Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-03)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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N.Ph. est seule. Nue devant sa table de toilette, elle n’est pas forcément identique physiquement à celle de la scène précédente. De même l’ univers. Elle se poudre le corps avec une houppette aussi grande que possible. Elle se maquille comme un mannequin. Elle chante une chanson du Livre 1. Cela va assez vite. Elle s’habille : ses sous-vêtements sont très nombreux mais très fins, elle met enfin une robe très décolletée et beaucoup de bijoux. Sur le tout, un pardessus d’homme, en cuir, et enfin un feutre et ses gants. Elle lit un livre posé sur un lutrin, jusqu’à ce quelqu’un sonne.


N.Ph. — « Toute âme est immortelle ; car ce qui est toujours en mouvement est immortel ; mais l’être qui en meut en autre ou qui est mû par un autre, au moment où il cesse d’être mû, cesse de vivre… »


On sonne.


N.Ph — «…cesse de vivre ; seul l’être qui se meut lui-même, ne pouvant se faire défaut à lui-même, ne cesse jamais de se mouvoir, et même il est pour tous les autres êtres qui tirent le mouvement du dehors, la source et le principe du mouvement. » (Platon, Phèdre, p.124)


Rogojine est entré pendant la lecture. Il porte plusieurs manteaux, un bonnet sous son chapeau, deux paires de gants et des snow-boots.


N.Ph. — Mon petit canari a-t-il pensé à apporter les cartes ? Mon merluchon, merlonet, merluton a-t-il pensé à apporter des dès, et un cornet, et des allumettes pour miser ?


Pendant qu’elle parle, Rogojine sort de ses poches plusieurs jeux de cartes neufs, un cornet à dés, des dés et de grandes poignées d’allumettes qu’il met dans son chapeau.


N.Ph. — Dites-donc ! vous ne m’avez pas dit bonjour. Sortez !


Il sort. Elle se remet à sa lecture. Elle a changé de livre.


N.Ph. — « Je déteste Mummy et elle me déteste, mais Daddy, lui m’aime… »


On sonne.

N.Ph. — «…et je suis sûre que tout s’arrangera si nous le mettons devant le fait accompli. »


Rogojine est entré.


N.Ph. — « Nous n’avons qu’à nous enfuir, nous enfuir cette nuit, par l’express, par exemple en Espagne, au Maroc. »


Rogojine n’a pas réalisé qu’elle est en train de lire à haute voix un passage de Felix Krull, chevalier d’industrie de Thomas Mann (p. 248), s’est précipité sur elle et la prend dans ses bras, croyant que c’est à lui qu’elle parle. Elle se dégage en le mordant et donnant des coups de pieds.


N.Ph — Imbécile, illettré, philistin, crétin, vous ne m’avez même pas dit bonjour ! Sortez !


Il est presque sorti, quand elle le rappelle.


N.Ph. — Non, restez, je n’ai plus envie de lire.


Elle tire une petite table. Il rapproche deux chaises. Il pose sur la table tout ce qu’il a apporté et ils commencent leur partie de strip-poker. Pour ce qui concerne le jeu lui même, la plus grande liberté est laissée aux acteurs, l’auteur n’ayant de ce jeu que des notions bien vagues : les cartes peuvent être aussi bien des cartes Michelin ou des cartes postales.

Il faut cependant qu’ils en arrivent à un certain stade de déshabillage : Rogojine commence par le bas et N.Ph. par le haut. On peut concevoir qu’à la fin de la partie, qui peut-être jouée en accéléré, il soit tout à fait nu du bas, elle soit tout à fait nue du haut, de sorte qu’ils soient allés le plus loin possible à la fois dans la provocation et dans l’impossibilité de passer aux actes.

Quelques répliques peuvent être échangées.


N.Ph. — Cette cravate et cette chemise ne vont pas ensemble.
R. — Moi non plus Madame aujourd’hui je ne vais pas très bien ensemble.
N.Ph. — Mon pauvre petit abricot, qu’est-ce qu’on vous a fait ? Racontez moi tout. Je vois bien qu’on a honte, qu’on a fait des bêtises et qu’on n’ose pas les dire.


Plus la partie va vers sa fin, plus ils se haïssent. Ils restent polis mais chacun développe quelque chose comme une odeur insupportable à l’autre.


N.Ph. — Parfione, tu ne le diras à personne ?
R. — Vous vous chargerez bien de le dire vous-même à tout le monde. Voici ce que vous avez gagné.


Il lui donne un long collier de deux rangs de perles, elle le met sur sa poitrine, ils se rhabillent.


N.Ph. — Voulez-vous une tasse de thé ?


Rogojine sort sans répondre.



A suivre : 123456789

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