un homme comme vous ?
Le P. — On peut parler au moins.
N.Ph. — Nous sommes entrain de parler. A quoi bon parler, si c’est pour dire qu’on pourrait le faire ? C’est terrifiant, on le fait pour dire qu’on pourrait le faire, et c’est comme si on ne le faisait pas alors qu’on est entrain de le faire. Comme je m’ennuie.
Le P. — Ne vous mettez pas en colère. Voulez-vous que je vous fasse la lecture ? J’ai apporté un roman français, je pensai que peut-être…
N.Ph. — Je préfère que vous lisiez, vous finiriez par vous faire des croche-pied à vous-même, tellement vous êtes stupide et maladroit.
Le P. — De Gustave Flaubert, Madame Bovary.
N.Ph. — Madame comment ?
Le P. — Bovary.
N.Ph. — On dirait un nom de maladie : je sens mes bovaryces aujourd’hui, le temps va changer. On l’a opérée d’une bovaryte, elle a failli mourir. La bovaryose est une maladie tropicale… Allez allez, je ne voulais pas vous interrompre.
Le P. — Première partie…
N.Ph. — Racontez-moi d’abord un peu l’histoire.
Le P. — Mais je ne l’ai pas lu !
N.Ph. — Comment ! Vous vous permettez, alors que nous sommes seuls ensemble, de me lire un roman français que vous n’avez pas lu, qui doit être plein d’ horreurs. Je ne veux plus en entendre un seul mot.
Le P. — Il me semble avoir entendu dire que c’est l’histoire d’une femme, mariée à un médecin de campagne ; elle s’ennuie près de lui et prend des amants, elle fait des dettes et finit par se suicider.
N.Ph. — C’est très gai, vraiment ! Très amusant ! Une histoire d’épiciers, de boutiquiers, de bourgeois, c’est ça que vous voulez me lire, à moi ? Ah mon ami, comme vos m’ennuyez.
Le P. — Je ne voulais pas…
N.Ph. — Je sais, vous ne voulez jamais rien. Et moi, je ne veux plus vous voir. Vous pouvez partir. Voilà.
Le P. — Eh bien, alors, voulez-vous que je revienne demain ?
N.Ph. — On verra demain, si je vous fais chasser, si je vous laisse entrer, si je suis partie ou si je suis encore là. Mais partez vite, je vous en prie, vous m’êtes insupportable avec votre air de… de… myosotis !


Le P. sort.


N.Ph. — Votre livre !




Mais il est sorti sans l’entendre. Restée seule elle ouvre le livre au hasard et lit un peu. Le livre tombe. Elle s’est endormie.

Il faut d’étranges images pour inventer un rêve à ce monstre. C’est un très joli rêve où tout est blanc, où rien ne saigne, avec une musique précise et dans le décor des pointillés de laideur : sur un guéridon en formica, une statue de Saint Antoine de Padoue et un bol de soupe aux
légumes.

Noir.



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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-02)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff en 2011, et tout récemment, cette année, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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DANS UN TRAIN


Un homme et une femme sont assis l’un en face de l’autre. Ils se regardent par-dessus leurs journaux déployés et parlent sans montrer leurs bouches.

H. — Je ne voudrais pas être indiscret, ni vous déranger, vous êtes libre de me répondre ou pas, cependant, je voudrais vous demander, c’est idiot, je sais, mais c’est sans importance, dites moi simplement si vous savez jouer au mahjong ?
F. — …
H. — Bon, très bien. Je vous prie de m’excuser.
F. — Vous aviez dit, n’est-ce pas, que j’étais libre ; j’ai cru pouvoir faire comme si c’était vrai. Vous ne connaîtrez jamais la réponse à votre question, sauf si nous devenons très intimes. Mais en attendant, j’ai ainsi remplacé un jeu par un autre. Et puis, enfin, à quoi peut-on jouer d’autre dans un train ?
H. — Ne répondez pas surtout ! C’était à peine une question.


Ils se tournent vers la fenêtre.


H. — « L’humidité et la brume sont telles que le jour a peine à percer.
F. — » Vos yeux sont bouffis, votre visage reflète la pâleur du brouillard.
H. — » J’ai perdu l’habitude de ce climat. » L’Idiot, chapitre 1.
F. — Etes-vous le Prince Lev Nikolaëvitch Mychkine ?
H. — Quelle idée ! Non, ma santé est très bonne, je vous assure !


N.Ph. — Vraiment, je vous assure, je m’étais endormie.


Elle s’étire et se frotte les yeux.

N.Ph. — Avez vous vu le Prince Nikolaëvitch Mychkine ?
R. — Non, à quoi bon le voir ? est-il utile de le voir ? Au nom de quoi m’inquiéterais-je d’un tel idiot ?
N.Ph. — Je ne voulais pas vous blesser. Je posais cette question librement, de telle sorte, mon ami, que vous eussiez pu vous sentir tout aussi libre d’y répondre ou pas. Vous faites toujours des histoires pour rien. Vous êtes incorrigible, Rogojine, soyez donc un peu plus sur de vous, mon cher, cher, philodendron, philoxera, dendronxera, vous savez bien comme on vous aime… Puis-je vous offrir une tasse de thé ? Si,si j’insiste, non, vraiment ? Vous êtes un crétin !
R. — Du thé, encore du thé ! J’ai l’impression que nous sommes condamnés à boire du thé, des tonneaux de thé déjà !
N.Ph. (Minaudant.) — Nous avons bu ensemble un peu de champagne aussi.


Ils rient un peu et le silence revient comme s’il était une troisième personne assise entre eux.


N.Ph. — Taisez-vous ! Ça suffit, je trouve ! Vous exagérez toujours, vous ne faites rien pour que je reste calme et j’ai tant besoin de calme, vous devriez savoir que je suis délicate si délicââââte. Comme un nouveau-né, je suis en cristal, je suis en porcelaine. Tâchez de vous en souvenir désormais. Au coin, vilain garçon, on vous rappellera.


Rogojine va au coin.Il croise les mains derrière son dos et joue tout seul à la mourre tout le temps de la punition. N.Ph. le regarde faire en haussant les épaules


N.Ph. — Pauvre petit castrat chéri…


Elle reprend la lecture à haute voix de son journal.


N.Ph. — « La désillusion, c’est de se rendre compte que personne n’est d’accord avec nous, ceux-là même qui sont de notre côté et luttent avec nous. Cette désillusion atteint son maximum lorsqu’on se rend compte qu’il n’y a rien à faire, que personne ne peut se transformer. Les points sur lesquels nous sommes d’accord avec autrui sont importants, jusqu’au jour où nous comprenons clairement ceux sur lesquels le désaccord est irréparable. Alors on se dit qu’on écrira pour soi-même et pour des étrangers, qu’on vivra pour soi-même, et pour des étrangers, et l’on devient un vieil homme, ou une vielle femme. »

Vous écoutez, Rogojine, n’est-ce pas ?

« […] On éprouve un sentiment très bizarre lorsque, par exemple, on aime une certaine horloge et que tous les gens de notre classe la trouvent laide et mal construite, et pourtant, on l’aime vraiment, on attache de l’importance à ce sentiment. Ou encore, vous aimez un mouchoir de soie brillante, et tous les gens de votre milieu le trouvent laid et prétentieux, et disent que vous l’aimez par pose, alors que votre sentiment est sincère. Ou encore, vous écrivez un livre […] »

Vous écrivez un livre, vous ?

« […] et pendant que vous l’écrivez […] »

On devrait écrire un livre sur vous.

« […] et pendant que vous l’écrivez, vous vous sentez rempli de honte et d’effroi, car on vous croira stupide, ou fou, vous savez qu’on vous traitera avec moquerie ou pitié, et, rempli d’incertitude, vous continuez quand même. Or, il se trouve quelqu’un pour partager votre manière de voir, pour accepter ce que vous aimez, ce que vous faites, et plus jamais vous ne serez entièrement en proie à l’effroi et à la honte. » (Gertrude Stein, Américains d’Amérique)

Rogojine, cessez ce jeu stupide, j’ai honte pour vous, vous m’effrayez. Soyez normal, un court instant, voulez-vous. Prenons une tasse de thé.
R. — Madame, je ne suis pas un légume qu’on arrose avec de l’eau, même chaude, même agrémentée de citron et d’herbes délicates. Je suis un homme, madame, et j’entends boire du feu, au moins du feu !
N.Ph. — Vous êtes fou mon ami, mais soit. Goûtez donc ce parfum français, il est très fort. Je rêve de vous voir boire ce parfum. Oh !!! faites-le s’il vous plait pour votre Nasta, Nasta ssia ssia
R. — Matame, che ne manche bas de ce bain là !
N.Ph. Comme vous savez être amusant quelques fois, à vous voir on ne s’y attend pas du tout!


Rogojine a ouvert la bouteille de parfum et il en asperge la pièce.

N.Ph. Encore, encore ! gaspillons, gaspillons, j’adore gaspiller. Sur moi, oui sur moi, ah, Parfione !
R. — Une tasse de thé vous ferait le plus grand bien, mon amie. Je vous sens très nerveuse. Ou une tisane de fleurs d’oranger ? Oui, la fleur d’oranger, ce serait parfait, n’est-ce pas ?
N.Ph. — Vous finissez toujours par devenir ennuyeux. Savez-vous jouer au mahjong ? Non. Savez-vous jouer au je de go ? Non. Rien. Rien. Rien.Je vais vous apprendre à jouer au strip-poker. Nous jouerons tous les jours, tous les jours.
R. — Aux cartes ou aux dés ?
N.Ph. — Tous les jours d’autres cartes, tous les jours d’autres dés. Et vous prendrez un bain tous les jours, je ne voudrais pas courir le risque de vous voir à la fois nu et crasseux.
Rogojine, puez-vous des pieds ?
R. — Je ne vous permets pas !
N.Ph. — Mais si, vous me permettez tout. Vous êtes comme un peu d’eau dans ma main. Si j’ouvre tout à fait ma main, que va-t-il arriver ? Rien qu’un peu d’eau. Si j’ouvre ma main, vous tombez et vous faites une tache sur mon tapis. MON TAPIS ! Dehors, dégoûtant personnage, revenez demain avec des cartes et des dés, et soyez un peu plus drôle.



A suivre : 123456789

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-01)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Acte I


N.Ph. est seule, nue devant sa table de toilette. Elle se poudre le corps avec une houppette grande comme un oreiller. Elle se maquille comme un clown. Elle chante la chanson du Livre 1, Dis-le à son regard.

Cela peut durer assez longtemps. Elle peut chanter dix fois la même strophe en se transformant ou en la transformant. Tous les exotismes sont possibles, jusqu’à la dégradation complète du chant.

Enfin elle s’habille. Elle met une ceinture de grenades et des cartouches dans ses jarretières, des couteaux le long de ses bras et des ciseaux entre ses jambes. Par-dessus le tout, un flot de rubans et de dentelles, une magnifique robe noire et un vieux châle très laid de vieille femme — pompons, fleurs de laine rouges et roses.

Elle s’assied et prend un livre ou un journal. Elle lit quelque temps jusqu’à ce quelqu’un sonne.
Elle lit à haute voix :


« Je vois tant de gens qui, j’en suis certaine, ne s’intéressent point du tout à mon idée que chacun a un être propre en lui et appartient à une certaine catégorie d’hommes et de femmes, en sorte que je pourrais faire un tableau assez complet de ces différentes catégories et qu’un jour je serai en état d’expliquer la personnalité de chacun et démontrer les relations des êtres entre eux, selon leur façon de manger, de penser, de sentir, de travailler, de boire, d’aimer, de commencer et de finir, de percevoir les choses comme des réalités soit d’une façon intuitive, soit d’une façon brusque et impatiente, ou patiente, ou passive, ou active. Je saurai les classer par groupes, et ce sera si amusant, si important pour moi, car je montrerai dans chaque groupe ceux qui réussissent, ceux qui échouent et les autres, ceux qui ont une personnalité plus claire et plus forte, et je chercherai à faire comprendre à tout le monde la personnalité de chacun en sorte que tous puissent voir ce que signifient mes explications, mais toujours je resterai certaine que moi j’appartiens au groupe des actives passives, et que je porte en moi ces caractéristiques, car je suis à ma façon une passive désemparée qui sait très bien que les gens que je connais ne veulent pas se donner la peine d’écouter avec soin ce que je leur dis, oui.


On sonne


J’en suis sûre, presque tous ceux à qui je veux donner cette explication ne se donnent pas la peine d’écouter avec soin. (Gertrude Stein, Américains d’Amérique).


N.Ph. — Entrez ! »


Entre Rogojine. Il porte un manteau de fourrure, une canne et des gants. Il fume un long cigare fin. Il marche de long en large sans rien dire. N.Ph. reprend son livre ou son journal. On entend le même texte à mi-voix, intelligible par hasard et par intermittences. Au mot qui avait été suivi d’un coup de sonnette Rogojine tousse.

A la fin du texte.


N.Ph. — Asseyez-vous
R. — Merci à vous, merci bien. Sans blague, merci, si, si, j’insiste, merci, merci.


Il se met à genoux.


R. — Merci.
N.Ph. — Je vous en prie, allons, voyons, ah, ah, mais non, c’est fini, bon chien, sage.


Puis, très mondaine :


N.Ph. — Prendrez-vous une tasse de thé ?
R. — Peut-être, oui sans doute… vous permettez que je… Excusez-moi, mais pardon il faudrait
N.Ph. — Ne faites pas tant de manières, enlevez au moins votre chapeau ou vos gants. Enlevez quelque chose, asseyez-vous, vous serez mieux. Vous n’êtes pas obligé de parler si vous n’avez rien à dire. Je lisais ce journal, là, vous voyez ; je peux continuer, faire comme si vous n’étiez pas là ; ce n’est pas un problème puisque j’étais en train de le faire ; d’ailleurs c’est très intéressant.


Elle replonge dans son journal ; de temps en temps on l’entend rire ou grogner ou protester.
Le jeu de Rogojine pendant ce temps dépend du hasard, du génie, de la culture et de l’humeur de celui qui le joue. S’il manque de hasard, de génie ou d’humeur, il peut chanter une chanson du
Livre 1, ne rien faire, ou encore lire l’autre côté du journal.


N.Ph. — Vous ne trouvez pas que ça a assez duré ?
Racontez-moi quelque chose, faites-moi rire.
C’est inconcevable d’être aussi désagréable.`
Vous ne me donnez jamais envie de vous toucher.
Au moins vous pourriez baiser l’ourlet de ma robe, embrasser les traces de mes pantoufles, me gratter le dos. Imbécile.
R. — Grrrrrr…


Il grogne et grince des dents avec des yeux qui roulent de cinéma muet.


N.Ph. — Mon pauvre chéri, comme je suis vilaine avec vous, mais vraiment vous êtes empoté, chère, chère petite plante verte… Allons allons calmez-vous, asseyez-vous là, voilà, sage, comme on a été vilain avec sa maîtresse, on ne le fera plus ou on aura le fouet. Voyons, voilà…


Elle reprend son journal et lit à haute voix :


N.Ph. — « Il était environ neuf heures du matin ; c’était à la fin de novembre, par un temps de dégel. Le train filait à toute allure vers Petersbourg. » Dostoïevsky, L’Idiot.


En lisant elle s’endort.



A suivre : 123456789

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-12)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Les expressions limitées et rares de sa bouche et de ses yeux avaient fait leurs preuves. C’est pourquoi elle n’en changeait pas.

Il y avait la joie subite qui lui mouillait les yeux et entrouvrait sa bouche. Il y avait la colère subite qui lui mouillait les yeux et pinçait sa bouche. Il y avait l’ ennui total qui ne mouillait rien et fermait tout.

Il y avait le reproche qui lui faisait baisser les paupières et laissait errer sur sa bouche un vague sourire enfantin et triste. De toutes ses « expressions », c’était la plus dangereuse.


*


Ce qu’ils aimaient, l’un et l’autre, chacun à sa manière, c’était le vide caché derrière elle, si énorme, si complet, si parfait et si épouvantable qu’ils y tombaient sans fin comme en enfer ou dans le ciel.

Elle n’était meublée que par les objets de son propre rite : une idée de son corps, un certain nombre de préjugés quant à ses pouvoirs et à ceux des autres. En bref, c’était une poupée de chiffon bourrée de papier monnaie.


*


Elle les avait faits prisonniers de son vide, l’un occupant le ventre et l’autre la poitrine, et il fallait bien que l’un ou l’autre la tue pour qu’ils puissent en sortir.


*


Pour Noël, le cuisinier et la mère de Rogojine ont envoyé un paquet au Prince : des noix, des gâteaux, des chaussettes, de la confiture. Ce qu’on envoie à un enfant qui reste au pensionnat pendant les vacances.
On lui a tout pris ou il a tout donné. Il a gardé une noix parce qu’elle était jolie, légère et ronde dans sa main.


*


Le concierge d’un hôtel à Yalta s’est endormi. Les gens qui devaient venir de Moscou, de Leningrad, de Petersbourg ou de Staffelfelden ne sont pas venus. Leur chambre était prête, pleine de champagne, de parfums et de fleurs.

Ils ne viendront jamais et personne à leur place.


*


Un univers de femmes qui lisent Madame Bovary et vivent de la charité que font les hommes à leur apparence éphémère.


*


Les jeux de cartes étaient, en dehors d’acheter et de vendre, la seule activité où se déployait son intelligence tout entière.

Elle en oubliait même d’être belle. Ce n’était pas le moindre de ses charmes, inconscient, celui-là.


*


Un seul deviendra fou, celui qui l’était déjà, et seule mourra celle qui n’était pas vivante. Rogojine restera Rogojine, aussi bon que mauvais, et pas à moitié.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-09)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Le Prince repartait de chez elle un peu triste parce qu’elle ne se montrait jamais attentive à sa présence

C’est pour la même raison que Rogojine repartait fasciné.


*


Quand il rentrait tard il les entendait chanter à l’office. Il enlevait ses chaussures pour ne pas faire de bruit et restait quelque temps derrière la porte pour les écouter. Quand il partait, c’était par peur qu’ils ne l’entendent rire.


*


Il avait pensé qu’une vie plus calme aurait fait du bien à ses nerfs malades. Elle se serait apaisée peu à peu grâce à leurs promenades et à leurs lectures, à l’abri des regards et des modes de la ville.
Ecoutant cela Rogojine avait dit qu’elle serait partie avec un garde-chasse ou un moujik sale et beau, et, bien sûr, Rogojine avait raison.


*


Rogojine sait que les entrailles des femmes sont pleines de merveilles, de mystères et de maléfices.
Le Prince ne sait pas que les femmes ont des entrailles.


*


J’en ai marre
De toujours vous voir
Et de ne jamais
Vous avoir



Chantait le cuisinier entre ses dents



Et la bonne allemande le menton dans les mains le regardait en disant :
Ich werde schialen if vous continuez comme ça.


*


Elle était très forte au jeu de Leningrad.

C’est un jeu qui se joue avec un nombre pair de cigarettes, contrairement au jeu de Stalingrad qui se joue avec un nombre pair ou impair de n’importe quoi. Dans le style moscovite, on joue avec des capsules de bouteilles d’eau minérale française et c’est aux dés qu’on décide du nombre.

Les règles de ce jeu sont très variables


*


Papa vas-y mets le feu qu’elle disait la gosse alors il adit bon d’accord et il a dit à son aide de camp de dire aux autres qu’ils mettent le feu et ce mec il l’a dit aux autres et finalement il y en a un qui n’a rien dit et qui l’a fait et la gamine, elle sautait partout et il disait le feu il faut mettre le feu sa robe était déchirée elle était décoiffée toute pâle de plaisir disait le cuisinier à la mère de Rogojine et maintenant elle écrit des livres pour enfants, la petite Rostopchine.


*


Il restait assis près d’elle, écoutait le bruit de sa robe, le craquement de ses escarpins de soie. Elle le laissait faire et ne disait rien, mais la lumière de son regard était si innocente qu’elle finissait par se sentir mal à l’aise. Elle lui disait alors de s’ en aller parce qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière allait venir.


*


Ils ne parlaient ensemble que pour dire du mal des gens et plus ils étaient méchants et plus ils riaient. Mais son regard se faisait insistant et tout en l’observant dans une glace elle laissait glisser un peu son châle sur ses épaules et quand enfin il tendait la main vers elle, elle lui disait qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière n’allait pas tarder à venir.


*


Elle n’aimait pas du tout les fleurs, mais elle aimait le sens de ces bouquets riches et glacés qu’elle laissait mourir sans eau dans des vases, trophées sous la poussière.

Les cartes qui accompagnaient les bouquets, elle les rangeait avec soin dans un coffret doré très brillant et très laid.


*