Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-12)

vierge_de_fer

LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

< PrécédentSuivant >


Les expressions limitées et rares de sa bouche et de ses yeux avaient fait leurs preuves. C’est pourquoi elle n’en changeait pas.

Il y avait la joie subite qui lui mouillait les yeux et entrouvrait sa bouche. Il y avait la colère subite qui lui mouillait les yeux et pinçait sa bouche. Il y avait l’ ennui total qui ne mouillait rien et fermait tout.

Il y avait le reproche qui lui faisait baisser les paupières et laissait errer sur sa bouche un vague sourire enfantin et triste. De toutes ses « expressions », c’était la plus dangereuse.


*


Ce qu’ils aimaient, l’un et l’autre, chacun à sa manière, c’était le vide caché derrière elle, si énorme, si complet, si parfait et si épouvantable qu’ils y tombaient sans fin comme en enfer ou dans le ciel.

Elle n’était meublée que par les objets de son propre rite : une idée de son corps, un certain nombre de préjugés quant à ses pouvoirs et à ceux des autres. En bref, c’était une poupée de chiffon bourrée de papier monnaie.


*


Elle les avait faits prisonniers de son vide, l’un occupant le ventre et l’autre la poitrine, et il fallait bien que l’un ou l’autre la tue pour qu’ils puissent en sortir.


*


Pour Noël, le cuisinier et la mère de Rogojine ont envoyé un paquet au Prince : des noix, des gâteaux, des chaussettes, de la confiture. Ce qu’on envoie à un enfant qui reste au pensionnat pendant les vacances.
On lui a tout pris ou il a tout donné. Il a gardé une noix parce qu’elle était jolie, légère et ronde dans sa main.


*


Le concierge d’un hôtel à Yalta s’est endormi. Les gens qui devaient venir de Moscou, de Leningrad, de Petersbourg ou de Staffelfelden ne sont pas venus. Leur chambre était prête, pleine de champagne, de parfums et de fleurs.

Ils ne viendront jamais et personne à leur place.


*


Un univers de femmes qui lisent Madame Bovary et vivent de la charité que font les hommes à leur apparence éphémère.


*


Les jeux de cartes étaient, en dehors d’acheter et de vendre, la seule activité où se déployait son intelligence tout entière.

Elle en oubliait même d’être belle. Ce n’était pas le moindre de ses charmes, inconscient, celui-là.


*


Un seul deviendra fou, celui qui l’était déjà, et seule mourra celle qui n’était pas vivante. Rogojine restera Rogojine, aussi bon que mauvais, et pas à moitié.


*


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *