Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.
LIVRE II
Il chante.
A la deuxième strophe, Rogojine cessera de jouer au billard et s’approchera des deux autres. Il écoutera avec une attention si aiguë que son visage aura l’air de craie, dévoré par ses yeux fiévreux.
Le P. —
Blonds ses cheveux, rose son teint
Clair son regard et ses yeux verts
Dedans sa robe cache ses mains
Dedans sa robe cache ses mains
Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps
La jeune fille de Nuremberg
A sa fenêtre passe le temps
Ses yeux sont lisses sous ses paupières
Dedans sa tête cache le vent
Dedans sa tête cache le vent
Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps
La vierge sage de Nuremberg
Tisse une toile où elle attend
Sans impatience et sans colère
Dedans son âme cache le temps
Dedans son âme cache le temps
Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps
La demoiselle de Nuremberg
A le sourire rouge de sang
Ah braves gens quelle misère
Dedans son corps cache un amant
Dedans son corps cache un amant
Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps
Il est une vierge à Nuremberg
Blonds ses cheveux rose son teint
Clair son regard et ses yeux verts
Dedans ses mains tient le destin
Dedans ses mains tient le destin
Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps
Nastassia se lève brutalement.La tête du Prince heurte le sol et il perd connaissance. Nastassia se précipite dans les bras de Rogojine, s’accroche à lui en hurlant.
N.Ph — Emmenez-moi, sauvez- moi !
Il la serre contre lui et l’entraîne doucement dans un tango dont la musique a l’air de continuer la musique de la chanson. Ils dansent lentement d’abord puis avec violence. Au moment où le tango s’arrête, au dernier pas de danse, il la bascule en arrière, ce qu’elle fait gravement et avec grâce croyant danser encore, et à ce moment-là il la poignarde très tendrement. Elle s’effondre
comme une robe qui tombe d’un cintre.
Il la porte dans ses bras jusqu’à un lit à rideau. Il la couche, la dispose du mieux qu’il peut, religieusement. Il ouvre un flacon de parfum qu’il pose au pied du lit. Contre le lit, il fabrique une espèce de fauteuil avec des coussins et il y installe le Prince qui reprend peu à peu ses esprits.
Rogojine s’assied à côté du Prince.
Jusque là il avait tout fait avec application et calme, avec une lenteur soigneuse. Mais soudain il est pris de tremblements, d’agitation, de secousses.
Le Prince le prend tout contre lui dans ses bras, lui caresse le front et les cheveux, Rogojine pleure. Comme si c’était une berceuse pour un enfant, avec une voix très douce le Prince chante à Rogojine La Vierge de Nuremberg, et pendant qu’il chante le rideau tombe sur la chambre de Rogojine.