Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-02)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff en 2011, et tout récemment, cette année, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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DANS UN TRAIN


Un homme et une femme sont assis l’un en face de l’autre. Ils se regardent par-dessus leurs journaux déployés et parlent sans montrer leurs bouches.

H. — Je ne voudrais pas être indiscret, ni vous déranger, vous êtes libre de me répondre ou pas, cependant, je voudrais vous demander, c’est idiot, je sais, mais c’est sans importance, dites moi simplement si vous savez jouer au mahjong ?
F. — …
H. — Bon, très bien. Je vous prie de m’excuser.
F. — Vous aviez dit, n’est-ce pas, que j’étais libre ; j’ai cru pouvoir faire comme si c’était vrai. Vous ne connaîtrez jamais la réponse à votre question, sauf si nous devenons très intimes. Mais en attendant, j’ai ainsi remplacé un jeu par un autre. Et puis, enfin, à quoi peut-on jouer d’autre dans un train ?
H. — Ne répondez pas surtout ! C’était à peine une question.


Ils se tournent vers la fenêtre.


H. — « L’humidité et la brume sont telles que le jour a peine à percer.
F. — » Vos yeux sont bouffis, votre visage reflète la pâleur du brouillard.
H. — » J’ai perdu l’habitude de ce climat. » L’Idiot, chapitre 1.
F. — Etes-vous le Prince Lev Nikolaëvitch Mychkine ?
H. — Quelle idée ! Non, ma santé est très bonne, je vous assure !


N.Ph. — Vraiment, je vous assure, je m’étais endormie.


Elle s’étire et se frotte les yeux.

N.Ph. — Avez vous vu le Prince Nikolaëvitch Mychkine ?
R. — Non, à quoi bon le voir ? est-il utile de le voir ? Au nom de quoi m’inquiéterais-je d’un tel idiot ?
N.Ph. — Je ne voulais pas vous blesser. Je posais cette question librement, de telle sorte, mon ami, que vous eussiez pu vous sentir tout aussi libre d’y répondre ou pas. Vous faites toujours des histoires pour rien. Vous êtes incorrigible, Rogojine, soyez donc un peu plus sur de vous, mon cher, cher, philodendron, philoxera, dendronxera, vous savez bien comme on vous aime… Puis-je vous offrir une tasse de thé ? Si,si j’insiste, non, vraiment ? Vous êtes un crétin !
R. — Du thé, encore du thé ! J’ai l’impression que nous sommes condamnés à boire du thé, des tonneaux de thé déjà !
N.Ph. (Minaudant.) — Nous avons bu ensemble un peu de champagne aussi.


Ils rient un peu et le silence revient comme s’il était une troisième personne assise entre eux.


N.Ph. — Taisez-vous ! Ça suffit, je trouve ! Vous exagérez toujours, vous ne faites rien pour que je reste calme et j’ai tant besoin de calme, vous devriez savoir que je suis délicate si délicââââte. Comme un nouveau-né, je suis en cristal, je suis en porcelaine. Tâchez de vous en souvenir désormais. Au coin, vilain garçon, on vous rappellera.


Rogojine va au coin.Il croise les mains derrière son dos et joue tout seul à la mourre tout le temps de la punition. N.Ph. le regarde faire en haussant les épaules


N.Ph. — Pauvre petit castrat chéri…


Elle reprend la lecture à haute voix de son journal.


N.Ph. — « La désillusion, c’est de se rendre compte que personne n’est d’accord avec nous, ceux-là même qui sont de notre côté et luttent avec nous. Cette désillusion atteint son maximum lorsqu’on se rend compte qu’il n’y a rien à faire, que personne ne peut se transformer. Les points sur lesquels nous sommes d’accord avec autrui sont importants, jusqu’au jour où nous comprenons clairement ceux sur lesquels le désaccord est irréparable. Alors on se dit qu’on écrira pour soi-même et pour des étrangers, qu’on vivra pour soi-même, et pour des étrangers, et l’on devient un vieil homme, ou une vielle femme. »

Vous écoutez, Rogojine, n’est-ce pas ?

« […] On éprouve un sentiment très bizarre lorsque, par exemple, on aime une certaine horloge et que tous les gens de notre classe la trouvent laide et mal construite, et pourtant, on l’aime vraiment, on attache de l’importance à ce sentiment. Ou encore, vous aimez un mouchoir de soie brillante, et tous les gens de votre milieu le trouvent laid et prétentieux, et disent que vous l’aimez par pose, alors que votre sentiment est sincère. Ou encore, vous écrivez un livre […] »

Vous écrivez un livre, vous ?

« […] et pendant que vous l’écrivez […] »

On devrait écrire un livre sur vous.

« […] et pendant que vous l’écrivez, vous vous sentez rempli de honte et d’effroi, car on vous croira stupide, ou fou, vous savez qu’on vous traitera avec moquerie ou pitié, et, rempli d’incertitude, vous continuez quand même. Or, il se trouve quelqu’un pour partager votre manière de voir, pour accepter ce que vous aimez, ce que vous faites, et plus jamais vous ne serez entièrement en proie à l’effroi et à la honte. » (Gertrude Stein, Américains d’Amérique)

Rogojine, cessez ce jeu stupide, j’ai honte pour vous, vous m’effrayez. Soyez normal, un court instant, voulez-vous. Prenons une tasse de thé.
R. — Madame, je ne suis pas un légume qu’on arrose avec de l’eau, même chaude, même agrémentée de citron et d’herbes délicates. Je suis un homme, madame, et j’entends boire du feu, au moins du feu !
N.Ph. — Vous êtes fou mon ami, mais soit. Goûtez donc ce parfum français, il est très fort. Je rêve de vous voir boire ce parfum. Oh !!! faites-le s’il vous plait pour votre Nasta, Nasta ssia ssia
R. — Matame, che ne manche bas de ce bain là !
N.Ph. Comme vous savez être amusant quelques fois, à vous voir on ne s’y attend pas du tout!


Rogojine a ouvert la bouteille de parfum et il en asperge la pièce.

N.Ph. Encore, encore ! gaspillons, gaspillons, j’adore gaspiller. Sur moi, oui sur moi, ah, Parfione !
R. — Une tasse de thé vous ferait le plus grand bien, mon amie. Je vous sens très nerveuse. Ou une tisane de fleurs d’oranger ? Oui, la fleur d’oranger, ce serait parfait, n’est-ce pas ?
N.Ph. — Vous finissez toujours par devenir ennuyeux. Savez-vous jouer au mahjong ? Non. Savez-vous jouer au je de go ? Non. Rien. Rien. Rien.Je vais vous apprendre à jouer au strip-poker. Nous jouerons tous les jours, tous les jours.
R. — Aux cartes ou aux dés ?
N.Ph. — Tous les jours d’autres cartes, tous les jours d’autres dés. Et vous prendrez un bain tous les jours, je ne voudrais pas courir le risque de vous voir à la fois nu et crasseux.
Rogojine, puez-vous des pieds ?
R. — Je ne vous permets pas !
N.Ph. — Mais si, vous me permettez tout. Vous êtes comme un peu d’eau dans ma main. Si j’ouvre tout à fait ma main, que va-t-il arriver ? Rien qu’un peu d’eau. Si j’ouvre ma main, vous tombez et vous faites une tache sur mon tapis. MON TAPIS ! Dehors, dégoûtant personnage, revenez demain avec des cartes et des dés, et soyez un peu plus drôle.



A suivre : 123456789

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