LIVRE I
J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs
Faust. Goethe
C’est l’histoire véridique
Parfaitement anachronique
D’une dame de haut rang
Qui perdit toutes ses dents
Celle en fer celle en plastique
Celle en or celle en argent
Rogojine se lave rarement mais toujours en grande cérémonie et avec tant de vigueur qu’il peut certes s’imaginer qu’il restera propre plusieurs semaines sans même changer de linge.
Le Prince porte un long cache poussière de couleur indécise et sombre qui lui fait quand il marche contre le vent de grandes ailes maladroites.
Elle dit que c’est sa mère mais ce n’est qu’une servante
Elle dit que c’est une servante mais c ‘est sa mère
Elle les a interchangées parce que chacune avait le physique de l’emploi de l’autre
Et même si elle voulait leur demander pardon leur expliquer les monstres qui grouillent au fond d’elle et mangent son cœur à elle
Elle ne le pourrait plus
Presque pourrie et complètement morte
La veste noire de l’ouvrier et la chemise damassée du manouche
La redingote du seigneur et la blouse du moujik
Des mains sales et des bagues brillantes
Rogojine est un compromis
S’il croyait aux rêves, il fermerait les yeux et la verrait revivre : se lever, mettre un chapeau, traverser la rue, sourire, enlever un gant, compter de l’argent et le jeter dans un tiroir.
Elle ne disait rien pendant des heures puis elle le chassait d’un geste de la main avec un sourire méchant et des yeux durs et il s’en allait blanc de rage et de tristesse. Arrivé dans la rue il l’entendait rire et le rire le poursuivait comme un grelot attaché à son dos
La forme de ses ongles était ronde mais elle les taillait en pointes aigues, ainsi sa main telle la patte du chat était à la fois douce et dangereusement armée.
Elle l’avait griffé au visage et il avait montré dans les salons et les tripots ces rayures rouges à sa joue comme on montre la morsure d’un animal sauvage et cher, sans pudeur et même avec ostentation.
Le plus clair de son temps, c’est à dire le plus lumineux, il le passait dans les jardins à regarder les jeunes filles,à écouter leurs rires et le bruit de leurs jeux. Il lui semblait être au printemps, là-bas d’où il venait, quand il mangeait des cerises avec Marie et qu’elle riait parce qu’ils avaient la bouche rouge
L’un d’eux avait ouvert la fenêtre et l’air, un court moment, était devenu respirable.
Mystérieusement il faisait à la fois très lourd et très froid.
L’autre l’avait refermée et peu à peu l’odeur avait repris sa place un peu plus épaisse un peu plus douceâtre.
Lentement, sans bien s’en rendre compte, ils allaient mourir dedans.