Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-06)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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H. — Mais non, vraiment, je vous assure.
N.Ph. — Je crois que je me suis endormie.


Le Prince est assis près d’elle.


N.Ph — Qu’est-ce que vous faites là ? Qui vous a permis d’entrer ? Ne m’adressez pas la parole.


Elle baille, elle s’étire, fait quelques mouvements de gymnastique.


N.Ph. — Etes-vous vraiment si calme, si sérieux, si mélancolique ? Vous ressemblez à ces petites maisons grises au bord des routes à la sortie des villes. Elles ont des jardins maigres et des pommiers sans pommes. De vieux chiens gardent les grilles et très tôt, le soir, les lumières s’éteignent. Une demeure immobile, il n’y a rien dedans, que de la poussière, des vieux papiers, des coccinelles mortes, des plumes d’oiseau.

Ne répondez pas. Je ne vous parle pas vraiment. Faites comme si je parlai au merle ou au poissons, ou à mon image dans le miroir. Ou comme si je ne parlai pas du tout, assise, mon crochet à la main, sous la couverture blanche. D’ailleurs vous n’êtes pas vraiment là, puisque je ne vous ai pas permis d’entrer. Il faut frapper d’abord, ou sonner, ensuite je réponds si je veux. Et je dis Entrez ! ou Je n’y suis pour personne ! ou Je n’y suis pas pour vous. Ou je fais comme si j’étais morte.


Elle fait semblant de mourir puis d’être morte. Le Prince fait comme s’il n’était pas là, puisqu’on vient de lui expliquer qu’il n’y est pas vraiment. Il donne de l’eau aux plantes, des miettes aux poissons. Puis il s’assied, ouvre Madame Bovary au hasard et lit à mi-voix.


Le P. — « Vous êtes dans mon âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais j’ai besoin de vous pour vivre ! J’ai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée. Soyez mon amie, ma sœur, mon ange. » (Madame Bovary)


N.Ph. qui n’ a pas vu qu’il était en train de lire, croit que cette prière lui est adressée.


N.Ph. — Vraiment, je suis fatiguée ! Vous dites la même chose que le Général, que Rogojine, que tous. LA MEME CHOSE. Et je n’en crois pas un mot. PAS UN MOT. C’est à mourir de rire. Les anges n’ont pas de sexe, celui des sœurs est interdit et les amies font exactement comme si elles n’en avaient pas. Et le tour est joué, n’est-ce pas ?


Le Prince essaye vainement de lui faire comprendre qu’il ne lui parlait pas, qu’il lisait, mais elle est très en colère et l’empêche de parler en faisant des gestes violents de la main vers sa bouche.


N.Ph. — Et si je me déshabille, et si je m’approche de vous, nue, et si je joue avec vous à la femme-trou, à la femme-femme, à la femme-putain, à papa-maman ou au docteur, mettrez-vous votre main sur vos yeux ou dans la poche de votre pantalon ? Que ferez-vous de vos mains ? Rien, n’est-ce pas, vous tourneriez les pages de votre livre, vous regarderiez ailleurs en disant
Le P. — Mon amie, il faut vous calmer ; que faites-vous, je vous en prie.
N.Ph. — Je le savais. JE LE SAVAIS ! Vous êtes un âne, un hongre, un mulet, un bœuf. J’aime mieux les moujiks que les princes. Trouvez-moi un moujik.
Le P. — Vous lui direz qu’il est sale, qu’il sent mauvais, vous le chasserez à coups de fouet, vous lui cracherez à la figure et, qui sait, il en sera sans doute heureux.
N.Ph. — Oh là là, vous en savez des choses ! Je ne vous ai pas permis d’entrer dans ma tête quand je fais un rêve, ne faites pas comme chez vous dans la tête des autres. Nous ferions mieux de boire du thé  et de parler de choses intéressantes. Des jeunes filles qui vont au concert avec les petits militaires. Des vieux messieurs qui vont au concert avec les petites dames. Ou bien de Rogojine. Parlez-moi de Rogojine. Comment va-t-il, l’avez-vous vu ?
Le P. — Il a acheté un couteau. Il n’arrête pas de boire. Il vous aime. Mais ce n’est pas l’homme qu’il vous faut. Il vous ferait du mal. Vous êtes très bonne, dans le fond, incapable de quoi que ce soit de bas ou de lâche. Vous êtes comme une reine.
N.Ph. — Une reine qui passe son temps à faire des réussites dans sa tour en regardant les palefreniers trousser les bonnes. Tout le monde triche, même vous.
Allez, je vous ai assez vu. Revenez demain avec un livre plus drôle et des cadeaux amusants : des gâteaux à la crème, un chien de manchon, des bruits qui ont couru. Nous prendrons le thé n’est-ce pas, je compte sur vous.
Le P. — Si je le vois, quelques fois il vient me voir, d’autres fois il me suit dans la rue, faut-il que je lui dise quelque chose de votre part ?
Je vous l’enverrai si vous voulez… Je lui dirai : « Parfione, mon ami… »
N.Ph. — Vous lui dites « Parfione, mon ami », et il ne vous casse pas la gueule ?
Le P. — Je lui dirai « Parfione mon ami, elle veut te voir, elle a besoin de distraction, elle a besoin qu’on la fasse rire. »
N.Ph. — Ainsi, vous lui dites Parfione mon ami et il vous écoute sans rire. Vous êtes étranges, tous les deux.
Le P. — Laissons cela. Je crois que vous jouez à ne pas comprendre. Vous faites comme si les mots dépassaient votre pensée, c’est difficile de vous parler. Je crois que j’aime Rogojine.
N.Ph. — Mais Rogojine vous hait ! Il vous tuera si je le lui demande.


Le Prince sourit et ne répond pas. N.Ph. hausse les épaules, et le rideau tombe.



A suivre : 123456789

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