Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (03)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


3


Notre première chance, c’est pas comme si on n’avait pas su la saisir. Non. Plutôt qu’on l’aurait laissée filer alors? Quelque chose comme ça. La chance, c’est fragile. Soit on la serre trop fort, parce qu’on craint qu’à tout moment elle s’échappe, et alors, crac, entre vos doigts un beau jour elle se brise. Soit on croit que ça y est, voilà, ce coup-ci on la tient, et puis on se met peu à peu à desserrer l’étreinte, et c’est là que, pfuit, elle vous glisse des mains. La chance, non seulement c’est quelque chose de fragile, mais c’est aussi quelque chose de très capricieux. Fragile. Capricieux. Et rare. C’est sans doute pour ça qu’elle repasse que deux fois dans une vie. Papa, en fait, y pense que c’est uniquement de sa faute, si notre première chance, on la laissée s’échapper comme un oiseau rare. Notre oiseau rare, bien sûr, c’était Maman. Au début, ce serait plus juste de dire que Maman c’était son oiseau rare rien qu’à lui. Parce qu’au début, moi, j’étais pas encore là. Moi, ça fait seulement neuf ans que je suis là.

Ce qui a fait que notre première chance, on n’ait pas su, pas pu, la saisir, je veux dire tous les trois ensemble ? Et si erreur y a eu, alors où a-t-elle pris racine? Eh ben dans le désert. Voilà. Non vous ne rêvez pas. Vous avez bien lu. Oui. C’est dans le désert que ça a commencé la fin de notre première chance. Pour Papa, aucun doute là-dessus.

Papa, son travail, avant, c’était hydrologue. Un hydrologue mettons que c’est quelqu’un qui passerait sa vie à chercher de l’eau. Certaines personnes se mettent à vouloir trouver de l’or à tout prix. Ça les prend comme ça et une fois que ça les a pris, y’a plus rien à faire, parait. C’est le genre d’idée fixe qu’est difficile à s’enlever de la tête. Papa, son truc, son idée fixe rien qu’à lui, ça consistait, pour vous simplifier un peu les choses, à trouver de l’eau. Surtout là où tout le monde estimait qu’y en avait pas. Chercher de l’eau dans le désert, vous vous dites qu’il faut être un peu fou pour consacrer sa vie à une occupation pareille. Pourtant de l’eau dans les déserts, y en a. Oui.

Non. Dans le désert, d’accord, y’a ces quelques flaques visibles à l’oœil nu et tout. Mais aussi. Mais surtout. Des fleuves, invisibles ceux-là, et c’est sous terre qu’ils s’écoulent, ces fleuves. C’est ici que l’histoire se complique. Comment on les appelle ces fleuves souterrains? Oh ça… Je sais plus. Tout ce qu’il vous faut savoir c’est que c’est là que Papa entrait en scène. Pour les traquer avec des patiences de chasseur. Pas ceux dont on vient de parler, hein. Bref. Pour les débusquer, ces maudites sources tapies sous des couches et des couches de sable, les débusquer comme des bêtes sauvages pas pressées de se laisser apprivoiser. Il arrive qu’elles soient enfouies à des kilomètres et des kilomètres de la surface de la terre. Papa, dans le désert, alors il y partait de longs mois.

Entre le désert et cette ferme où on vit maintenant, c’est sûr que ça en fait des milliers de kilomètres. Et même des tas de pays et des tas de mondes mystérieux. Avant d’y arriver, faut te gravir quatre à quatre des chaînes et des chaînes de montagnes. Battre la poussière de campagnes toutes très différentes les unes des autres. Te perdre dans le labyrinthe de forêts remplies de ténèbres. Brr. Quelle aventure.

Sans doute qu’à force, tes muscles y finissent par se gorger de fatigue. Et alors le danger ce serait que tu commences à compter tes pas. Parce que si jamais tu fais ça, tu mets bientôt le sac à terre. T’avances plus. Ce serait bête d’avoir fait toute cette route pour rien. D’autant que c’est loin d’être fini. Y’a encore la mer à traverser. Ça fait quand même un assez long voyage. Le long voyage de Papa vers son désert, Maman me l’a souvent raconté. C’est même dans ses yeux à elle que je le voyais, lui et ses traces d’hydrologue, disparaître peu à peu dans les dunes.



A suivre : 12345678910

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