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Pacôme Thiellement • Nous sommes tous des hypocrites

Nous aurions souhaité inviter Pacôme Thiellement pour d’autres motifs. Lorsqu’il a publié cet article sur son profil Facebook, nous lui avons immédiatement demandé l’autorisation de le reprendre — ce qu’il accepta bien volontiers — et nous l’en remercions. Quelques jours après les ‘évènements’, il nous semble utile d’opérer un pas de côté critique sur les faits, leurs causes, leur réception.


Nous sommes tous des hypocrites. C’est peut-être ça, ce que veut dire « Je suis Charlie ». Ça veut dire : nous sommes tous des hypocrites. Nous avons trouvé un événement qui nous permet d’expier plus de quarante ans d’écrasement politique, social, affectif, intellectuel des minorités pauvres d’origine étrangère, habitant en banlieue. Nous sommes des hypocrites parce que nous prétendons que les terroristes se sont attaqués à la liberté d’expression, en tirant à la kalachnikov sur l’équipe de Charlie Hebdo, alors qu’en réalité, ils se sont attaqués à des bourgeois donneurs de leçon pleins de bonne conscience, c’est-à-dire des hypocrites, c’est-à-dire nous. Et à chaque fois qu’une explosion terroriste aura lieu, quand bien même la victime serait votre mari, votre épouse, votre fils, votre mère, et quelque soit le degré de votre chagrin et de votre révolte, pensez que ces attentats ne sont pas aveugles. La personne qui est visée, pas de doute, c’est bien nous. C’est-à-dire le type qui a cautionné la merde dans laquelle on tient une immense partie du globe depuis quarante ans. Et qui continue à la cautionner. Le diable rit de nous voir déplorer les phénomènes dont nous avons produit les causes.

À partir du moment où nous avons cru héroïque de cautionner les caricatures de Mahomet, nous avons signé notre arrêt de mort. Nous avons refusé d’admettre qu’en se foutant de la gueule du prophète, on humiliait les mecs d’ici qui y croyaient – c’est-à-dire essentiellement des pauvres, issus de l’immigration, sans débouchés, habitant dans des taudis de misère. Ce n’était pas leur croyance qu’il fallait attaquer, mais leurs conditions de vie. A partir de ce moment-là, seulement, nous aurions pu être, sinon crédibles, du moins audibles. Pendant des années, nous avons, d’un côté, tenu la population maghrébine issue de l’immigration dans la misère crasse, pendant que, de l’autre, avec l’excuse d’exporter la démocratie, nous avons attaqué l’Irak, la Libye, la Syrie dans l’espoir de récupérer leurs richesses, permettant à des bandes organisées d’y prospérer, de créer ces groupes armés dans le style de Al Quaïda ou de Daesch, et, in fine, de financer les exécutions terroristes que nous déplorons aujourd’hui. Et au milieu de ça, pour se détendre, qu’est-ce qu’on faisait ? On se foutait de la gueule de Mahomet. Il n’y avait pas besoin d’être bien malin pour se douter que, plus on allait continuer dans cette voie, plus on risquait de se faire tuer par un ou deux mecs qui s’organiseraient. Sur les millions qui, à tort ou à raison, se sentaient visés, il y en aurait forcément un ou deux qui craqueraient. Ils ont craqué. Ils sont allés « venger le prophète ». Mais en réalité, en « vengeant le prophète », ils nous ont surtout fait savoir que le monde qu’on leur proposait leur semblait bien pourri.

Nous ne sommes pas tués par des vieux, des chefs, des gouvernements ou des États. Nous sommes tués par nos enfants. Nous sommes tués par la dernière génération d’enfants que produit le capitalisme occidental. Et certains de ces enfants ne se contentent pas, comme ceux des générations précédentes, de choisir entre nettoyer nos chiottes ou dealer notre coke. Certains de ces enfants ont décidé de nous rayer de la carte, nous : les connards qui chient à la gueule de leur pauvreté et de leurs croyances.

Nous sommes morts, mais ce n’est rien par rapport à ceux qui viennent. C’est pour ceux qui viennent qu’il faut être tristes, surtout. Eux, nous les avons mis dans la prison du Temps : une époque qui sera de plus en plus étroitement surveillée et attaquée, un monde qui se partagera, comme l’Amérique de Bush, et pire que l’Amérique de Bush, entre terrorisme et opérations de police, entre des gosses qui se font tuer, et des flics qui déboulent après pour regarder le résultat. Alors oui, nous sommes tous Charlie, c’est-à-dire les victimes d’un story-telling dégueulasse, destiné à diviser les pauvres entre eux sous l’œil des ordures qui nous gouvernent ; nous sommes tous des somnambules dans le cauchemar néo-conservateur destiné à préserver les privilèges des plus riches et accroître la misère et la domesticité des pauvres. Nous sommes tous Charlie, c’est-à-dire les auteurs de cette parade sordide. Bienvenue dans un monde de plomb.

Avec l’aimable autorisation de l’auteur
© Pacôme Thiellement

Eric Caligaris † Cher Général

Eric Caligaris • Instin & moi

Bout de papier passé dans la poche.
Mémoire confuse.
Liste de courses.
Non.
Pense-bête.
Non.
Script.
Peut-être.
Et je lis :
« ami de mes ennemis
confrère
chimère
astreinte
handicap
écart
armes
ressasser
gloires-défaites
tourments
fenêtre
ferventes dispositions
petite guerre
accompagné un temps


grandes espérances
entreprise
marche décisive
vu lu et su
frénésie
biographes
savamment orchestré
exhumation
restauration
accession au pouvoir
figurer toujours et encore
censé vous attendre
joliment miroiter
perspectives
tordre
obscur mais grandiose
crise, déroute, débâcle et défaitisme
contournant
adresse
ténacité
amateurs
appelés
stratagème remarquable
en appeler aux morts
soumettre les vivants
transformer
métaphore
action directe
étendard
couleurs ronflantes
bardé ou bigarré
technologie
murs
célébrations
meetings
grande galerie des glaces
cinéma de propagande
fatalement avantageuse
dupes
faits, gestes et épanchements
grandeur
pétrification
raidissement
réduction
basculements subtils
moins grandiloquent
troupes
ne jamais savoir
toute l’histoire
actes
vision
un seul homme
seul. »

Eric Caligaris
Instin et moi
28/07/2014
(enquête de satisfaction)

Pierre-Antoine Villemaine • Untitled (III)

Je veux écrire que quand je n’ai plus rien à penser. (A. A.)
Rien d’extrême que par la douceur (M. B.)

le visage vif erratique d’une pensée inquiète / marécageuse / oscillation de prose et de vers /
lieu des ondoiements sous souterrains / de la géologie des émotions

sa mousse verbale
son étourdissement
son tourbillonnement natif

le flottement de son thème / étourdi / perdu / en lutte / théâtre intime de rêveries utiles / à la douceur indifférente / pris dans la matérialité de la langue / là où réflexion se fait sentiment

paroles hagardes / sortes d’éclats inutiles à la recherche d’un rythme / battements hasardeux du vide

dire la parole 

lui parler à cette langue sonnante et trébuchante 

comme parvenu à cette limite prise et reprise dans la monotonie de son écoulement murmurant quasi aphasique / plus désarmé que jamais

en ce principe de délicatesse où le sens se doute et s’évapore / avec netteté et précision / dans le repli / fuyant le présent / empruntant une porte étroite / l’affect sonore impressionne la matière

un déplacement de l’écoute / un mouvement sans contenu / une émotion purement verbale

en ce repli vers l’intime un corps d’ombre frise la surface

au beau milieu des choses / regarder la mer

Lucie Taïeb † Instin pour moi

une nuit j’ai rencontré instin, à la lumière de mon écran

il avait plusieurs voix et plusieurs histoires

un autre jour j’ai vu sa tombe au cimetière montparnasse. il faisait beau et j’ai vu le vitrail

j’ai vu aussi la tombe d’adèle hinstin et bientôt j’ai su : qu’adèle et adolphe n’étaient qu’une seule personne, tantôt homme, tantôt femme. d’où me venait ce savoir ? depuis j’ai oublié l’histoire

chacun a ses morts

je pense souvent à instin désormais

parfois je parle avec sa voix

je n’imagine pas que je suis lui, j’essaie de savoir ce qu’il ressent : ce que l’on ressent lorsqu’on est un général qui, mort, continue de vivre, d’errer, sans chercher rien de précis. j’aime qu’il n’ait aucun but

j’aime surtout qu’il ne soit pas vraiment mort

chacun a ses morts

le militaire d’instin est pour moi plutôt d’opérette. la guerre n’est pas ce qui le définit mais une péripétie, dans laquelle on peut puiser. ou la métaphore d’autres luttes. instin n’est pas un guerrier. il n’a jamais rien gagné. il continue de vivre en vain

instin n’a pas de visage

parfois je vois bien sa silhouette, il est de haute stature, avec un grand manteau, un pas traînant, il tangue vaguement,

il est parfois une ombre enveloppante

instin ne veut rien dire — c’est aussi en vain qu’il parle. mais il est une persistance

j’aime qu’il ne soit pas mort

parce qu’il y a une tombe qui porte son nom, instin diffère d’un personnage de littérature. instin est hors de nous, hors de tous ceux qui écrivent à son propos/ l’écrivent/ le font vivre et proliférer comme « projet ». instin, de par sa tombe, a un pied dans l’histoire, mais aussi un pied dans notre présent : il a ce lieu, au cimetière montparnasse, paris 14ème, et depuis ce lieu, ça rayonne

mais comme instin s’écrit sans h, il a l’autre pied complètement ailleurs, il n’a plus figure humaine, il est fiction et prolifération, il est libre, livré à celui qui voudra bien s’en emparer — sans exclusivité

instin n’oppose pas de résistance

mais il échappe : instin n’est pas vraiment mort ni vraiment vivant, ni vraiment fictif ni vraiment réel, ni vraiment hinstin ni seulement instin

instin n’est pas vraiment

ça rayonne vraiment dans tous les sens

son cas incite à se pencher sur d’autres cas similaires — sur d’autres manières d’inventer des morts qui ne le soient pas vraiment, de parler avec les esprits

le chasseur gracchus est une forme d’instin, à moins que ce ne soit l’inverse

instin est réversible

il ne se termine pas.

à l’instar de shiva, dont il est paraît-il un avatar, il a les yeux mi-clos, et plusieurs bras

Yannick Torlini • Sysiphe pour un lyrisme

Heureux de recevoir un texte de Yannick Torlini, « poète et explorateur de la malangue ». « Ecrit des textes avant tout. Travaille la langue autant qu’elle le travaille. Ne sait pas où il se trouve. Travaille. Travaille souvent. Ecrit contre l’angoisse et le désastre. Ecrit parfois pour. Ne sait pas où il se trouve. Ne sait pas. Travaille à ne pas savoir. Imagine quelque chose de lyrique. Ne sait pas où il se trouve. N’y travaille pas. » « A encore beaucoup à écrire. » Il a publié Nous avons marché (Al Dante), Camar(a)de (éditions Isabelle Sauvage), Tandis que (Derrière la salle de bains), et publiera Rien(s) en 2015.


ou comment. comment trouver une profondeur à la langue ou comment. une profondeur à l’os. à la pourriture. comment. une profondeur. il faudrait trouver cela. trouver une profondeur. il faudrait trouver. dans une profondeur. une profondeur de la langue. quand la langue. quand la langue les mots ne sont pas liquides. les mots. ne sont pas liquides. ils ne sont pas une eau en mouvement. ils ne sont pas une pluie battant le visage. les mots ne sont pas liquides. les mots sont un amas de pierres. les mots ne coulent pas. ne ruissellent pas. les mots sont un entassement. dans nos vies un entassement. il ne faudrait plus. vivre entassés. trouver cela. trouver une profondeur à l’entassement. les mots sont des pierres larges et lourdes. des pierres. ils ne s’écroulent pas. nous avançons. les mots sont des pierres. nous sommes lourds et lents. nous avançons. nous escaladons. quand il faudrait seulement s’arrêter seulement. s’arrêter et. creuser et. creuser et creuser. et. creuser seulement creuser. seulement. pour trouver une profondeur. il faudrait trouver les mots ne sont pas une vibration. les mots ne sont pas les mots. ne sont pas l’oscillation de nos langues dans l’air. ne sont pas un drap qui claque dans la tempête. les mots ne sont pas une vibration pas un chant. ils forment une masse compacte et solide que nous nommons pierres. les mots ne sont pas une vibrations. pas une eau liquide. nous avançons encore. nos épaules s’affaissent nos corps tombent. les ongles grattent ce qu’il reste du monde. les mots ne sont pas une profondeur. ils ne sont pas une condensation. ils ne sont pas une brume accrochée à une végétation éparse. ils ne sont pas une brise d’automne troublant une étendue liquide. les mots sont un entassement. ils sont le poids de la terre dans nos bouches le poids la. terre le poids le. poids la terre le le le. poids le la. la terre la. terre. les mots sont un entassement. un effort. alors qu’il faudrait creuser seulement creuser. seulement seulement creuser seulement. creuser. éviter évider. creuser pour ne plus s’élever retomber. les mots sont des pierres ils nous recouvrent chaque jour. nous sommes des travailleurs sans lendemains. des travailleurs nous sommes travaillés. par la montagne l’entassement cette dureté de la roche. dans nos bouches. nous sommes travaillés dans nos bouches. nous sommes travaillés par. nos bouches. le monde circule sous le recommencement sous un effort. pour simplement persister. le monde circule. le monde n’est pas une profondeur. les mots sont des pierres. les mots emplissent nos os nos entrailles nous alourdissent. nous sommes lents. les mots ne sont pas un entassement. nous continuons pourtant. nous sommes lents. nous avons l’énergie de continuer. nous avons l’énergie le temps. nous manque le. temps le temps. le temps nous manque le. temps le temps manque le. temps nous manque. nous avons l’énergie. pour continuer. le temps nous manque. les mots sont des pierres. les mots sont un entassement. les mots sont ce qui persiste. ce que nous travaillons nommons langue. langue est ce que nous nommons. nous nommons langue. nous nommons langue le temps nous manque. nous nommons. ce que nous travaillons. ce qui est langue est pierres. nous nommons ce qui est langue. nous nommons. nous nommons langue est la pierre. est la pierre. est la pierre la langue chaque matin nous nommons la pierre. ce qui est langue. ce qui est effort. et entassement. nous nommons l’entassement. ce qui est effort est recommencement. nous ne progressons pas. cette façon de nous taire. nous ne progressons pas. il y a un mécanisme de l’échec. cette façon de nous taire. une logique. langue est ce qui échoue ce que nous recommençons est langue est échec. langue est ce qui est. nous ne progressons pas. l’entassement recommence. nous recommençons. pierre est langue est mots ce que nous recommençons à entasser. nous ne progressons pas. nos mains ne sont pas des puits. nos mains ne saisissent pas. nos mains sont planes. nos mains ne sont pas une montagne où la pierre. nos mains ne saisissent pas. nous ne progressons pas. nous recommençons. langue est mots est pierres est ce qui recommence. nous nommons langue. nous ne progressons pas. nous nommons.

nous luttons depuis trop longtemps. trop longtemps. trop. nous luttons trop. nous luttons sans espérer nous luttons nous luttons encore. sans espérer. dans cette incertitude que nous nommons pierre. sans espérer nous luttons nous ne sortons pas de nous-mêmes. nous nommons pierre. il y a une incertitude. nous ne sommes pas une consistance. nous n’avons pas de forme. nous ne sommes pas le repos après la guerre. il y a une incertitude. une inconsistance. nous ne savons pas où nous commençons. où nous finissons. où est l’ultime limite de notre devenir. nous ne savons pas. quelque chose du corps traverse nos mots nos gestes nos pensées. nous ne savons pas. nos mains ne sont pas une eau pure et limpide. nos mains ne sont pas une forêt prise dans le doute de la nuit. nos mains ne sont pas des puits clairs. pas le son qui résonne entre les murs. nous ne savons pas. nos mains ne sont pas des trous. pas des prisons. nous luttons depuis trop longtemps. nous ne savons pas. nous ne savons pas quoi dire. un chemin en. nous un chemin. devant nous un. chemin. que nous ne réussissons pas à. dans ces soubresauts nous. ne sortons pas nous. de nous-mêmes. nous ne. de nous-mêmes nous ne. cette lutte. chaque jour. ce que nous disons n’a pas d’importance. ce que nous disons. est le froissement de la feuille l’éclatement de la roche. est le craquement de la branche. est la lente dérive de. ces jours nous ne parvenons pas. est l’enchaînement d’un pas + un pas + un pas. est la situation de ceux qui n’ont pas de situation. est la limite entre l’état solide et l’état liquide. est la saturation de la langue dans la langue. est la tempête contre le verre qui résiste. est la désastreuse vie sans mouvement désastreuse vie. est le sable qui s’insinue lentement. est l’enlisement programmé de l’aube dans l’aube dans l’aube dans l’aube. est la porte qui claque dans un autre corridor. est la boue qui s’accroche à nos dents nos dents s’accrochent nos dents la boue. est la planche vermoulue sur laquelle. nous marchons. est la crampe qui gagne toujours la crampe gagne toujours. est ce qui se tait lorsque la chair s’est déchaînée. est l’espoir qu’un jour. est l’espoir qu’un jour oui un jour l’espoir cessera. nous luttons depuis trop longtemps. nous ne sortons pas de nous-mêmes. l’exil est notre force. nous luttons depuis trop longtemps. quelque part d’autres pierres d’autres. quelque part d’autres d’autres. pierres d’autres. quelque part d’autres. quelque part. pierres et pierres et pierres d’autres. quelque part. d’autres et pierres d’autres. quelque part. nous luttons. depuis trop longtemps depuis. nous. luttons. ce qui en nous. reste un effort pour la pierre. depuis trop longtemps. nous. la pierre. luttons pour. nous la pierre.

mais nous ne savons pas mais. nous. ne savons pas où aller. où. comment aller mais. nous ne savons pas où. comment. aller dans. mais. nous ne savons pas. où aller dans quelle direction aller quelle direction prendre. quelle direction. nous ne savons pas. nous n’avons jamais su. rien n’est évident pour nous rien. n’est évident. si la pierre. et la pierre et la pierre et. la pierre. rien n’est évident. pas même la solidité de l’os. la certitude du muscle. quelque chose n’est pas limpide. quelque chose ne se laisse pas saisir. quelque chose est un mouvement que nous ignorons. quelque chose traverse ce qui. en nous quelque chose traverse. nous ne savons pas où aller. quelle direction. quelque chose le poids de la pierre. quelque chose ne se laisse pas saisir. nous ne savons pas où aller. il n’y a pas de lieu. quelque chose n’a pas lieu. nous n’avons pas lieu. seulement l’effort. le poids la lenteur. le recommencement. ce que nous escaladons dans cette langue étrange langue du vivre-écrasé. langue étrange langue. étrange étrange langue é. trange langue é. trange étrange lan. gue é. trange langue. nous ne savons pas. ce qui a lieu lorsque nous n’avons pas lieu ce qui. a lieu lorsque. chaque matin succède à chaque matin oui. chaque matin succède chaque. matin. succède chaque matin. oui. chaque matin succède. chaque matin succède. nous ne savons pas où aller. nous ne savons pas. nous ne savons pas ce qui sort de nos bouches. nous ne savons pas contre quoi nos langues claquent. nous ne savons pas. nous ne savons pas quelle est la consistance des dents. nous ne savons pas quel souffle traverse. nous ne savons pas ce qui renverse la gorge. nous ne savons pas. nous ne savons pas quel matériau troue le vide qui. gagne et gagne et gagne. nous ne savons pas. ce qui dans la langue fait une langue quelle entaille. nous ne savons pas. nous avançons rien n’est évident. rien n’est évidant. nous avançons. nous ne sortons pas de nous-mêmes. nous ne sortons pas. nous. ne. nous ne sortons pas. de cette histoire de corps de distances de. cette histoire de. nous ne sortons pas de nous-mêmes. ces montagnes. cet entassement. l’enlisement la pluie d’autres silences à. venir encore tout est à venir. nous n’avançons pas l’enlisement nous n’en sortons pas. cette terre épaissit. la glaise nos pas résonnent nos pas. résonnent nos pas résonnent. nos pas résonnent nos pas. sans certitude. nous répétons nos os nos plaies notre chemin. chaque chemin chaque. chemin le même nous répétons. que nous ne pouvons pas sortir. qu’il y a un dispositif. que nos yeux sont pris dans une boue. que la pierre n’est pas bien solide. que nous sommes bien trop lourds pour la tempête. qu’un fracas dans nos têtes. qu’une idée de la pourriture. que semblant seulement semblant. que nous nous débattons dans cette pâte nous nous débattons. que nous nous débattons nous nous débattons nous nous. débattons. que le monde n’est pas bien habitable. que le sol est notre mortier. que les murs sont aussi un horizon. qu’un pas + un pas + un pas + un pas ne font pas toujours un chemin. que nous portons un poids bien plus lourd que nous-mêmes. que nos peaux sont des bannières sans noms. que demain encore demain. que demain encore demain nous luttons aujourd’hui hier nous luttons encore. nous luttons encore. la langue et le monde ne sont pas habitables. nous avançons. nous ne sortons pas de nous-mêmes nous ne pouvons pas nous ne. pouvons pas. nous sommes un entassement. cette fois. un entassement cette fois nous. ne désespérons pas cette fois. nous n’espérons pas. nous ne sortons pas de nous-mêmes. nous ne pouvons pas. nous ne pouvons pas ne pouvons pas. seulement nous ne pouvons pas.

nous nous fragilisons. nous sommes fragilisés. nous nous fragilisons est fragilisé par. nous sommes. nous sommes fragiles nous sommes la fragilité. nous nous fragilisons. la somme de nous + nous + nous + nous est fragilisée. la somme se fragilise n’est pas nous. n’est pas nous sommes fragilisés. n’est pas la somme. n’est pas est. nous nous fragilisons. nous sommes du verre. du verre quelque chose se brise en nous est brisé. nous sommes fragilisés. nos ombres tiennent debout nos. ombres. nos ombres nos ombres tiennent nos. ombres tiennent nos ombres. nos ombres. sont un grand vent nos ombres tiennent dans le vent. nous nous fragilisons dans le verre. nos ombres tiennent sont un grand vent une grande fatigue. où s’entasser où la langue le verre s’entasser. nous fragilisons ce qui. en nous quelque chose se brise avec le fracas de la nuit. se brise. nous ne tenons plus debout. un grand tremblement envahit nos mains. nos mains. tremblent nos mains nos mains tremblent. nous ne tenons plus debout. la fatigue gagne fraîchit glace. chaque centimètre de peau arraché à l’inertie. la transpiration est froide. un grand tremblement. la transpiration est froide nous ne tenons plus debout. nous voulons nous asseoir mais la tête. la. tête la. tête la tête la. tête la tête la la tête la. tête la la la tête la tête la. tête. bourdonne la tête la. tête bourdonne la tête. nous voulons nous asseoir. la tête bourdonne nous ne tenons plus debout. un grand tremblement quelque chose se brise. quelque chose se brise résonne se brise résonne encore se brise à nouveau résonne toujours. quelque chose. un grand tremblement nos mains. un grand tremblement. nos mains un grand tremblement. nous ne tenons plus debout. s’asseoir est impossible. du verre seulement du verre. s’asseoir est impossible nous ne tenons plus. debout. il nous faut nous allonger. le froid le tremblement le bourdonnement. du verre. quelque chose en nous se brise ne s’arrête pas. nos ombres tiennent pourtant portant nos ombres pourtant. portant nos ombres pourtant. pourtant. nos ombres tiennent pourtant portant. portant nos ombres. nos forces nous abandonnent pourtant nos ombres tiennent pourtant. pourtant. nos ombres : tiennent.

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-04)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Acte II


C’est un salon provincial à la fois vieillot et neuf, avec un pot de résédas planté sur une colonne de marbre, un azalée sur la table, une cage avec un oiseau et un bocal de poissons rouges, des tas de boîtes et de napperons et de petits coffres.

N.Ph. est assise dans un fauteuil. Elle a l’air d’une jeune fille. Elle borde au crochet une couverture de laine blanche qui la recouvre des pieds à la taille.

Ne serait-ce une très longue cigarette qui lui pend aux lèvres et un œil fermé à cause de la fumée, elle sortirait de Tchekhov, mais qui sait d’où elle sort.

Si on veut de la musique, c’est la Lettre à Elise, mais de loin qu’on puisse ne l’entendre que si on le souhaite.

Elle est toute seule et à l’air très absorbé.


N.Ph. — Au dehors la nuit s’allume, il commence à faire froid, il pleut, j’me souviens plus très bien, contre les portes de la nuit, si tu t’imagines qu’il vont dresser l’échafaud ça ne dure qu’un moment à Saint Germain des Prés comme une plaie ouverte, ah si papa savait ça il dirait baissant l’oreille ne me quitte pas que serais-je sans toi comme une étoile au fond d’un trou sur le canapé du bordel n.i.N.I. c’est fini ne pleure pas jeannette la pêche aux moules moules dure toute la vie quand on aime à genoux le lendemain matin la lune se trotte si toi aussi tu m’abandonnes.


Elle a continué à crocheter et à fumer, peu à peu les bribes de chansons qu’elle chantonne la font pleurer et au moment où on sonne elle sanglotte.

On sonne.


Le P. — Oh ! vous pleurez…
N.Ph. — Vous pourriez au moins dire bonjour.
Le P. — Bonjour… Oh, vous pleurez !
N.Ph. — Vous pourriez au moins attendre que je vous aie répondu
Le P. — Bonjour !
N.Ph. — Bonjour !
Le P. — Oh, vous pleurez…
N.Ph. — Comme vous êtes ennuyeux.
Le P. — Voulez vous que je revienne un peu plus tard, j’apporterai des gâteaux pour le thé.
N.Ph. — Je n’aime pas les gâteaux.
Le P. — Vous n’aimez pas les gâteaux ?
N.Ph. — AUJOURD’HUI Je n’aime pas les gâteaux.
Le P. Ah… excusez-moi.
N.Ph. Oh, il n’y a pas de quoi.
Le P. Si, je vous en prie.
N.Ph. Mais non.
Le P. Si, je vous assure.
N.Ph. TAISEZ-VOUS !


Elle reprend son crochet, s’arrête, excédée, elle prend une cigarette. Le prince se précipite pour lui donner du feu, et il marche sur la couverture.


N.Ph. — Regardez où vous marchez, voyons !
Le P. — Je suis vraiment très maladroit


Il n’arrive pas à allumer la cigarette.


N.Ph. — Vous ne fumez pas ?
Le P. — Non, jamais.
N.Ph. — Moi, je fume.
Le P. — Ah ?
N.Ph. — Oui, et ça ne se fait pas…
Le P. — ça ne me dérange pas si ça vous fait plaisir.
N.Ph. — Je ne vous ai rien demandé. Puis-je avoir enfin du feu ?


Il arrive à allumer la cigarette.


N.Ph. — Merci, vous voulez essayer ?


Le P. essaye de fumer. Il tousse. N.Ph. rit.


Le P. — Vous vous moquez de moi.
N.Ph. — Vous êtes si drôle.


Le P. rit aussi, fume encore et tousse toujours. Ils rient tous les deux très fort.


N.Ph. — Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ? Je m’ennuie vous savez. C’est terrible comme je m’ennuie. C’est terrible quand je m’ennuie. Si je m’ennuie c’est terrible.
Le P. — S’il ne pleuvait pas nous aurions pu sortir.
N.Ph. — Mais puisqu’il pleut nous devons rester. Qu’allons nous faire, jusqu’à ce qu’il ne pleuve plus ? Que peut-on faire avec un homme comme vous ?
Le P. — On peut parler au moins.
N.Ph. — Nous sommes entrain de parler. A quoi bon parler, si c’est pour dire qu’on pourrait le faire ? C’est terrifiant, on le fait pour dire qu’on pourrait le faire, et c’est comme si on ne le faisait pas alors qu’on est entrain de le faire. Comme je m’ennuie.
Le P. — Ne vous mettez pas en colère. Voulez-vous que je vous fasse la lecture ? J’ai apporté un roman français, je pensai que peut-être…
N.Ph. — Je préfère que vous lisiez, vous finiriez par vous faire des croche-pied à vous-même, tellement vous êtes stupide et maladroit.
Le P. — De Gustave Flaubert, Madame Bovary.
N.Ph. — Madame comment ?
Le P. — Bovary.
N.Ph. — On dirait un nom de maladie : je sens mes bovaryces aujourd’hui, le temps va changer. On l’a opérée d’une bovaryte, elle a failli mourir. La bovaryose est une maladie tropicale… Allez allez, je ne voulais pas vous interrompre.
Le P. — Première partie…
N.Ph. — Racontez-moi d’abord un peu l’histoire.
Le P. — Mais je ne l’ai pas lu !
N.Ph. — Comment ! Vous vous permettez, alors que nous sommes seuls ensemble, de me lire un roman français que vous n’avez pas lu, qui doit être plein d’ horreurs. Je ne veux plus en entendre un seul mot.
Le P. — Il me semble avoir entendu dire que c’est l’histoire d’une femme, mariée à un médecin de campagne ; elle s’ennuie près de lui et prend des amants, elle fait des dettes et finit par se suicider.
N.Ph. — C’est très gai, vraiment ! Très amusant ! Une histoire d’épiciers, de boutiquiers, de bourgeois, c’est ça que vous voulez me lire, à moi ? Ah mon ami, comme vos m’ennuyez.
Le P. — Je ne voulais pas…
N.Ph. — Je sais, vous ne voulez jamais rien. Et moi, je ne veux plus vous voir. Vous pouvez partir. Voilà.
Le P. — Eh bien, alors, voulez-vous que je revienne demain ?
N.Ph. — On verra demain, si je vous fais chasser, si je vous laisse entrer, si je suis partie ou si je suis encore là. Mais partez vite, je vous en prie, vous m’êtes insupportable avec votre air de… de… myosotis !


Le P. sort.


N.Ph. — Votre livre !




Mais il est sorti sans l’entendre. Restée seule elle ouvre le livre au hasard et lit un peu. Le livre tombe. Elle s’est endormie.

Il faut d’étranges images pour inventer un rêve à ce monstre. C’est un très joli rêve où tout est blanc, où rien ne saigne, avec une musique précise et dans le décor des pointillés de laideur : sur un guéridon en formica, une statue de Saint Antoine de Padoue et un bol de soupe aux
légumes.

Noir.



A suivre : 123456789

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-03)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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N.Ph. est seule. Nue devant sa table de toilette, elle n’est pas forcément identique physiquement à celle de la scène précédente. De même l’ univers. Elle se poudre le corps avec une houppette aussi grande que possible. Elle se maquille comme un mannequin. Elle chante une chanson du Livre 1. Cela va assez vite. Elle s’habille : ses sous-vêtements sont très nombreux mais très fins, elle met enfin une robe très décolletée et beaucoup de bijoux. Sur le tout, un pardessus d’homme, en cuir, et enfin un feutre et ses gants. Elle lit un livre posé sur un lutrin, jusqu’à ce quelqu’un sonne.


N.Ph. — « Toute âme est immortelle ; car ce qui est toujours en mouvement est immortel ; mais l’être qui en meut en autre ou qui est mû par un autre, au moment où il cesse d’être mû, cesse de vivre… »


On sonne.


N.Ph — «…cesse de vivre ; seul l’être qui se meut lui-même, ne pouvant se faire défaut à lui-même, ne cesse jamais de se mouvoir, et même il est pour tous les autres êtres qui tirent le mouvement du dehors, la source et le principe du mouvement. » (Platon, Phèdre, p.124)


Rogojine est entré pendant la lecture. Il porte plusieurs manteaux, un bonnet sous son chapeau, deux paires de gants et des snow-boots.


N.Ph. — Mon petit canari a-t-il pensé à apporter les cartes ? Mon merluchon, merlonet, merluton a-t-il pensé à apporter des dès, et un cornet, et des allumettes pour miser ?


Pendant qu’elle parle, Rogojine sort de ses poches plusieurs jeux de cartes neufs, un cornet à dés, des dés et de grandes poignées d’allumettes qu’il met dans son chapeau.


N.Ph. — Dites-donc ! vous ne m’avez pas dit bonjour. Sortez !


Il sort. Elle se remet à sa lecture. Elle a changé de livre.


N.Ph. — « Je déteste Mummy et elle me déteste, mais Daddy, lui m’aime… »


On sonne.

N.Ph. — «…et je suis sûre que tout s’arrangera si nous le mettons devant le fait accompli. »


Rogojine est entré.


N.Ph. — « Nous n’avons qu’à nous enfuir, nous enfuir cette nuit, par l’express, par exemple en Espagne, au Maroc. »


Rogojine n’a pas réalisé qu’elle est en train de lire à haute voix un passage de Felix Krull, chevalier d’industrie de Thomas Mann (p. 248), s’est précipité sur elle et la prend dans ses bras, croyant que c’est à lui qu’elle parle. Elle se dégage en le mordant et donnant des coups de pieds.


N.Ph — Imbécile, illettré, philistin, crétin, vous ne m’avez même pas dit bonjour ! Sortez !


Il est presque sorti, quand elle le rappelle.


N.Ph. — Non, restez, je n’ai plus envie de lire.


Elle tire une petite table. Il rapproche deux chaises. Il pose sur la table tout ce qu’il a apporté et ils commencent leur partie de strip-poker. Pour ce qui concerne le jeu lui même, la plus grande liberté est laissée aux acteurs, l’auteur n’ayant de ce jeu que des notions bien vagues : les cartes peuvent être aussi bien des cartes Michelin ou des cartes postales.

Il faut cependant qu’ils en arrivent à un certain stade de déshabillage : Rogojine commence par le bas et N.Ph. par le haut. On peut concevoir qu’à la fin de la partie, qui peut-être jouée en accéléré, il soit tout à fait nu du bas, elle soit tout à fait nue du haut, de sorte qu’ils soient allés le plus loin possible à la fois dans la provocation et dans l’impossibilité de passer aux actes.

Quelques répliques peuvent être échangées.


N.Ph. — Cette cravate et cette chemise ne vont pas ensemble.
R. — Moi non plus Madame aujourd’hui je ne vais pas très bien ensemble.
N.Ph. — Mon pauvre petit abricot, qu’est-ce qu’on vous a fait ? Racontez moi tout. Je vois bien qu’on a honte, qu’on a fait des bêtises et qu’on n’ose pas les dire.


Plus la partie va vers sa fin, plus ils se haïssent. Ils restent polis mais chacun développe quelque chose comme une odeur insupportable à l’autre.


N.Ph. — Parfione, tu ne le diras à personne ?
R. — Vous vous chargerez bien de le dire vous-même à tout le monde. Voici ce que vous avez gagné.


Il lui donne un long collier de deux rangs de perles, elle le met sur sa poitrine, ils se rhabillent.


N.Ph. — Voulez-vous une tasse de thé ?


Rogojine sort sans répondre.



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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-02)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff en 2011, et tout récemment, cette année, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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DANS UN TRAIN


Un homme et une femme sont assis l’un en face de l’autre. Ils se regardent par-dessus leurs journaux déployés et parlent sans montrer leurs bouches.

H. — Je ne voudrais pas être indiscret, ni vous déranger, vous êtes libre de me répondre ou pas, cependant, je voudrais vous demander, c’est idiot, je sais, mais c’est sans importance, dites moi simplement si vous savez jouer au mahjong ?
F. — …
H. — Bon, très bien. Je vous prie de m’excuser.
F. — Vous aviez dit, n’est-ce pas, que j’étais libre ; j’ai cru pouvoir faire comme si c’était vrai. Vous ne connaîtrez jamais la réponse à votre question, sauf si nous devenons très intimes. Mais en attendant, j’ai ainsi remplacé un jeu par un autre. Et puis, enfin, à quoi peut-on jouer d’autre dans un train ?
H. — Ne répondez pas surtout ! C’était à peine une question.


Ils se tournent vers la fenêtre.


H. — « L’humidité et la brume sont telles que le jour a peine à percer.
F. — » Vos yeux sont bouffis, votre visage reflète la pâleur du brouillard.
H. — » J’ai perdu l’habitude de ce climat. » L’Idiot, chapitre 1.
F. — Etes-vous le Prince Lev Nikolaëvitch Mychkine ?
H. — Quelle idée ! Non, ma santé est très bonne, je vous assure !


N.Ph. — Vraiment, je vous assure, je m’étais endormie.


Elle s’étire et se frotte les yeux.

N.Ph. — Avez vous vu le Prince Nikolaëvitch Mychkine ?
R. — Non, à quoi bon le voir ? est-il utile de le voir ? Au nom de quoi m’inquiéterais-je d’un tel idiot ?
N.Ph. — Je ne voulais pas vous blesser. Je posais cette question librement, de telle sorte, mon ami, que vous eussiez pu vous sentir tout aussi libre d’y répondre ou pas. Vous faites toujours des histoires pour rien. Vous êtes incorrigible, Rogojine, soyez donc un peu plus sur de vous, mon cher, cher, philodendron, philoxera, dendronxera, vous savez bien comme on vous aime… Puis-je vous offrir une tasse de thé ? Si,si j’insiste, non, vraiment ? Vous êtes un crétin !
R. — Du thé, encore du thé ! J’ai l’impression que nous sommes condamnés à boire du thé, des tonneaux de thé déjà !
N.Ph. (Minaudant.) — Nous avons bu ensemble un peu de champagne aussi.


Ils rient un peu et le silence revient comme s’il était une troisième personne assise entre eux.


N.Ph. — Taisez-vous ! Ça suffit, je trouve ! Vous exagérez toujours, vous ne faites rien pour que je reste calme et j’ai tant besoin de calme, vous devriez savoir que je suis délicate si délicââââte. Comme un nouveau-né, je suis en cristal, je suis en porcelaine. Tâchez de vous en souvenir désormais. Au coin, vilain garçon, on vous rappellera.


Rogojine va au coin.Il croise les mains derrière son dos et joue tout seul à la mourre tout le temps de la punition. N.Ph. le regarde faire en haussant les épaules


N.Ph. — Pauvre petit castrat chéri…


Elle reprend la lecture à haute voix de son journal.


N.Ph. — « La désillusion, c’est de se rendre compte que personne n’est d’accord avec nous, ceux-là même qui sont de notre côté et luttent avec nous. Cette désillusion atteint son maximum lorsqu’on se rend compte qu’il n’y a rien à faire, que personne ne peut se transformer. Les points sur lesquels nous sommes d’accord avec autrui sont importants, jusqu’au jour où nous comprenons clairement ceux sur lesquels le désaccord est irréparable. Alors on se dit qu’on écrira pour soi-même et pour des étrangers, qu’on vivra pour soi-même, et pour des étrangers, et l’on devient un vieil homme, ou une vielle femme. »

Vous écoutez, Rogojine, n’est-ce pas ?

« […] On éprouve un sentiment très bizarre lorsque, par exemple, on aime une certaine horloge et que tous les gens de notre classe la trouvent laide et mal construite, et pourtant, on l’aime vraiment, on attache de l’importance à ce sentiment. Ou encore, vous aimez un mouchoir de soie brillante, et tous les gens de votre milieu le trouvent laid et prétentieux, et disent que vous l’aimez par pose, alors que votre sentiment est sincère. Ou encore, vous écrivez un livre […] »

Vous écrivez un livre, vous ?

« […] et pendant que vous l’écrivez […] »

On devrait écrire un livre sur vous.

« […] et pendant que vous l’écrivez, vous vous sentez rempli de honte et d’effroi, car on vous croira stupide, ou fou, vous savez qu’on vous traitera avec moquerie ou pitié, et, rempli d’incertitude, vous continuez quand même. Or, il se trouve quelqu’un pour partager votre manière de voir, pour accepter ce que vous aimez, ce que vous faites, et plus jamais vous ne serez entièrement en proie à l’effroi et à la honte. » (Gertrude Stein, Américains d’Amérique)

Rogojine, cessez ce jeu stupide, j’ai honte pour vous, vous m’effrayez. Soyez normal, un court instant, voulez-vous. Prenons une tasse de thé.
R. — Madame, je ne suis pas un légume qu’on arrose avec de l’eau, même chaude, même agrémentée de citron et d’herbes délicates. Je suis un homme, madame, et j’entends boire du feu, au moins du feu !
N.Ph. — Vous êtes fou mon ami, mais soit. Goûtez donc ce parfum français, il est très fort. Je rêve de vous voir boire ce parfum. Oh !!! faites-le s’il vous plait pour votre Nasta, Nasta ssia ssia
R. — Matame, che ne manche bas de ce bain là !
N.Ph. Comme vous savez être amusant quelques fois, à vous voir on ne s’y attend pas du tout!


Rogojine a ouvert la bouteille de parfum et il en asperge la pièce.

N.Ph. Encore, encore ! gaspillons, gaspillons, j’adore gaspiller. Sur moi, oui sur moi, ah, Parfione !
R. — Une tasse de thé vous ferait le plus grand bien, mon amie. Je vous sens très nerveuse. Ou une tisane de fleurs d’oranger ? Oui, la fleur d’oranger, ce serait parfait, n’est-ce pas ?
N.Ph. — Vous finissez toujours par devenir ennuyeux. Savez-vous jouer au mahjong ? Non. Savez-vous jouer au je de go ? Non. Rien. Rien. Rien.Je vais vous apprendre à jouer au strip-poker. Nous jouerons tous les jours, tous les jours.
R. — Aux cartes ou aux dés ?
N.Ph. — Tous les jours d’autres cartes, tous les jours d’autres dés. Et vous prendrez un bain tous les jours, je ne voudrais pas courir le risque de vous voir à la fois nu et crasseux.
Rogojine, puez-vous des pieds ?
R. — Je ne vous permets pas !
N.Ph. — Mais si, vous me permettez tout. Vous êtes comme un peu d’eau dans ma main. Si j’ouvre tout à fait ma main, que va-t-il arriver ? Rien qu’un peu d’eau. Si j’ouvre ma main, vous tombez et vous faites une tache sur mon tapis. MON TAPIS ! Dehors, dégoûtant personnage, revenez demain avec des cartes et des dés, et soyez un peu plus drôle.



A suivre : 123456789

Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (02)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


2


Les choses, ici et maintenant, tu pourrais les diviser en deux catégories. Y’a celles auxquelles je dois être attentif, sans quoi, c’est sûr, il m’arriverait tout un tas de bricoles. Des trucs pas très cool. Par exemple : ne pas donner à manger aux lapins du bout des doigts. Même sans le faire exprès, leurs petites dents elles peuvent te pincer très fort. Et d’abord, les lapins, c’est des rongeurs, alors ça ronge à qui mieux mieux, tu penses, fanes de carottes et phalanges comprises. Ne pas passer derrière une vache qui fait téter son veau. A tout moment un coup de sabot peut partir tout seul. Et alors, shlack, en plein sur la tempe et puis vlan, te voilà en train de couler à pic dans la rigole à purin. Pouah. Faut pas non plus boire le lait qu’on vient juste de traire, parce que là c’est crampes d’estomac garantis.

Jamais sourire pour dire bonjour aux gros chiens de berger qui montent la garde auprès des troupeaux, parce qu’eux de suite y vont se penser que tu leur montres les crocs, que tu cherches l’embrouille, la bagarre quoi. En même temps la salive de ces vieux chiens, paraît que ça peut guérir les piqures d’orties, oui, paraît. Alors si tu sais faire patte douce le respect s’instaure tout seul et voilà, entre vous ça devient vite à la vie à la mort.

Et puis aussi, éviter de courir sous l’orage. Bien sûr, toi t’as peur du tonnerre qui gronde et tout ça, et en détalant tu cherches juste à te mettre à l’abri le plus vite possible, bien sûr. Mais tout ce que tu vas réussir à faire c’est seulement exciter la foudre. Pour elle, t’es comme un bout de chiffon rouge qui s’agite dans tous les sens et ce bout de chiffon, elle s’amuserait bien un peu avec. La foudre, ça tient à la fois du taureau furieux et du jeune chien fou, paraît. Bon, même sans courir, faut surtout pas se réfugier sous un arbre. Parce que la foudre, s’abattre au hasard dessus, c’est assez son truc, voyez. Ca fait même partie de ses petites manies de foudre de faire ça. Voilà.

Y’a encore une dernière chose dont y faut que je me méfie et c’est le silence des plaines juste avant la forêt. Ce silence qui fige tout à coup la campagne, ça veut dire que les chasseurs sont quelque part par là, pas loin, prêts à tendre une embuscade à quelque bête traquée. Y’a des fois, leurs chiens, tu les entends hurler après leur proie. Quand tu les entends paraît qu’il est trop tard. Surtout si l’homme caché derrière son fusil vient à louper sa cible. Une balle perdue ça peut courir plusieurs kilomètres. Parait que ça court jusqu’à ce que ça rencontre quelqu’un ou quelque chose, bref, un truc sur quoi ça va enfin pouvoir s’arrêter. Une balle perdue, tu dirais une voiture sans frein.

Papa de toute façon, les jours où y’a la chasse il tient pas trop à ce que je m’éloigne de la ferme. Papa ça le met en rogne ces rumeurs de guerre. Il m’a dit un jour que quand la vie ça tue la vie, c’est qu’elle peut pas faire autrement, qu’elle est bien obligée pour continuer à vivre. Que la vie, si elle se nourrissait pas de ce qu’y est vivant, alors elle mourrait. Après, tout ça c’est une question d’équilibre. La vie parfois tue la vie mais c’est parce qu’elle a faim et c’est tout, ça s’arrête là, ça va pas plus loin. Au début de l’humanité, quand l’homme c’était encore à moitié une bête, alors il chassait pour avoir de quoi se nourrir et voilà. Les chasseurs de maintenant, y tuent surtout par plaisir, et ça…

Bon, y’a donc toutes ces choses qui pourraient m’attirer des ennuis si je faisais pas un peu attention et puis y’a ce que Papa appelle les miracles de la nature. Ces merveilles qui sont partout à condition de savoir les regarder et qui regorgent de promesses. Mon film de montagnes, par exemple, mais ça on vient de le voir. Le brouillard qui se lève sur les terres pendant que le soleil s’étire avec ses grands airs paresseux. C’est beau. Tu dirais que l’aurore c’est une fille et que cette fille elle porte un joli voile de brume. Ce qui est beau aussi c’est quand le vent fait onduler l’herbe et alors il te semble que la grande prairie c’est devenu un océan avec des vagues qui frisent un peu partout à la surface. Et puis y’a le chaume quand les coquelicots commencent à pousser par-dessus. La pluie sur les labours et le monde qui se reflète dans ces jolis miroirs improvisés. Et puis y’a les saisons.

Les enfants d’ici, ces choses-là, tu penses bien qu’ils les connaissent par cœur. Pour eux ça a fini par ressembler à toutes ces leçons apprises à force de rabâchage. Oui mais voilà. Leurs parents les ont apprises avant eux, ces leçons. D’avoir des parents pareils, ça doit forcément aider. Au début de notre installation, je vais vous dire, Papa était presque aussi ignorant que moi. Notre installation ici, vous savez, ça ressemble un peu à ça. A une deuxième chance. Voilà.



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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-01)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Acte I


N.Ph. est seule, nue devant sa table de toilette. Elle se poudre le corps avec une houppette grande comme un oreiller. Elle se maquille comme un clown. Elle chante la chanson du Livre 1, Dis-le à son regard.

Cela peut durer assez longtemps. Elle peut chanter dix fois la même strophe en se transformant ou en la transformant. Tous les exotismes sont possibles, jusqu’à la dégradation complète du chant.

Enfin elle s’habille. Elle met une ceinture de grenades et des cartouches dans ses jarretières, des couteaux le long de ses bras et des ciseaux entre ses jambes. Par-dessus le tout, un flot de rubans et de dentelles, une magnifique robe noire et un vieux châle très laid de vieille femme — pompons, fleurs de laine rouges et roses.

Elle s’assied et prend un livre ou un journal. Elle lit quelque temps jusqu’à ce quelqu’un sonne.
Elle lit à haute voix :


« Je vois tant de gens qui, j’en suis certaine, ne s’intéressent point du tout à mon idée que chacun a un être propre en lui et appartient à une certaine catégorie d’hommes et de femmes, en sorte que je pourrais faire un tableau assez complet de ces différentes catégories et qu’un jour je serai en état d’expliquer la personnalité de chacun et démontrer les relations des êtres entre eux, selon leur façon de manger, de penser, de sentir, de travailler, de boire, d’aimer, de commencer et de finir, de percevoir les choses comme des réalités soit d’une façon intuitive, soit d’une façon brusque et impatiente, ou patiente, ou passive, ou active. Je saurai les classer par groupes, et ce sera si amusant, si important pour moi, car je montrerai dans chaque groupe ceux qui réussissent, ceux qui échouent et les autres, ceux qui ont une personnalité plus claire et plus forte, et je chercherai à faire comprendre à tout le monde la personnalité de chacun en sorte que tous puissent voir ce que signifient mes explications, mais toujours je resterai certaine que moi j’appartiens au groupe des actives passives, et que je porte en moi ces caractéristiques, car je suis à ma façon une passive désemparée qui sait très bien que les gens que je connais ne veulent pas se donner la peine d’écouter avec soin ce que je leur dis, oui.


On sonne


J’en suis sûre, presque tous ceux à qui je veux donner cette explication ne se donnent pas la peine d’écouter avec soin. (Gertrude Stein, Américains d’Amérique).


N.Ph. — Entrez ! »


Entre Rogojine. Il porte un manteau de fourrure, une canne et des gants. Il fume un long cigare fin. Il marche de long en large sans rien dire. N.Ph. reprend son livre ou son journal. On entend le même texte à mi-voix, intelligible par hasard et par intermittences. Au mot qui avait été suivi d’un coup de sonnette Rogojine tousse.

A la fin du texte.


N.Ph. — Asseyez-vous
R. — Merci à vous, merci bien. Sans blague, merci, si, si, j’insiste, merci, merci.


Il se met à genoux.


R. — Merci.
N.Ph. — Je vous en prie, allons, voyons, ah, ah, mais non, c’est fini, bon chien, sage.


Puis, très mondaine :


N.Ph. — Prendrez-vous une tasse de thé ?
R. — Peut-être, oui sans doute… vous permettez que je… Excusez-moi, mais pardon il faudrait
N.Ph. — Ne faites pas tant de manières, enlevez au moins votre chapeau ou vos gants. Enlevez quelque chose, asseyez-vous, vous serez mieux. Vous n’êtes pas obligé de parler si vous n’avez rien à dire. Je lisais ce journal, là, vous voyez ; je peux continuer, faire comme si vous n’étiez pas là ; ce n’est pas un problème puisque j’étais en train de le faire ; d’ailleurs c’est très intéressant.


Elle replonge dans son journal ; de temps en temps on l’entend rire ou grogner ou protester.
Le jeu de Rogojine pendant ce temps dépend du hasard, du génie, de la culture et de l’humeur de celui qui le joue. S’il manque de hasard, de génie ou d’humeur, il peut chanter une chanson du
Livre 1, ne rien faire, ou encore lire l’autre côté du journal.


N.Ph. — Vous ne trouvez pas que ça a assez duré ?
Racontez-moi quelque chose, faites-moi rire.
C’est inconcevable d’être aussi désagréable.`
Vous ne me donnez jamais envie de vous toucher.
Au moins vous pourriez baiser l’ourlet de ma robe, embrasser les traces de mes pantoufles, me gratter le dos. Imbécile.
R. — Grrrrrr…


Il grogne et grince des dents avec des yeux qui roulent de cinéma muet.


N.Ph. — Mon pauvre chéri, comme je suis vilaine avec vous, mais vraiment vous êtes empoté, chère, chère petite plante verte… Allons allons calmez-vous, asseyez-vous là, voilà, sage, comme on a été vilain avec sa maîtresse, on ne le fera plus ou on aura le fouet. Voyons, voilà…


Elle reprend son journal et lit à haute voix :


N.Ph. — « Il était environ neuf heures du matin ; c’était à la fin de novembre, par un temps de dégel. Le train filait à toute allure vers Petersbourg. » Dostoïevsky, L’Idiot.


En lisant elle s’endort.



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