Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (02)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


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Les choses, ici et maintenant, tu pourrais les diviser en deux catégories. Y’a celles auxquelles je dois être attentif, sans quoi, c’est sûr, il m’arriverait tout un tas de bricoles. Des trucs pas très cool. Par exemple : ne pas donner à manger aux lapins du bout des doigts. Même sans le faire exprès, leurs petites dents elles peuvent te pincer très fort. Et d’abord, les lapins, c’est des rongeurs, alors ça ronge à qui mieux mieux, tu penses, fanes de carottes et phalanges comprises. Ne pas passer derrière une vache qui fait téter son veau. A tout moment un coup de sabot peut partir tout seul. Et alors, shlack, en plein sur la tempe et puis vlan, te voilà en train de couler à pic dans la rigole à purin. Pouah. Faut pas non plus boire le lait qu’on vient juste de traire, parce que là c’est crampes d’estomac garantis.

Jamais sourire pour dire bonjour aux gros chiens de berger qui montent la garde auprès des troupeaux, parce qu’eux de suite y vont se penser que tu leur montres les crocs, que tu cherches l’embrouille, la bagarre quoi. En même temps la salive de ces vieux chiens, paraît que ça peut guérir les piqures d’orties, oui, paraît. Alors si tu sais faire patte douce le respect s’instaure tout seul et voilà, entre vous ça devient vite à la vie à la mort.

Et puis aussi, éviter de courir sous l’orage. Bien sûr, toi t’as peur du tonnerre qui gronde et tout ça, et en détalant tu cherches juste à te mettre à l’abri le plus vite possible, bien sûr. Mais tout ce que tu vas réussir à faire c’est seulement exciter la foudre. Pour elle, t’es comme un bout de chiffon rouge qui s’agite dans tous les sens et ce bout de chiffon, elle s’amuserait bien un peu avec. La foudre, ça tient à la fois du taureau furieux et du jeune chien fou, paraît. Bon, même sans courir, faut surtout pas se réfugier sous un arbre. Parce que la foudre, s’abattre au hasard dessus, c’est assez son truc, voyez. Ca fait même partie de ses petites manies de foudre de faire ça. Voilà.

Y’a encore une dernière chose dont y faut que je me méfie et c’est le silence des plaines juste avant la forêt. Ce silence qui fige tout à coup la campagne, ça veut dire que les chasseurs sont quelque part par là, pas loin, prêts à tendre une embuscade à quelque bête traquée. Y’a des fois, leurs chiens, tu les entends hurler après leur proie. Quand tu les entends paraît qu’il est trop tard. Surtout si l’homme caché derrière son fusil vient à louper sa cible. Une balle perdue ça peut courir plusieurs kilomètres. Parait que ça court jusqu’à ce que ça rencontre quelqu’un ou quelque chose, bref, un truc sur quoi ça va enfin pouvoir s’arrêter. Une balle perdue, tu dirais une voiture sans frein.

Papa de toute façon, les jours où y’a la chasse il tient pas trop à ce que je m’éloigne de la ferme. Papa ça le met en rogne ces rumeurs de guerre. Il m’a dit un jour que quand la vie ça tue la vie, c’est qu’elle peut pas faire autrement, qu’elle est bien obligée pour continuer à vivre. Que la vie, si elle se nourrissait pas de ce qu’y est vivant, alors elle mourrait. Après, tout ça c’est une question d’équilibre. La vie parfois tue la vie mais c’est parce qu’elle a faim et c’est tout, ça s’arrête là, ça va pas plus loin. Au début de l’humanité, quand l’homme c’était encore à moitié une bête, alors il chassait pour avoir de quoi se nourrir et voilà. Les chasseurs de maintenant, y tuent surtout par plaisir, et ça…

Bon, y’a donc toutes ces choses qui pourraient m’attirer des ennuis si je faisais pas un peu attention et puis y’a ce que Papa appelle les miracles de la nature. Ces merveilles qui sont partout à condition de savoir les regarder et qui regorgent de promesses. Mon film de montagnes, par exemple, mais ça on vient de le voir. Le brouillard qui se lève sur les terres pendant que le soleil s’étire avec ses grands airs paresseux. C’est beau. Tu dirais que l’aurore c’est une fille et que cette fille elle porte un joli voile de brume. Ce qui est beau aussi c’est quand le vent fait onduler l’herbe et alors il te semble que la grande prairie c’est devenu un océan avec des vagues qui frisent un peu partout à la surface. Et puis y’a le chaume quand les coquelicots commencent à pousser par-dessus. La pluie sur les labours et le monde qui se reflète dans ces jolis miroirs improvisés. Et puis y’a les saisons.

Les enfants d’ici, ces choses-là, tu penses bien qu’ils les connaissent par cœur. Pour eux ça a fini par ressembler à toutes ces leçons apprises à force de rabâchage. Oui mais voilà. Leurs parents les ont apprises avant eux, ces leçons. D’avoir des parents pareils, ça doit forcément aider. Au début de notre installation, je vais vous dire, Papa était presque aussi ignorant que moi. Notre installation ici, vous savez, ça ressemble un peu à ça. A une deuxième chance. Voilà.



A suivre : 12345678910

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