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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-12)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Les expressions limitées et rares de sa bouche et de ses yeux avaient fait leurs preuves. C’est pourquoi elle n’en changeait pas.

Il y avait la joie subite qui lui mouillait les yeux et entrouvrait sa bouche. Il y avait la colère subite qui lui mouillait les yeux et pinçait sa bouche. Il y avait l’ ennui total qui ne mouillait rien et fermait tout.

Il y avait le reproche qui lui faisait baisser les paupières et laissait errer sur sa bouche un vague sourire enfantin et triste. De toutes ses « expressions », c’était la plus dangereuse.


*


Ce qu’ils aimaient, l’un et l’autre, chacun à sa manière, c’était le vide caché derrière elle, si énorme, si complet, si parfait et si épouvantable qu’ils y tombaient sans fin comme en enfer ou dans le ciel.

Elle n’était meublée que par les objets de son propre rite : une idée de son corps, un certain nombre de préjugés quant à ses pouvoirs et à ceux des autres. En bref, c’était une poupée de chiffon bourrée de papier monnaie.


*


Elle les avait faits prisonniers de son vide, l’un occupant le ventre et l’autre la poitrine, et il fallait bien que l’un ou l’autre la tue pour qu’ils puissent en sortir.


*


Pour Noël, le cuisinier et la mère de Rogojine ont envoyé un paquet au Prince : des noix, des gâteaux, des chaussettes, de la confiture. Ce qu’on envoie à un enfant qui reste au pensionnat pendant les vacances.
On lui a tout pris ou il a tout donné. Il a gardé une noix parce qu’elle était jolie, légère et ronde dans sa main.


*


Le concierge d’un hôtel à Yalta s’est endormi. Les gens qui devaient venir de Moscou, de Leningrad, de Petersbourg ou de Staffelfelden ne sont pas venus. Leur chambre était prête, pleine de champagne, de parfums et de fleurs.

Ils ne viendront jamais et personne à leur place.


*


Un univers de femmes qui lisent Madame Bovary et vivent de la charité que font les hommes à leur apparence éphémère.


*


Les jeux de cartes étaient, en dehors d’acheter et de vendre, la seule activité où se déployait son intelligence tout entière.

Elle en oubliait même d’être belle. Ce n’était pas le moindre de ses charmes, inconscient, celui-là.


*


Un seul deviendra fou, celui qui l’était déjà, et seule mourra celle qui n’était pas vivante. Rogojine restera Rogojine, aussi bon que mauvais, et pas à moitié.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-09)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Le Prince repartait de chez elle un peu triste parce qu’elle ne se montrait jamais attentive à sa présence

C’est pour la même raison que Rogojine repartait fasciné.


*


Quand il rentrait tard il les entendait chanter à l’office. Il enlevait ses chaussures pour ne pas faire de bruit et restait quelque temps derrière la porte pour les écouter. Quand il partait, c’était par peur qu’ils ne l’entendent rire.


*


Il avait pensé qu’une vie plus calme aurait fait du bien à ses nerfs malades. Elle se serait apaisée peu à peu grâce à leurs promenades et à leurs lectures, à l’abri des regards et des modes de la ville.
Ecoutant cela Rogojine avait dit qu’elle serait partie avec un garde-chasse ou un moujik sale et beau, et, bien sûr, Rogojine avait raison.


*


Rogojine sait que les entrailles des femmes sont pleines de merveilles, de mystères et de maléfices.
Le Prince ne sait pas que les femmes ont des entrailles.


*


J’en ai marre
De toujours vous voir
Et de ne jamais
Vous avoir



Chantait le cuisinier entre ses dents



Et la bonne allemande le menton dans les mains le regardait en disant :
Ich werde schialen if vous continuez comme ça.


*


Elle était très forte au jeu de Leningrad.

C’est un jeu qui se joue avec un nombre pair de cigarettes, contrairement au jeu de Stalingrad qui se joue avec un nombre pair ou impair de n’importe quoi. Dans le style moscovite, on joue avec des capsules de bouteilles d’eau minérale française et c’est aux dés qu’on décide du nombre.

Les règles de ce jeu sont très variables


*


Papa vas-y mets le feu qu’elle disait la gosse alors il adit bon d’accord et il a dit à son aide de camp de dire aux autres qu’ils mettent le feu et ce mec il l’a dit aux autres et finalement il y en a un qui n’a rien dit et qui l’a fait et la gamine, elle sautait partout et il disait le feu il faut mettre le feu sa robe était déchirée elle était décoiffée toute pâle de plaisir disait le cuisinier à la mère de Rogojine et maintenant elle écrit des livres pour enfants, la petite Rostopchine.


*


Il restait assis près d’elle, écoutait le bruit de sa robe, le craquement de ses escarpins de soie. Elle le laissait faire et ne disait rien, mais la lumière de son regard était si innocente qu’elle finissait par se sentir mal à l’aise. Elle lui disait alors de s’ en aller parce qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière allait venir.


*


Ils ne parlaient ensemble que pour dire du mal des gens et plus ils étaient méchants et plus ils riaient. Mais son regard se faisait insistant et tout en l’observant dans une glace elle laissait glisser un peu son châle sur ses épaules et quand enfin il tendait la main vers elle, elle lui disait qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière n’allait pas tarder à venir.


*


Elle n’aimait pas du tout les fleurs, mais elle aimait le sens de ces bouquets riches et glacés qu’elle laissait mourir sans eau dans des vases, trophées sous la poussière.

Les cartes qui accompagnaient les bouquets, elle les rangeait avec soin dans un coffret doré très brillant et très laid.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-08)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Ils essayèrent de chanter, mais il ne connaissaient pas les mêmes chansons et l’idée de chanter à tour de rôle ne leur vint pas. Ils fredonnèrent un morceau de cantique et leur tentative tourna court.

Un peu plus tard Rogojine dit que c’était mieux comme ça, sa mère aurait pu les entendre.
Elle, qui était sourde, était pourtant capable d’entendre qu’on chantait à l’autre bout de la maison.
Capable aussi de venir, s’il s’ agissait d’une chanson qu’elle ne connaissait pas encore.


*


Rogojine lui demanda s’il avait une fois au moins fait l’amour avec une femme. Il répondit non. Rogojine se mit à rire et ne pouvant plus s’arrêter étouffa ses hoquets ridicules dans un coussin pendant un long moment. Le Prince le regardait en pensant qu’on ne perd rien à ne pas faire une chose dont on n’a pas la moindre idée.
Quelques fois il aurait aimé dormir avec une femme ; il en avait un souvenir lointain, et parce qu’il savait que c’était agréable il pouvait en avoir envie. Mais le reste lui était aussi étranger que la Chine, où sans doute il n’irait jamais.


*


Il pensait que la différence essentielle entre un homme et une femme est la douceur de la peau, parce qu’il n’avait jamais touché des hommes et des femmes que le visage et les mains. S’il avait eu des corps une expérience un tout petit peu moins parcimonieuse, même cette différence n’en eût plus été une.


*


Je t’emmènerai au bordel disait Rogojine entre deux rires

Et le Prince tremblait


*


La vierge de l’icône ressemblait à la morte. Ils prièrent un moment à genoux devant elle. Ils avaient posé dans l’angle du mur un bouquet blanc. On ne savait pas à qui s’adressaient leurs prières : à la Vierge pour son pardon, à la morte pour qu’elle les maudisse.


*


Rogojine avait très faim. Il trouva une pomme dans la poche de son manteau et alla s’asseoir loin du Prince, près d’une fenêtre. Il mangeait sa pomme comme un chien ronge un os, très vite et avec méfiance.
Alors le Prince dit qu’il n’ avait pas faim, qu’il ne lui prendrait pas sa pomme. Rogojine la jeta par la fenêtre et ils l’entendirent éclater sur le pavé de la cour.


*


Rogojine aimait l’argent, comme il aimait les femmes, avec dégoût et avidité.
Le Prince ne savait rien de l’argent. Il s’en servait comme on se sert d’une fourchette quand on a toujours mangé avec les doigts.


*


Le temps ne passait pas très vite.

Ils ne se parlaient pas beaucoup.

D’autres en des circonstances semblables se seraient raconté leur vie, se seraient fait part de leurs opinions politiques, religieuses et philosophiques.

Eux se taisaient la plupart du temps.

Ce qu’ils disaient en paraissait d’autant plus absurde, indiscret et même parfois ridicule.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-07)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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C’est l’histoire véridique
Parfaitement anachronique
D’une dame de haut rang
Qui perdit toutes ses dents
Celle en fer celle en plastique
Celle en or celle en argent


*


Rogojine se lave rarement mais toujours en grande cérémonie et avec tant de vigueur qu’il peut certes s’imaginer qu’il restera propre plusieurs semaines sans même changer de linge.


*


Le Prince porte un long cache poussière de couleur indécise et sombre qui lui fait quand il marche contre le vent de grandes ailes maladroites.


*


Elle dit que c’est sa mère mais ce n’est qu’une servante

Elle dit que c’est une servante mais c ‘est sa mère

Elle les a interchangées parce que chacune avait le physique de l’emploi de l’autre


*


Et même si elle voulait leur demander pardon leur expliquer les monstres qui grouillent au fond d’elle et mangent son cœur à elle

Elle ne le pourrait plus
Presque pourrie et complètement morte


*


La veste noire de l’ouvrier et la chemise damassée du manouche

La redingote du seigneur et la blouse du moujik

Des mains sales et des bagues brillantes

Rogojine est un compromis


*


S’il croyait aux rêves, il fermerait les yeux et la verrait revivre : se lever, mettre un chapeau, traverser la rue, sourire, enlever un gant, compter de l’argent et le jeter dans un tiroir.


*


Elle ne disait rien pendant des heures puis elle le chassait d’un geste de la main avec un sourire méchant et des yeux durs et il s’en allait blanc de rage et de tristesse. Arrivé dans la rue il l’entendait rire et le rire le poursuivait comme un grelot attaché à son dos


*


La forme de ses ongles était ronde mais elle les taillait en pointes aigues, ainsi sa main telle la patte du chat était à la fois douce et dangereusement armée.

Elle l’avait griffé au visage et il avait montré dans les salons et les tripots ces rayures rouges à sa joue comme on montre la morsure d’un animal sauvage et cher, sans pudeur et même avec ostentation.


*


Le plus clair de son temps, c’est à dire le plus lumineux, il le passait dans les jardins à regarder les jeunes filles,à écouter leurs rires et le bruit de leurs jeux. Il lui semblait être au printemps, là-bas d’où il venait, quand il mangeait des cerises avec Marie et qu’elle riait parce qu’ils avaient la bouche rouge


*


L’un d’eux avait ouvert la fenêtre et l’air, un court moment, était devenu respirable.
Mystérieusement il faisait à la fois très lourd et très froid.
L’autre l’avait refermée et peu à peu l’odeur avait repris sa place un peu plus épaisse un peu plus douceâtre.
Lentement, sans bien s’en rendre compte, ils allaient mourir dedans.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-06)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Ils n’allaient jamais vers la porte et jamais ne la regardaient.

Mais parfois, ils tournaient les yeux vers la fenêtre, et ils écoutaient les bruits de la rue, tapis dans leur silence et leur obscurité.


*


Rogojine lui a dit : ne tremble pas comme ça, fais attention.

Le Prince lui a répondu : pardon mon ami, je ne le fais pas exprès.

Et il a pris ses genoux dans ses mains et les a serrés très fort, mais son corps tremblait tout de même tout entier.

Rogojine a haussé les épaules et le Prince a baissé les yeux.


*


Il y a peut-être des orangers à Yalta, des palmiers et une longue promenade au bord de l’eau avec des chaises tournées vers l’horizon et une chaisière pour payer avant de s’asseoir.
On l’appelle la promenade des russes et les soirs d’été dans les kiosques on joue des valses pour des vielles femmes enfouies dans des écharpes de laine, pour des amoureux enfouis dans leurs regards.


*


Ils y seraient allés en voyage de noces. Tout était convenu. Ils en avaient parlé, et de la lune et du rideau de mousseline que le vent gonflerait et il la porterait sur le lit blanc et elle tendrait ses bras vers lui, son collier de perles aurait glissé dans son dos et elle l’aurait mordu à l’épaule comme font les chevaux.

L’autre écoutait, silencieux. Il y a peut-être des palmiers à Yalta et on peut parler sur les terrasses avec les jeunes filles qui sont venues avec leurs mères. Elles disent des impertinences avec un regard fuyant, mais leurs mains tremblent et leur cœur est bon.


*


Alors qu’il parlait la terre trembla légèrement. La mouche quitta la joue pour la main, la jambe droite s’écarta un peu de la jambe gauche. Elle eût l’air d’être passée d’un sommeil à un autre plus profond, plus définitif, où même un rêve n’aurait pas place, que même un cri n’ébranlerait pas.

Ils étaient au pied du lit, se tenant par la taille, plus pour ne pas tomber que par affection.

Un peu de lumière sur son visage, comme du fard sur une mauvaise mine.


*


Emue, la Générale à l’œil coulant comme d’autres le nez en hiver.


*

Dis- le à son regard
Et dis- le à sa bouche
Si le soleil les touche
Ce n’est pas par hasard

Dis- le à ses cheveux
Et dis- le à ses yeux
Si la lune les caresse
Ce n’est pas par faiblesse

Dis- le à son image
Et dis- le à ses mains
Si je ne viens pas demain
C’est qu’il y a un orage


*


Il y avait dans ses affaires un carnet noir où elle recopiait les chansons à la mode et des maximes épaisses pour lui servir de morale momentanée.


*


9ème page du carnet

La terre est ronde pour tout le monde.

Mardi matin : orchidée, velours frappé bleu sombre

Embrassez -moi je vous prie
Avant que la nuit soit tombée
Dites moi que je suis jolie
Avant que mes joues soient fanées

Trois rangs. Pas moins.


*


Elle entrait dans la colère comme on entre dans un bain très chaud, avec lenteur mais profondément. Elle y restait longtemps et n’en sortait que lorsque comme l’eau la colère était devenue froide, les joues très rouges et le souffle un peu court, mais lavée en quelque sorte.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-05)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Elle doit être très fatiguée pour rester aussi immobile


*


Avec son valet
La Générale Epantchine tchine
A fait un voyage en Chine chine
A dos de mulet

Avec son mari
La Générale Epantchine tchine
Fait de la pêche sous-marine
Aux îles Canaries

Avec son amant
La Générale Epantchine tchine
Fait des plaisanteries fines fines
Pour passer le temps


*


Ils fument de gros cigares dans l’ombre
La lueur rouge révèle les masses de leurs visages
Plus loin , on s’attend à voir le ciel net et froid
De l’hiver


*


LETTRE DE MAX JACOB A UN AUTRE JEUNE POETE

Mon ami,

J’ai eu une lettre d’un russe qui s’appelle Rogojine. Il voulait une aquarelle, il la destinait à une femme. C’était une question de vie ou de mort. J’ai refusé.
Ceci n’a rien à voir avec la poésie. Cela a à voir avec moi.
Trop de Ah ! pas assez de Oh !

La lettre est inachevée, l’auteur l’ayant trouvée stupide. D’ailleurs elle est déchirée, même pas signée et son authenticité est très improbable.


*


Il lui disait : donnez-moi la main, seulement la main pendant quelques instants.
Elle acceptait quelques fois.
Ils ne disaient rien.
Elle s’ennuyait, et lui il était tellement heureux.


*


Pour les sortir de la chambre on a dû les porter. Ils ne savaient plus marcher. Ils étaient maigres et sales. Ils pleuraient sans s’arrêter. En sortant, quelqu’un renversa la colonne de marbre et les autres, en passant, écrasèrent le réséda et mirent de la terre sur tous les tapis, la robe de la morte en balaya un peu.

Les domestiques mirent huit jours à nettoyer la chambre. La mère de Rogojine proposa à une sienne cousine, pauvre et pleureuse, de venir y habiter. On y fit dire des prières pour en chasser les esprits mauvais.
Une odeur douce flottait encore. Aux heures chaudes de l’après midi, pendant la sieste, les deux femmes mettaient sous leur nez des sachets d’herbes parfumées et rêvaient en soupirant.


*


LETTRE DE ROGOJINE AU CUISINIER DE SA MERE

Monsieur,

Pour ce qui est des petites chansons, je suis au courant. Et si vous vous imaginez qu’elles ne dépassent pas le cadre de l’office ou du salon de ma mère, vous vous trompez.
Je vous soupçonne de n’imaginer rien de tel et de presque mourir de rire à l’idée de la Générale Epantchine cloîtrée chez elle à cause de certain refrain qui court les rues. Je ne le tolèrerai plus.
Quant à ma mère, je veillerai mieux désormais sur son esprit fragile.

Faites très attention : je connais un cuisinier français qui vous remplacerait avantageusement.


*


LETTRE DU CUISINIER A ROGOJINE

Monsieur

Ces chansons, vous les chantez vous -même, je vous ai entendu. Mais nous veillerons désormais à en faire d’innocentes.

Le bruit m’est parvenu que la Générale fait semblant d’être fâchée, et que dans le fond elle est bien contente. Ceci ne vous étonnera pas.

Vous savez l’affection profonde et le respect que j’ai pour votre mère, je continuerai donc à veiller sur elle pour vous.


*


LETTRE DE LA MERE DE ROGOJINE AU CUISINIER

Qu’est-ce qu’il voulait ?


*


Une mouche bleue bourdonne sur un coin de dentelle tout près de sa main.
Il lui a enlevé ses bagues et les a posées sur la table de nuit . Mais il lui a laissé son collier. Les perles ont glissé le long de son cou, elles ont pris l’éclat bleu de sa peau. Plusieurs fois il les a arrangées sur sa poitrine, mais elles retombent à chaque fois. Pourtant, elle ne bouge pas.

Elle était comme un vent froid et après l’avoir vue on avait mal à la tête.


*


Il voudrait être une mouche pour se poser sur elle, les mouches n’ont pas de nez.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-02)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Dans quelle prison vont-ils mettre Rogojine ? Sortant de sa chambre, quoi d’autre peut être pour Rogojine un lieu autre qui puisse porter le nom et le sens de prison ; sinon à l’intérieur de lui un bout de vieille musique qui répète à l’infini le même aspect du même visage : une mouche au coin de la bouche
Et le tremblement sans fin d’un idiot qui pique sa crise


*


Ce n’est pas exactement rêver, ce que je fais là

Il y a des lits, des chaises et des fauteuils, certains recouverts de housses, d’autres pas. Ils s’asseyent indifféremment sur les uns et sur les autres. Les housses ne font que délimiter un espace semblable dans une matière différente.

Des pétales de réséda dans une soucoupe, comme des bonbons ou des amandes salées.

Ils posent leurs manteaux sur un fauteuil jaune, éventré, malade, dont la bourre s’éparpille sur le parquet et fait des traces claires sur leurs vêtements, comme une poussière propre.

Seule la morte utilise le lit en tant que lit. Eux, ils dorment parterre où le sommeil les prend, les délivre ou les tourmente. Ce n’est pas un lieu de repos.


*


Rogojine est couché contre la morte, il lui parle à l’oreille.
La mouche change de joue.
Rogojine se lève et dit qu’il revient tout de suite, mais il
ne s’en va pas.
Elle est toute froide, elle sent mauvais.


*


Sa mère l’obligeait à faire la sieste. Il faisait des rêves lourds, se réveillait comme drogué d’images et de sens, un peu à côté de sa vie. Il avait appris à ne pas le dire, à ne pas le montrer.


*


En signe de colère, Rogojine épluche les cals de ses mains ou
S’arrache quelques cheveux qu’il regarde attentivement avant de les laisser tomber parterre.

Ils ont fait une bataille de noyaux d’olives, puis ils ont essayé de jouer aux billes. Mais le silence est tombé comme un rideau. L’un devant l’autre l’autre derrière ils se taisent en respirant fort. Très loin, on entend chanter la vieille dame

Ame drame trame

Pique et pique et colère femme
Lourde et lourde et rat de dame

Ame dame trame

Tout à coup Rogojine souffle dans son sifflet de chef de gare. Il claque la porte et fait comme si le train s’en allait.
Le prince court pour attraper le train

Attends-moi
Attendez-moi

Le train ralentit
Rogojine s’assied parterre en respirant par le nez bruyamment et ses bras font des moulinets de plus en plus doucement. Le prince vient s’asseoir sur ses genoux. Il met ses bras autour de son cou. Ils s’endorment.
De loin arrive la chanson de la vieille dame

…Rome, Coire, Acapulco

Elle compte jusqu’à cinquante

Ils se réveillent et demandent du thé par la fenêtre. Il est très tôt le matin. Du brouillard sort de leur bouche quand ils parlent.


*


Rogojine c’est le capitaine Haddock et l’Idiot, c’est Tintin. Bouvard et Pécuchet ou Dupond et Dupont viennent pour les arrêter parce que la Castafiore
Epantchine a crié au meurtre en voyant son chat jouer avec un merle ;

Mais ce n’est pas une histoire pour les enfants.


*


A-t-elle fait l’amour avec Rogojine avant de mourir ?
Ils ont tous les deux l’air d’être veuf.

Elle s’est sauvée parce qu’elle a eu peur de ne pouvoir faire avec lui
rien d’autre que jouer aux cartes.
Ils ont joué aux cartes jusqu’à ce qu’il la tue.


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-01)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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A droite quand on entre dans la chambre de Rogojine, dans le coin au fond, il y a un grand pot de résédas sur une colonne de marbre.

A droite en suivant le mur de l’œil, jusqu’au coin qui est au fond, le coin de droite si la porte d’entrée est au milieu du mur d’en face, dans la chambre de Rogojine il y a une colonne de marbre vert ou de jaspe ou peut-être de malachite, aux veines sombres mais sous la poussière on ne devine ni le dessin ni le poli, seul transparaît le vert, et encore à peine. Il y a sur la colonne un pot de résédas.

A droite, dans le coin du fond de la chambre de Rogojine, dans l’angle de deux murs couverts de tissu rayé comme de la toile à matelas, ou avec des fleurs damassées gris clair sur un fond plus soutenu, il y a une colonne verte – sous la poussière qui la recouvre, on la devine verte – ; elle est en malachite ou en marbre, et dessus il y a un pot de résédas, comme figés dans


Vertus du réséda

Du latin resedare : CALMER
Apparu en 1562
Teinture Jaune

Yalta, climat tropical

Rogojine mange des fleurs de réséda pour se calmer

Il en propose à l’autre idiot aussi quand ils sont nerveux tous les deux.

Alors ils s’endorment l’un sur l’autre, comme des petits chats

Hé, Rogojine, est-ce que tu as fait ton lit ?


Villa Lontana

Des hommes d’un certain âge, habillés de gris, mangent des sorbets avec des cuillers longues

Il y a des projecteurs

Il a posé du pain de seigle et du lait caillé sur le guéridon

(elle a un chignon bas, elle ne vient pas souvent )

Alla Lontana
Ci sono fiori
Fiori d’amore
O di dolore

Alla lontana
La bella casa
Casa d’amore
O di dolore


Assise à sa fenêtre, la mère de Rogojine
Regarde passer dans les arbres l’ombre et la lumière
Elle chante à mi-voix des bribes de chansons italiennes
En faisant des nœuds
Dans des cordons de soie

La chambre de Rogojine est un passage pour la folie
Une morte est cachée sous un drap
Des fleurs blanches fanent depuis longtemps

Un seul deviendra complètement fou
Le plus gentil le plus doux

Assise à sa fenêtre, la mère de Rgojine
Regarde passer pour la centième fois
Le même oiseau d’une branche à l’autre
Elle chante d’une voix aiguë et forte
D’interminables chansons en espagnol archaïque
En défaisant des nœuds
Dans un cordon de soie

Les vivants dorment au pied de la morte
Ils tremblent de froid

Un seul restera fou
Le plus gentil le plus doux


Le concierge de l’immeuble siffle
Un air populaire et ancien
Mais il ne connaît que le refrain
De cette chanson ignoble

Nikita jolie fleur de Yalta

Il postillonne à la fin de la phrase
A chaque fois

Nikita jolie fleur de Yalta

Quand Rogojine pleure, ça fait des flaques


Je ne sais rien de la chambre de Rogojine

Une colonne de marbre vert, ai-je dit ?

Mais en réalité , je le reconnais
cette colonne est beige ou grège
pas verte, absolument pas verte
et pas si grande que ça

Il est possible cependant que ce soit
vraiment une colonne et qu’elle soit
réellement en marbre

Elle reste de marbre quand j’en parle
incertainement


Ils mangent du lait caillé
et des rondelles de concombre
en jouant aux cartes pour passer le temps
mais ils n’ont pas faim
et le jeu est triste

ça peut durer comme ça
tout ce qui leur reste de vie