Archives de catégorie : Hélène Sturm • La chambre de Rogojine

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-14) • et dernier

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Moi, si je pouvais j’épouserais les deux, dit une vieille à une autre dans la foule venue voir la mariée.

Moi, si je pouvais dit l’autre vieille j’irais en voyage toute seule et j’en rencontrerais un troisième qui ne serait ni marchand ni fou.

Les honnêtes femmes n’ont pas ces problèmes dit une troisième qui sait de quoi elle cause, dans cette foule venue cracher sur la mariée.


*


Son pouvoir sur eux était si grand que quand elle enlevait un gant ou encore ouvrait un bouton en haut de sa robe ils avaient l’impression qu’elle se déshabillait et ils en étaient tout éperdus et reconnaissants.


*


Au jeu du corps sans âme
Elle l’a perdue elle l’a perdue
Au je de la femme tronc
Elle a gagné elle a gagné
Autant que le pope à la quête


*


Il a des anges gardiens. Quelques jeunes filles fragiles, sensibles et jolies qui l’aiment à leur manière mais non pas sans manières

Mais dans cette chambre il n’y a pas de place pour les anges que sont les jeunes filles.


*


Le concierge balaie la cour. Les volets sont fermés à cause de la chaleur. La maison est noire et les volets blancs ou l’inverse.

Le concierge balaie la neige devant la porte, les volets sont fermés à cause du froid. C’est une saison mentale.


*


Il ne faut pas avoir peur
De ce que vous trouverez
Derrière la porte
Dit le cuisinier
A la mère de Rogojine
Qui cache ses yeux derrière
Ses mains


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-13)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Chez elle on venait boire, l’après-midi du thé, le soir du champagne ou du vin. Ils faisaient du bruit dans les escaliers. Les autres locataires n’osaient pas s’en plaindre à elle. Ils s’inclinaient sur son passage à cause de sa beauté et de l’ampleur de ses robes.


*


Elle n’aimait vraiment que les cadeaux scandaleux et les chansons bêtes. Elle distribuait les regards comme des bons points, elle vendait son corps par lots. Un baiser sur son poignet valait très cher et elle donnait en prime le mépris de ses yeux et un sourire un peu cruel qui ne disait rien. Les battements de son cœur faisaient un bruit de tiroir-caisse. Au fond elle faisait partie de la pire race des vierges.


*


Ils savent bien quand ils la regardent qu’elle ne devait pas avoir été grand chose pour cesser si vite de l’être : une apparence de beauté dans laquelle ils avaient déposés leurs rêves comme de l’argent à la caisse d’épargne.


*


Peut-être pensait-elle qu’une histoire d’amour n’est pas quelque chose qui vous arrive, mais quelque chose qu’on fait arriver aux autres et qu’on se raconte pour s’endormir.


*


Elle n’était jamais malade. Elle n’avait pas assez d’âme pour que cela se voie sur sa peau, même sous la forme d’un bouton.


*


Un regard aussi beau, aussi innocent, aussi vide que celui des chèvres. C’est ce qu’elle avait de mieux, et elle en était avare.


*


Quand Parfione était petit, comme il était méchant, coléreux et sournois. Ah, il m’a fait souffrir. Il criait, il pleurait, il ne souriait qu’aux étrangères et moi il me regardait l’air de dire que je n’étais rien et d’ailleurs qu’est-ce que je suis.

Quand il était grand il venait manger et il repartait, c’était toujours trop chaud, trop salé, trop froid, pas assez salé, la porte claquait et il était reparti.

Ce n’est pas comme son frère.


*


Elle a fait peindre son portrait sur un médaillon d’ivoire par un artiste genevois de passage. Elle l’a promis à chacun et ne l’ a donné à personne. Peut-être même que le portrait n’existe pas.
Si elle donne une mèche de cheveux, elle l’a coupée à sa bonne .


*


Allons allons
Dit Nastasia
Aux militaires
Qui la vénèrent

Pressons pressons
Dit Nastasia
Aux militaires
Qui ne paient pas

Mais non mais non
Dit Nastasia
Aux militaires
Qui poussent leur pion


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-12)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Les expressions limitées et rares de sa bouche et de ses yeux avaient fait leurs preuves. C’est pourquoi elle n’en changeait pas.

Il y avait la joie subite qui lui mouillait les yeux et entrouvrait sa bouche. Il y avait la colère subite qui lui mouillait les yeux et pinçait sa bouche. Il y avait l’ ennui total qui ne mouillait rien et fermait tout.

Il y avait le reproche qui lui faisait baisser les paupières et laissait errer sur sa bouche un vague sourire enfantin et triste. De toutes ses « expressions », c’était la plus dangereuse.


*


Ce qu’ils aimaient, l’un et l’autre, chacun à sa manière, c’était le vide caché derrière elle, si énorme, si complet, si parfait et si épouvantable qu’ils y tombaient sans fin comme en enfer ou dans le ciel.

Elle n’était meublée que par les objets de son propre rite : une idée de son corps, un certain nombre de préjugés quant à ses pouvoirs et à ceux des autres. En bref, c’était une poupée de chiffon bourrée de papier monnaie.


*


Elle les avait faits prisonniers de son vide, l’un occupant le ventre et l’autre la poitrine, et il fallait bien que l’un ou l’autre la tue pour qu’ils puissent en sortir.


*


Pour Noël, le cuisinier et la mère de Rogojine ont envoyé un paquet au Prince : des noix, des gâteaux, des chaussettes, de la confiture. Ce qu’on envoie à un enfant qui reste au pensionnat pendant les vacances.
On lui a tout pris ou il a tout donné. Il a gardé une noix parce qu’elle était jolie, légère et ronde dans sa main.


*


Le concierge d’un hôtel à Yalta s’est endormi. Les gens qui devaient venir de Moscou, de Leningrad, de Petersbourg ou de Staffelfelden ne sont pas venus. Leur chambre était prête, pleine de champagne, de parfums et de fleurs.

Ils ne viendront jamais et personne à leur place.


*


Un univers de femmes qui lisent Madame Bovary et vivent de la charité que font les hommes à leur apparence éphémère.


*


Les jeux de cartes étaient, en dehors d’acheter et de vendre, la seule activité où se déployait son intelligence tout entière.

Elle en oubliait même d’être belle. Ce n’était pas le moindre de ses charmes, inconscient, celui-là.


*


Un seul deviendra fou, celui qui l’était déjà, et seule mourra celle qui n’était pas vivante. Rogojine restera Rogojine, aussi bon que mauvais, et pas à moitié.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-11)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Les autres femmes se partageaient en deux catégories : celles dont elle disait « la petite » et celles dont elle disait « la vieille ».

Elle ne les aimait ni les unes ni les autres : les « petites » étaient de son milieu, les « vieilles » étaient nobles ou riches.


*


Ceux qui viendront les chercher entreront avec un mouchoir sur le nez. Ils ouvriront les fenêtres et ils l’emporteront si vite qu’on aura à peine le temps de voir glisser son jupon sur le parquet et sa main recroquevillée et froide. Une bague glisse et tombe.


*


Sa mère dira je le savais je l’avais dit mais dans le fond elle pense déjà à la chanson qu’ils en feront un peu plus tard après avoir pleuré, dans la cuisine.


*


Il a peut-être acheté le couteau à Raskolnikof, le type qui tient le bistrot deux rues plus loin, ou à Karamazof celui qui vend des bibles de contrebande. Ou il l’a pris à la cuisine quand ils avaient le dos tourné.

Le genre opinel à virole qui vous taille les doigts quand on épluche les pommes de terre.


*


Elle s’était nourrie du désir des hommes sans même s’apercevoir de l’amour qu’il y avait dans leur manière de le manifester.

Le Prince qui ne la désirait pas lui restait donc étranger car ce qu’elle éveillait en lui n’éveillait rien en elle.


*


Elle faisait pour avoir un collier des choses qu’elle aurait été incapable de faire pour rien ou pour le plaisir.


*


C’est en eux que c’est l’hiver, qu’il fait froid et qu’il neige des ombres.
Dehors c’est la canicule et dedans l’odeur est de plus en plus forte.
Sans le savoir ils en sont ivres.


*


Il n’est pas ce qu’il possède.

Si on le prend pour ce qu’il a, il préfère le donner, et trouve ainsi le moyen de se garder sans se prêter au jeu des quémandeurs.


*


Seul le temps qu’elle passait devant son miroir à se poser en face de son image des questions métaphysiques sur son teint, ce temps seul lui laissait quelques fois l’âme très légèrement courbatue.


*


Après, si on lui laissai le temps de devenir vieux, il écrirait des poèmes simples et il écrirait aussi à sa mère, qui n’existe pas.


*


Quand Rogojine sortira de prison, il épousera une jeune fille bourgeoise et riche amoureuse de son scandale et il la haïra toute sa vie.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-10)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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S’il avait su toutes les choses qu’elle ne lui disait pas, il aurait su toutes les choses qu’il n’aurait pas dû lui dire.


*


Le Prince avait vécu longtemps loin de son pays, mais il ne lui serait pas venu à l’esprit de dire qu’il avait beaucoup voyagé. C’est une des raisons pour lesquelles on disait de lui dans les salons : le Prince n’a aucune conversation.

Rogojine avait voyagé en Europe pour ses affaires, on lui prêtait de ce fait une culture qu’il n’avait pas du tout. Il n’avait, en Europe, fréquenté que les casinos et les lieux de beuverie chers aux gens de son espèce.


*


Elle avait si peur de vieillir qu’il n’y avait jamais dans sa conversation de référence au temps, aux saisons ou à l’histoire.

D’ailleurs elle ne demandait jamais l’heure.


*


Il l’emmenait dans des auberges pleines de violons et d’alcool. Ensuite, il la couvrait de fourrures et ils partaient au galop pour de longues promenades qu’elle faisait, dans l’air froid et le mouvement des chevaux, soule, endormie contre lui et ronflant un peu.


*


Ils restèrent près d’elle jusqu’à ce que ça ne serve plus à rien, en ne sachant pas à quoi ça avait servi.


*


Ne me regardez pas vous allez vous salir les yeux
Ne la regardez pas vous allez vous salir l’âme

Ils restaient les yeux baissés tandis que le jour lentement salissait de gris les fenêtres


*


Laissez- moi seule
Disait-elle aux militaires qui se pavanaient depuis des heures dans son salon
Et dès qu’ils étaient partis, elle en faisait venir d’autres avec lesquels elle riait des premiers.

Et le soir en tressant ses cheveux elle se disait
Mon dieu mon dieu comme je m’ennuie


*


A gauche quand on entre dans la chambre de Rogojine il pourrait y avoir des graffitis sur le mur mais il n’y a rien, sinon les rideaux qui battent des ailes quand la fenêtre est ouverte, ou l’un ou l’autre des deux hommes appuyé contre le mur comme dans une salle d’attente quand il n’y a plus de place pour s’asseoir.


*


Une chanson aigre-douce monte de la cuisine
D’énervement Rogojine frappe sur les meubles
Le Prince, lui, n’a rien entendu
La chanson continue, aigrelette

Où vas-tu Parfione
Je vais à Milan
Que fais-tu Parfione
Pense à ta maman


*


La musique s’éloigne, leur poitrine se déchire. On pourrait voir battre leur cœur, se soulever la masse des poumons. Ils ferment les yeux pour ne pas voir le sang qui tache leur chemise, ils tombent l’un à côté de l’autre, avec eux leur cœur.

Quand ils rouvrent leurs yeux ils voient leur chemise restée blanche et sur la peau jaune de la morte la mouche qui a changé de place.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-09)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Le Prince repartait de chez elle un peu triste parce qu’elle ne se montrait jamais attentive à sa présence

C’est pour la même raison que Rogojine repartait fasciné.


*


Quand il rentrait tard il les entendait chanter à l’office. Il enlevait ses chaussures pour ne pas faire de bruit et restait quelque temps derrière la porte pour les écouter. Quand il partait, c’était par peur qu’ils ne l’entendent rire.


*


Il avait pensé qu’une vie plus calme aurait fait du bien à ses nerfs malades. Elle se serait apaisée peu à peu grâce à leurs promenades et à leurs lectures, à l’abri des regards et des modes de la ville.
Ecoutant cela Rogojine avait dit qu’elle serait partie avec un garde-chasse ou un moujik sale et beau, et, bien sûr, Rogojine avait raison.


*


Rogojine sait que les entrailles des femmes sont pleines de merveilles, de mystères et de maléfices.
Le Prince ne sait pas que les femmes ont des entrailles.


*


J’en ai marre
De toujours vous voir
Et de ne jamais
Vous avoir



Chantait le cuisinier entre ses dents



Et la bonne allemande le menton dans les mains le regardait en disant :
Ich werde schialen if vous continuez comme ça.


*


Elle était très forte au jeu de Leningrad.

C’est un jeu qui se joue avec un nombre pair de cigarettes, contrairement au jeu de Stalingrad qui se joue avec un nombre pair ou impair de n’importe quoi. Dans le style moscovite, on joue avec des capsules de bouteilles d’eau minérale française et c’est aux dés qu’on décide du nombre.

Les règles de ce jeu sont très variables


*


Papa vas-y mets le feu qu’elle disait la gosse alors il adit bon d’accord et il a dit à son aide de camp de dire aux autres qu’ils mettent le feu et ce mec il l’a dit aux autres et finalement il y en a un qui n’a rien dit et qui l’a fait et la gamine, elle sautait partout et il disait le feu il faut mettre le feu sa robe était déchirée elle était décoiffée toute pâle de plaisir disait le cuisinier à la mère de Rogojine et maintenant elle écrit des livres pour enfants, la petite Rostopchine.


*


Il restait assis près d’elle, écoutait le bruit de sa robe, le craquement de ses escarpins de soie. Elle le laissait faire et ne disait rien, mais la lumière de son regard était si innocente qu’elle finissait par se sentir mal à l’aise. Elle lui disait alors de s’ en aller parce qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière allait venir.


*


Ils ne parlaient ensemble que pour dire du mal des gens et plus ils étaient méchants et plus ils riaient. Mais son regard se faisait insistant et tout en l’observant dans une glace elle laissait glisser un peu son châle sur ses épaules et quand enfin il tendait la main vers elle, elle lui disait qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière n’allait pas tarder à venir.


*


Elle n’aimait pas du tout les fleurs, mais elle aimait le sens de ces bouquets riches et glacés qu’elle laissait mourir sans eau dans des vases, trophées sous la poussière.

Les cartes qui accompagnaient les bouquets, elle les rangeait avec soin dans un coffret doré très brillant et très laid.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-08)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Ils essayèrent de chanter, mais il ne connaissaient pas les mêmes chansons et l’idée de chanter à tour de rôle ne leur vint pas. Ils fredonnèrent un morceau de cantique et leur tentative tourna court.

Un peu plus tard Rogojine dit que c’était mieux comme ça, sa mère aurait pu les entendre.
Elle, qui était sourde, était pourtant capable d’entendre qu’on chantait à l’autre bout de la maison.
Capable aussi de venir, s’il s’ agissait d’une chanson qu’elle ne connaissait pas encore.


*


Rogojine lui demanda s’il avait une fois au moins fait l’amour avec une femme. Il répondit non. Rogojine se mit à rire et ne pouvant plus s’arrêter étouffa ses hoquets ridicules dans un coussin pendant un long moment. Le Prince le regardait en pensant qu’on ne perd rien à ne pas faire une chose dont on n’a pas la moindre idée.
Quelques fois il aurait aimé dormir avec une femme ; il en avait un souvenir lointain, et parce qu’il savait que c’était agréable il pouvait en avoir envie. Mais le reste lui était aussi étranger que la Chine, où sans doute il n’irait jamais.


*


Il pensait que la différence essentielle entre un homme et une femme est la douceur de la peau, parce qu’il n’avait jamais touché des hommes et des femmes que le visage et les mains. S’il avait eu des corps une expérience un tout petit peu moins parcimonieuse, même cette différence n’en eût plus été une.


*


Je t’emmènerai au bordel disait Rogojine entre deux rires

Et le Prince tremblait


*


La vierge de l’icône ressemblait à la morte. Ils prièrent un moment à genoux devant elle. Ils avaient posé dans l’angle du mur un bouquet blanc. On ne savait pas à qui s’adressaient leurs prières : à la Vierge pour son pardon, à la morte pour qu’elle les maudisse.


*


Rogojine avait très faim. Il trouva une pomme dans la poche de son manteau et alla s’asseoir loin du Prince, près d’une fenêtre. Il mangeait sa pomme comme un chien ronge un os, très vite et avec méfiance.
Alors le Prince dit qu’il n’ avait pas faim, qu’il ne lui prendrait pas sa pomme. Rogojine la jeta par la fenêtre et ils l’entendirent éclater sur le pavé de la cour.


*


Rogojine aimait l’argent, comme il aimait les femmes, avec dégoût et avidité.
Le Prince ne savait rien de l’argent. Il s’en servait comme on se sert d’une fourchette quand on a toujours mangé avec les doigts.


*


Le temps ne passait pas très vite.

Ils ne se parlaient pas beaucoup.

D’autres en des circonstances semblables se seraient raconté leur vie, se seraient fait part de leurs opinions politiques, religieuses et philosophiques.

Eux se taisaient la plupart du temps.

Ce qu’ils disaient en paraissait d’autant plus absurde, indiscret et même parfois ridicule.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-07)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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C’est l’histoire véridique
Parfaitement anachronique
D’une dame de haut rang
Qui perdit toutes ses dents
Celle en fer celle en plastique
Celle en or celle en argent


*


Rogojine se lave rarement mais toujours en grande cérémonie et avec tant de vigueur qu’il peut certes s’imaginer qu’il restera propre plusieurs semaines sans même changer de linge.


*


Le Prince porte un long cache poussière de couleur indécise et sombre qui lui fait quand il marche contre le vent de grandes ailes maladroites.


*


Elle dit que c’est sa mère mais ce n’est qu’une servante

Elle dit que c’est une servante mais c ‘est sa mère

Elle les a interchangées parce que chacune avait le physique de l’emploi de l’autre


*


Et même si elle voulait leur demander pardon leur expliquer les monstres qui grouillent au fond d’elle et mangent son cœur à elle

Elle ne le pourrait plus
Presque pourrie et complètement morte


*


La veste noire de l’ouvrier et la chemise damassée du manouche

La redingote du seigneur et la blouse du moujik

Des mains sales et des bagues brillantes

Rogojine est un compromis


*


S’il croyait aux rêves, il fermerait les yeux et la verrait revivre : se lever, mettre un chapeau, traverser la rue, sourire, enlever un gant, compter de l’argent et le jeter dans un tiroir.


*


Elle ne disait rien pendant des heures puis elle le chassait d’un geste de la main avec un sourire méchant et des yeux durs et il s’en allait blanc de rage et de tristesse. Arrivé dans la rue il l’entendait rire et le rire le poursuivait comme un grelot attaché à son dos


*


La forme de ses ongles était ronde mais elle les taillait en pointes aigues, ainsi sa main telle la patte du chat était à la fois douce et dangereusement armée.

Elle l’avait griffé au visage et il avait montré dans les salons et les tripots ces rayures rouges à sa joue comme on montre la morsure d’un animal sauvage et cher, sans pudeur et même avec ostentation.


*


Le plus clair de son temps, c’est à dire le plus lumineux, il le passait dans les jardins à regarder les jeunes filles,à écouter leurs rires et le bruit de leurs jeux. Il lui semblait être au printemps, là-bas d’où il venait, quand il mangeait des cerises avec Marie et qu’elle riait parce qu’ils avaient la bouche rouge


*


L’un d’eux avait ouvert la fenêtre et l’air, un court moment, était devenu respirable.
Mystérieusement il faisait à la fois très lourd et très froid.
L’autre l’avait refermée et peu à peu l’odeur avait repris sa place un peu plus épaisse un peu plus douceâtre.
Lentement, sans bien s’en rendre compte, ils allaient mourir dedans.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-06)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Ils n’allaient jamais vers la porte et jamais ne la regardaient.

Mais parfois, ils tournaient les yeux vers la fenêtre, et ils écoutaient les bruits de la rue, tapis dans leur silence et leur obscurité.


*


Rogojine lui a dit : ne tremble pas comme ça, fais attention.

Le Prince lui a répondu : pardon mon ami, je ne le fais pas exprès.

Et il a pris ses genoux dans ses mains et les a serrés très fort, mais son corps tremblait tout de même tout entier.

Rogojine a haussé les épaules et le Prince a baissé les yeux.


*


Il y a peut-être des orangers à Yalta, des palmiers et une longue promenade au bord de l’eau avec des chaises tournées vers l’horizon et une chaisière pour payer avant de s’asseoir.
On l’appelle la promenade des russes et les soirs d’été dans les kiosques on joue des valses pour des vielles femmes enfouies dans des écharpes de laine, pour des amoureux enfouis dans leurs regards.


*


Ils y seraient allés en voyage de noces. Tout était convenu. Ils en avaient parlé, et de la lune et du rideau de mousseline que le vent gonflerait et il la porterait sur le lit blanc et elle tendrait ses bras vers lui, son collier de perles aurait glissé dans son dos et elle l’aurait mordu à l’épaule comme font les chevaux.

L’autre écoutait, silencieux. Il y a peut-être des palmiers à Yalta et on peut parler sur les terrasses avec les jeunes filles qui sont venues avec leurs mères. Elles disent des impertinences avec un regard fuyant, mais leurs mains tremblent et leur cœur est bon.


*


Alors qu’il parlait la terre trembla légèrement. La mouche quitta la joue pour la main, la jambe droite s’écarta un peu de la jambe gauche. Elle eût l’air d’être passée d’un sommeil à un autre plus profond, plus définitif, où même un rêve n’aurait pas place, que même un cri n’ébranlerait pas.

Ils étaient au pied du lit, se tenant par la taille, plus pour ne pas tomber que par affection.

Un peu de lumière sur son visage, comme du fard sur une mauvaise mine.


*


Emue, la Générale à l’œil coulant comme d’autres le nez en hiver.


*

Dis- le à son regard
Et dis- le à sa bouche
Si le soleil les touche
Ce n’est pas par hasard

Dis- le à ses cheveux
Et dis- le à ses yeux
Si la lune les caresse
Ce n’est pas par faiblesse

Dis- le à son image
Et dis- le à ses mains
Si je ne viens pas demain
C’est qu’il y a un orage


*


Il y avait dans ses affaires un carnet noir où elle recopiait les chansons à la mode et des maximes épaisses pour lui servir de morale momentanée.


*


9ème page du carnet

La terre est ronde pour tout le monde.

Mardi matin : orchidée, velours frappé bleu sombre

Embrassez -moi je vous prie
Avant que la nuit soit tombée
Dites moi que je suis jolie
Avant que mes joues soient fanées

Trois rangs. Pas moins.


*


Elle entrait dans la colère comme on entre dans un bain très chaud, avec lenteur mais profondément. Elle y restait longtemps et n’en sortait que lorsque comme l’eau la colère était devenue froide, les joues très rouges et le souffle un peu court, mais lavée en quelque sorte.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-05)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Elle doit être très fatiguée pour rester aussi immobile


*


Avec son valet
La Générale Epantchine tchine
A fait un voyage en Chine chine
A dos de mulet

Avec son mari
La Générale Epantchine tchine
Fait de la pêche sous-marine
Aux îles Canaries

Avec son amant
La Générale Epantchine tchine
Fait des plaisanteries fines fines
Pour passer le temps


*


Ils fument de gros cigares dans l’ombre
La lueur rouge révèle les masses de leurs visages
Plus loin , on s’attend à voir le ciel net et froid
De l’hiver


*


LETTRE DE MAX JACOB A UN AUTRE JEUNE POETE

Mon ami,

J’ai eu une lettre d’un russe qui s’appelle Rogojine. Il voulait une aquarelle, il la destinait à une femme. C’était une question de vie ou de mort. J’ai refusé.
Ceci n’a rien à voir avec la poésie. Cela a à voir avec moi.
Trop de Ah ! pas assez de Oh !

La lettre est inachevée, l’auteur l’ayant trouvée stupide. D’ailleurs elle est déchirée, même pas signée et son authenticité est très improbable.


*


Il lui disait : donnez-moi la main, seulement la main pendant quelques instants.
Elle acceptait quelques fois.
Ils ne disaient rien.
Elle s’ennuyait, et lui il était tellement heureux.


*


Pour les sortir de la chambre on a dû les porter. Ils ne savaient plus marcher. Ils étaient maigres et sales. Ils pleuraient sans s’arrêter. En sortant, quelqu’un renversa la colonne de marbre et les autres, en passant, écrasèrent le réséda et mirent de la terre sur tous les tapis, la robe de la morte en balaya un peu.

Les domestiques mirent huit jours à nettoyer la chambre. La mère de Rogojine proposa à une sienne cousine, pauvre et pleureuse, de venir y habiter. On y fit dire des prières pour en chasser les esprits mauvais.
Une odeur douce flottait encore. Aux heures chaudes de l’après midi, pendant la sieste, les deux femmes mettaient sous leur nez des sachets d’herbes parfumées et rêvaient en soupirant.


*


LETTRE DE ROGOJINE AU CUISINIER DE SA MERE

Monsieur,

Pour ce qui est des petites chansons, je suis au courant. Et si vous vous imaginez qu’elles ne dépassent pas le cadre de l’office ou du salon de ma mère, vous vous trompez.
Je vous soupçonne de n’imaginer rien de tel et de presque mourir de rire à l’idée de la Générale Epantchine cloîtrée chez elle à cause de certain refrain qui court les rues. Je ne le tolèrerai plus.
Quant à ma mère, je veillerai mieux désormais sur son esprit fragile.

Faites très attention : je connais un cuisinier français qui vous remplacerait avantageusement.


*


LETTRE DU CUISINIER A ROGOJINE

Monsieur

Ces chansons, vous les chantez vous -même, je vous ai entendu. Mais nous veillerons désormais à en faire d’innocentes.

Le bruit m’est parvenu que la Générale fait semblant d’être fâchée, et que dans le fond elle est bien contente. Ceci ne vous étonnera pas.

Vous savez l’affection profonde et le respect que j’ai pour votre mère, je continuerai donc à veiller sur elle pour vous.


*


LETTRE DE LA MERE DE ROGOJINE AU CUISINIER

Qu’est-ce qu’il voulait ?


*


Une mouche bleue bourdonne sur un coin de dentelle tout près de sa main.
Il lui a enlevé ses bagues et les a posées sur la table de nuit . Mais il lui a laissé son collier. Les perles ont glissé le long de son cou, elles ont pris l’éclat bleu de sa peau. Plusieurs fois il les a arrangées sur sa poitrine, mais elles retombent à chaque fois. Pourtant, elle ne bouge pas.

Elle était comme un vent froid et après l’avoir vue on avait mal à la tête.


*


Il voudrait être une mouche pour se poser sur elle, les mouches n’ont pas de nez.


*