Archives de catégorie : Feuilleton

Fanny Garin • cependant / étroit

Nous sommes heureux de publier des extraits d’un recueil inédit de Fanny Garin, auteur aperçue notamment chez Remue.net, Larmes de cerf.



 

cependant, marchant Vous, comme, buisson toujours terne en
de longues marches lentes et
bruyant à peine tristesses
Vous
masses d’air obscur vos fantômes en leurs
imperturbables poitrines

certains sans doute
yeux pressés gorge lasse ventre étroit



 


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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II) : la chanson cachée

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Partition de la chanson qui clôt la Chambre de Rogojine.

Partition de la chanson qui clôt la Chambre de Rogojine.

Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (10)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


10


Moi, au départ, son projet j’avais rien contre. J’étais même plutôt pour. Assez curieux même de découvrir ce qu’elle avait dans le ventre cette fourgonnette. Et puis qui sait si. Des trésors de mécanique. Qui sait si on allait pas tomber non plus sur une malle à bijoux, un coffret rempli de billets ou de timbres rares, une vieille boite à musique, bref, un truc ou deux avec un peu de magie dedans.

A part la cabine et encore, tout le reste c’était comme une jungle interdite, une jungle totalement impraticable pour l’homme, envahie par un champ d’orties serrés comme une forêt vierge. Leurs tiges montaient à des hauteurs impensables. Des orties d’une taille pareille, c’est simple, de toute ma vie j’en avais jamais vues. L’entrée de cette jungle était défendue par un épais rideau de ronces et quelques buissons d’aubépine un peu plus loin, histoire de refroidir pour de bon l’ardeur de l’aventurier assez intrépide pour avoir bravé sans trop de mal l’épreuve des ronces.

Les ronces c’était des mûriers. Des mûriers recouverts d’épines aussi grosses que les ongles de ces sorcières, vous savez, ces sorcières aux griffes interminables qui, la veille de chaque pleine lune, filent illico chez un vieux mage-manucure pour qu’ils les aiguisent, leurs ongles-griffes, les rendent encore plus mortelles que des flèches. Voilà. Ce genre d’épines que donc tu dirais des ongles de sorcières. Ce genre d’ongles de sorcières qu’en plus elles trempent dans des fioles de poison en piochant au hasard, comme ça, elles font ça plouf, parmi leur collection de fioles remisées, selon un ordre savant connu d’elles seules, sur les étagères au milieu des crapauds et des serpents morts qui sèchent. Brr.

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


10


Oui, brr. Parce que ces ronces, avant que dessus ce soit tout soudain tapissé de belles mûres et même que ça s’est fait en douceur, au début, ça et là, juste une ou deux, et bientôt on a plus vu que ça, des tas de grappes qui faisaient ployer les branches jusque par terre, tellement que, oui, on a fini par ne plus voir qu’elles, c’était comme des photos de mûres que quelqu’un aurait pris un malin plaisir à afficher par dessus les épines et le vert des feuilles, ces belles grappes de mûres que jusqu’ici tu sentais juteuses à ne pas croire, ben, pour tout dire, avant que j’assiste à cette explosion insensée de mûres, ce lacis de ronces dressé au garde à vous comme des sentinelles, j’avais pas trop envie de m’en approcher.

Et puis y’a eu ce parfum sucré violent qui s’est mis à m’emporter la tête. Me retrousser les narines dans tous les sens. J’avais l’impression de sentir que ça. Sitôt que je mettais un pied dans la cour. Que ça. Que lui. Le parfum des mûres souligné par la rosée. La rosée qui sait y faire, ah ça oui, qui arrive, et souvent même mieux qu’un peintre, à mettre en avant les choses jolies qu’après, une fois que le monde est sec, on peut plus voir.

N’empêche. L’odeur des mûres. Ce parfum-là. Oui. La première fois que je me sentais vraiment comme un acteur dans ma nouvelle vie. Parce que ma vie à la ferme avec Papa, ça correspond à une nouvelle séquence du film dont il est maintenant le seul scénariste. L’artiste avec un grand A, pour l’instant c’est lui. Un film, vous savez, c’est constitué de plusieurs séquences qui s’enchainent comme ça bout à bout. La première séquence du film, alors c’était sa vie avec Maman et moi. Sa vie d’hydrologue. De chercheur d’eau dans les déserts. Ensuite y’a eu une autre séquence : celle de sa séparation avec Maman. Et puis la séquence la plus triste que ça été la disparition de Maman. L’accident.

Ce parfum-là. L’odeur des mûres. Et voilà comment on en est arrivé à la nouvelle séquence de notre film. Et voilà pourquoi comment tout ce qu’il me faut savoir de la nouvelle vie qui m’attend par ici, des dangers qui me guettent, et des dangers en terre inconnue, il y en a, tant et tant, vous pouvez me croire, surtout si cette terre inconnue c’est une ferme plantée au beau milieu d’un pays perdu, que ce pays perdu c’est une terre plate, de hautes plaines mais plates et même que là-dessus on dirait que les vents s’aiguisent, que cette terre plate est coincée entre des collines toutes hérissées d’arbres menaçants et obscurs d’un côté, et de l’autre, par de hautes montagnes qui bornent l’horizon d’une manière un peu inquiétante, quand on a pas trop l’habitude, alors oui des dangers il y en a, des dangers mais aussi des joies que je pourrais bientôt retirer de ce monde tout neuf, une fois qu’à force de le regarder j’arriverais peut-être à mieux le voir, bref, je me comprends.


A suivre : 1345678910

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-09)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Il chante.

A la deuxième strophe, Rogojine cessera de jouer au billard et s’approchera des deux autres. Il écoutera avec une attention si aiguë que son visage aura l’air de craie, dévoré par ses yeux fiévreux.


Le P. —

Il est une vierge à Nuremberg
Blonds ses cheveux, rose son teint
Clair son regard et ses yeux verts
Dedans sa robe cache ses mains
Dedans sa robe cache ses mains

Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps

La jeune fille de Nuremberg
A sa fenêtre passe le temps
Ses yeux sont lisses sous ses paupières
Dedans sa tête cache le vent
Dedans sa tête cache le vent

Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps

La vierge sage de Nuremberg
Tisse une toile où elle attend
Sans impatience et sans colère
Dedans son âme cache le temps
Dedans son âme cache le temps

Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps

La demoiselle de Nuremberg
A le sourire rouge de sang
Ah braves gens quelle misère
Dedans son corps cache un amant
Dedans son corps cache un amant

Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps
Il est une vierge à Nuremberg
Blonds ses cheveux rose son teint
Clair son regard et ses yeux verts
Dedans ses mains tient le destin
Dedans ses mains tient le destin

Fermez la porte, braves gens
Le soir est rouge
Fermez la porte, braves gens
Il est grand temps


Nastassia se lève brutalement.La tête du Prince heurte le sol et il perd connaissance. Nastassia se précipite dans les bras de Rogojine, s’accroche à lui en hurlant.


N.Ph — Emmenez-moi, sauvez- moi !


Il la serre contre lui et l’entraîne doucement dans un tango dont la musique a l’air de continuer la musique de la chanson. Ils dansent lentement d’abord puis avec violence. Au moment où le tango s’arrête, au dernier pas de danse, il la bascule en arrière, ce qu’elle fait gravement et avec grâce croyant danser encore, et à ce moment-là il la poignarde très tendrement. Elle s’effondre
comme une robe qui tombe d’un cintre.

Il la porte dans ses bras jusqu’à un lit à rideau. Il la couche, la dispose du mieux qu’il peut, religieusement. Il ouvre un flacon de parfum qu’il pose au pied du lit. Contre le lit, il fabrique une espèce de fauteuil avec des coussins et il y installe le Prince qui reprend peu à peu ses esprits.

Rogojine s’assied à côté du Prince.

Jusque là il avait tout fait avec application et calme, avec une lenteur soigneuse. Mais soudain il est pris de tremblements, d’agitation, de secousses.

Le Prince le prend tout contre lui dans ses bras, lui caresse le front et les cheveux, Rogojine pleure. Comme si c’était une berceuse pour un enfant, avec une voix très douce le Prince chante à Rogojine La Vierge de Nuremberg, et pendant qu’il chante le rideau tombe sur la chambre de Rogojine.



A suivre : 123456789

Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (09)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


9


La cour de la ferme, quand les poules et les canards se précipitent pour picorer leur grain, du blé la plupart du temps, de l’avoine quand le voisin nous en donne, ça fait un drôle de joli bruit que j’aime. Tu dirais la musique triste des gouttes d’eau qui viendraient mourir sur une assiette plate, le bruit que ça fait les poules et les canards en train de se picorer le grain dans ces boîtes de conserve. Moi j’avoue que ça me plait bien d’assister au petit concert que poules et canards donnent donc deux fois par jour. Le premier c’est très tôt le matin, juste avant mon départ pour le bus scolaire. Et puis l’autre c’est le soir, avant que Papa rentre la volaille. Les poules au poulailler. Les canards dans la remise. Je me suis même dégotté l’endroit idéal pour être aux premières loges.

Cet endroit, en fait voilà, c’est la cabine d’une fourgonnette à bestiaux. Le moteur est foutu. La carrosserie toute rongée par la rouille. Les vitres du pare-brise ont dû éclater en mille morceaux, un accident de la route ou bien le gel, je sais pas, n’empêche à la place, y’a rien, plus que des toiles d’araignées. Bref. Ça marche pas. Ça sert plus à rien. Sauf à moi et à mon bon plaisir.

Cette fourgonnette appartenait à l’ancien propriétaire de la ferme. Dès les premiers jours de notre installation, j’ai bien vu que Papa la regardait avec le mauvais œil. Possible que la carlingue toute déglinguée d’une fourgonnette, y trouvait que ça n’avait rien à faire là, que ça jurait un peu dans tout ce paysage agricole. Que sa place c’était plutôt dans un garage. Une casse auto. N’importe où mais pas ici, quoi. Chaque fois qu’il passait devant, et ça c’était au moins trente fois par jour, il détournait les yeux. Pouvait plus la voir. Supportait plus de la savoir là. Un matin, il est même allé demander de l’aide au voisin. Son projet c’était que tous les deux ils la démontent, pièce par pièce, puis qu’ils la chargent sur la remorque et zou, ensuite on partirait vendre les pièces détachées à un ferrailleur du coin.


A suivre : 1345678910

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-08)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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Le P. — Vraiment, je suis bouleversé, vous dites des choses indignes de vous, Nastassia Philipovna.
N.Ph. — Je vous ai vu jouer avec lui. Il n’ a même pas le courage de sortir de son trou. Sortez Rogojine ! Sortez et venez me le dire en face, venez et dites -moi en face : « Nastassia Philipovna, vous me gênez, nous jouons au billard le Prince et moi, et si vous êtes assise dessus vous nous gênez. Vous êtes une emmerdeuse »
Dites-le. Il ne le dira pas.


Rogojine est sorti de la cabine. Il met le tablier et vient servir du champagne qu’il apporte sur un plateau.


R. — Du champagne, Madame ? Du champagne, Monsieur ?


Nastassia Philipovna et le Prince lèvent leurs coupes et boivent. Rogojine pose le plateau, enlève le tablier, prend un verre et vient vers eux. Nastassia Philipovna lui tourne le dos.


R. — Qu’est-ce qu’elle a ?
Le P. — C’est à cause du téléphone, ce n’est rien, ça passera, dites-lui quelque chose de gentil.
R. — Comme vous êtes belle !


Elle hausse les épaules.


R. — Vous êtes la plus intelligente !
Je suis à vos pieds !
Je suis votre esclave !
Je vous appartiens !
Je ne pense qu’à vous !
Vous êtes si… si… vous êtes…
N.Ph. — Vous n’avez aucune imagination, Rogojine. Et vous, Prince, montrez-moi !
Le P. — Vous êtes comme une montagne, comme la neige, comme la belladone, comme l’edelweiss, comme un lac, comme un glacier, comme un oiseau.
N.Ph. — Encore et toujours la ménagerie et le jardin botanique !


Elle chante et elle danse.

N.Ph. — Suis-je une tortue ?
Une mirabelle ?
Un fruit défendu ?
Une ritournelle ?


Elle entraîne le Prince.


N.Ph — Mon trésor, mon chéri, mon lapin, mon chou dites-moi encore comme je suis belle. Je suis belle comme…


Le P. — Une montagne
N.Ph. — Quelle montagne ?
Le P. — La plus haute, la plus vierge, la plus dangereuse
N.Ph. — J’ai froid, j’en suis glacée, vous parlez de moi comme si j’étais un glacier. Je suis un volcan, à l’intérieur de moi il fait chaud comme dans une mine de sel, comme en enfer. Je suis belle comme le diable.


Elle tousse lamentablement.


N.Ph. — Vous ne dites rien, Rogojine.
R. — J’ai peur de vous.
N.Ph. — Le grand Parfione Rogojine a peur de moi ! Il a peur d’une femme qui tousse, qui va mourir, qui est presque tout à fait morte !
Le P. — Non, vous n’ êtes pas morte, vous n’allez pas mourir, je vais vous emmener à Yalta, là-bas, il y a du soleil tout le temps, il fait doux, l’air vous fera du bien. Vous verrez. Rogojine, dites lui, elle ne va pas mourir, elle ne peut pas mourir comme ça.


Il se met à trembler. Nastassia et Rogojine le prennent doucement par les bras et le font asseoir. Nastassia lui tape dans les mains, Rogojine lui fait boire un verre d’eau. Ils s’occupent de lui calmement, avec douceur, en gens qui ont l’habitude , sans inquiétude. Le Prince glisse de sa chaise, Nastassia le retient pour qu’il ne se heurte pas, assise parterre elle le laisse reposer sur ses genoux, arqué, puis allongé comme le Christ de Holbein.

Le Prince parle à Nastassia comme dans un rêve.


Le P. — Je connais une chanson qui vous ressemble, quelqu’un la chantait il y a longtemps, je ne la comprenais pas, je disais ça ne peut pas exister, une femme comme ça. Maintenant je sais que c’était vous.



A suivre : 123456789

Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (08)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


8


Depuis la fenêtre de ma chambre, le décor d’ensemble, alors c’est la vieille ferme où Papa et moi on s’est donc installés histoire de donner une deuxième chance à notre vie. Le décor d’ensemble alors ce serait plutôt à base d’une charrue appuyée contre une vieille souche et d’un prunier aux branches qui tombent en ruine parce que Papa prétend qu’il a attrapé la maladie. Au début, l’idée qu’un prunier puisse être malade, j’avoue que. Mais si on prend la peine d’y réfléchir trois secondes, ça parait de suite plus évident.

Un prunier, c’est un être aussi vivant que vous et moi, pas vrai ? Vous et moi, en fonction du temps qu’il fait, de la façon dont le matin on a choisi de s’habiller, soit trop couvert, soit pas assez, ben voilà, le soir, ça peut arriver qu’on commence à moucher gras, à tousser plus sec, bref, à se sentir tout faible, et c’est juste qu’on a attrapé un rhume, la grippe, ou bien c’est qu’un sale virus n’attendait que ça pour vous tomber dessus. On a, nous aussi, attrapé la maladie. Faut pas croire, m’a dit Papa, mais tout ce qui est vivant est susceptible d’en attraper, des maladies. Donc je me suis mis à penser que ce prunier, lui aussi, un matin il avait dû, soit trop se couvrir, soit pas assez. Bref.

Plus loin, y’a une remorque. Ses pneus sont complètement à plat et c’est à cause du poids des branches de sapin et de tout un tas de troncs d’arbre dont j’ai oublié la marque. Les mots tout neufs qui doivent m’aider à reconnaître les nouvelles choses qui m’entourent, je ne les ai pas tous en tête. Pas encore. Ce que je sais par contre, c’est que Papa, il a le projet de couper ces troncs en plus petit, en moitié ou en quart de troncs, et même que ces moitiés ou ces quarts de troncs, ensuite ils vont pouvoir trouver leur place dans la cheminée. Parce que tels quels ils n’arriveraient même pas à passer la porte, voyez. Et alors ils n’auraient plus qu’à vivre tout le temps dehors, à dormir à la belle étoile et ça, aux troncs d’arbre, ça leur est très pénible, vous savez. Surtout maintenant qu’y vivent plus vraiment comme de vrais arbres. Qu’ils sont coupés de leurs racines. Qu’ils sont devenus vulnérables.

Sinon, dans la cour de la ferme, quand c’est l’époque, y’a aussi des pensées jaunes et mauves plantées dans une vieille roue de tracteur coupée en deux. Papa milite pour le recyclage. Jusque là, rien de bien neuf sous le soleil, vous allez me dire. Sauf qu’il a sa façon de voir les choses, Papa. Bon alors voilà. Quand c’est plus la saison de faire pousser des fleurs, il vide la terre et les pensées qui sont déjà toutes fanées à l’intérieur, il nettoie tout ça au jet et puis cette vieille roue de tracteur qui venait d’être recyclée en pot de fleur, il la rerecycle de nouveau. Et alors c’est plus des pensées jaunes et mauves qu’on pourra voir en train de pousser dedans, mais du grain, du grain qu’il va y mettre, du grain un peu chaque matin, un peu tous les soirs, du grain pour les poules et les canards.


A suivre : 1345678910

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (II-07)

Nous publions le Livre II de La chambre de Rogojine, fresque parallèle de personnages dostoïevskiens, dans la plus pure tradition mélancolique et burlesque d’Hélène Sturm — auteur de Pfff (Joëlle Losfeld) en 2011, et tout récemment, cette année et chez le même éditeur, du roboratif Walter, véritable manuel de littérature portative. Et cette fois c’est au format théâtral.


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LIVRE II

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C’est un lieu public, avec des machines à sous, des flippers et de juke-boxes et des lumières qui clignotent. Il y a un bar, des tabourets hauts, mais personne pour servir et ils sont seuls.

Cela peut être aussi un salon de catalogue néo-confortable en cuir ou en velours, avec des tables basses en métal ou en verre, des lampes, des candélabres. Ils y sont seuls.

Ou encore une cuisine ordinaire , avec une table bon marché, des chaises et un banc de coin. Ils sont tout seuls.

Ou même la salle d’attente d’une vieille gare, ou un peu de tout cela en même temps. Mais ils sont seuls.

Cependant, la présence d’un juke-box, d’un billard et d’une cabine téléphonique est obligatoire.

Ils sont très bien habillés ; un peu démodés mais lisses, nets et brillants. Elle a les ongles et la bouche très rouges. Ils ont l’air de porter des caleçons US sous leurs pantalons.

N.Ph. est assise sur le billard, les jambes pendantes et le dos voûté. De temps en temps elle tousse. Chacun à son tour sert à boire. Pour servir, ils mettent un tablier. N.Ph. tousse. Elle a les pommettes très rouges. La musique qu’on entend si on veut et si ils veulent est la valse de la Traviata.

Ils jouent au billard et elle les dérange parce qu’elle est assise dessus. Ils ne le disent pas. Elle ne le dit pas. Elle s’arrange pour qu’il leur soit difficile de jouer, ils s’arrangent pour qu’il lui soit difficile de rester assise là. Ils se raclent la gorge, tapent du pied, pianotent. Elle tousse le plus misérablement possible, croise et décroise ses jambes.

Rogojine s’approche d’elle pour lui parler, puis, changeant d’avis, il entre dans dans la cabine téléphonique. Le téléphone, posé sur le bar, sonne. Le Prince met un tablier et va décrocher.


Le P. — Le Sous-sol, j’écoute…..Nastassia Philipovna on vous demande, c’est pour vous Nastassia Philipovna. (Il crie.) ON DEMANDE NASTASSIA PHILIPOVNA AU TELEPHONE !


Elle descend du billard et va lentement vers le téléphone en tournant du cul aussi exagérément qu’elle peut, en toussant, et sans regarder vers la cabine.


N.Ph. — Allo, qui est à l’appareil ? Ah, Rogojine, c’est vous. Comme c’est gentil d’appeler. Il y a si longtemps qu’on ne s’est vus ! Venez un jour, pour le thé. Si vous saviez comme je m’ennuie… Au billard ? quelle idée ! Non, je n’y joue jamais. Et vous ? Ah, quand personne n’est assis sur le billard… Je ne vois pas du tout ce que vous voulez dire.
Vous m’expliquerez demain, n’est-ce pas, je compte sur vous. Au revoir, Rogojine !


Elle raccroche. Elle s’adresse au Prince qui a enlevé son tablier.

N.Ph — C’est un mufle vous savez, Rogojine, ce type, c’est un sale mufle. Vous jouez au billard, vous ? Vous savez bien, ce jeu avec une queue et des boules.


Elle éclate de rire, et son rire un peu grossier s’achève en une quinte de toux très réaliste.



A suivre : 123456789

Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (07)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


7


Des choses qu’on comprend pas tout de suite, mais plus tard, dans la vie, y’en a. Avec cette histoire de destin, au début j’ai cru que ça me prendrait du temps. En fait non. Le destin, j’ai compris ce que c’était ce jour qu’on sortait de voir un film, Papa et moi. Un film pour les petits mais qui avait quand même bien fait rire Papa. Même qu’une fois dans la rue, le film continuait à le faire rire. Alors, quand son portable a sonné et qu’il a répondu avec un reste de rire au coin des lèvres, ça m’a fait bizarre de le voir éclater tout à coup en sanglots. C’est comme s’il s’était brisé à nouveau, mais en morceaux encore plus petits. Alors quand j’ai fini par lui demander ce qui le rendait tellement triste, il m’a dit qu’une voiture avait renversé Maman. Ça, il l’a répété plusieurs fois. Que Maman ne s’était pas relevée. Que Maman ne se relèverait plus. Plus jamais tu comprends. Quand il m’a serré très fort dans ses bras, alors j’ai tout compris.

Maintenant vous savez comment le destin m’a pris Maman. Maman et la vie que j’avais avec elle. Maman et ses souvenirs, parfois je me dis que ça m’empoisonne un peu trop la tête. Ça, c’est quand j’ai peur, que j’ai la tête toute congestionnée où le sang passe mal, que je suis roulé en boule dans mon lit ou que j’ai encore fait ce rêve, un rêve bizarre où y’a des tas de portes qui se ferment et j’ai beau avoir une clé, jamais j’arrive à les ouvrir ces portes de malheur. À voir ce qu’il y a derrière. Et puis je me lève, c’est l’aube et la nuit finit de se vider les poches, je mets le nez à la fenêtre et puis je regarde mon film de montagnes et alors ça va mieux. Mon film de montagnes, ça m’aide à me souvenir des jolies choses. Alors je me souviens que Maman c’était une artiste. Costumière. Son métier c’était ça. Costumière pour le cinéma. La télévision. Mais surtout le théâtre. Voilà. Maman c’était une artiste, vous savez. Mais une qu’on ne voit jamais.

Je vous explique. Les artistes, en fait, y’en a de plein de sortes différentes. Oui. Ceux qui se voient. Les acteurs. Les comédiennes. Et ceux qui s’écoutent. Bien sûr qu’un acteur ça s’écoute. Ça s’écoute même beaucoup parler, d’après Maman. Mais c’est surtout les chanteuses et les chanteurs qu’on écoute. Eux, même si, c’est vrai, on va parfois les voir, en concert tout ça, n’empêche que c’est d’abord pour les écouter qu’on y va. Sur leur disque, y chantent de telle ou telle façon et souvent, une fois qu’ils chantent en vrai, sur la scène, vous savez, en direct quoi, alors les chansons du disque ça devient encore autre chose, vu qu’ils les chantent de telle autre façon, parce que si c’était pour la refaire toujours à l’identique, à force y s’ennuieraient. Ils perdraient l’envie et peut-être même, allez savoir, leurs voix. Voilà.

Oui, vraiment, plein de sortes différentes. Ceux qui se voient. On vient de les voir. Ceux qui s’écoutent et eux aussi… on vient de les voir. Et surtout, ceux qu’on ne voit jamais mais qui comptent tout autant. Tous ceux qui restent dans l’ombre, comme disait maman. Cette ombre, vous savez, dans ces métiers d’artistes qui se regardent ou qui s’écoutent, c’est plutôt derrière la caméra, et là il s’agit bien sûr de cinéma, ou alors en coulisses, pour les pièces de théâtre et les concerts, c’est là qu’elle se trouve, l’ombre. Là qu’elle s’aplatit comme une bête tranquille mais toujours à l’affût, prête à bondir au cas où les artistes « visibles » et « écoutables » auraient besoin d’elle. Parce que dans ces métiers-là, j’ai fini par comprendre que sans les gens de l’ombre, ceux de la lumière n’existeraient pas. Non. Y pourraient pas.

J’ai compris autre chose. Si, par exemple, les artistes que le public est venu voir ou écouter, manque tout à coup de lumière, alors c’est que les gens de l’ombre ont mal fait leur travail. Entre le public et les artistes qui sont dans la lumière, y’aurait comme une espèce de grande vitre invisible, et cette vitre, un peu comme une grande fenêtre, vous voyez, les artistes qu’on ne voit jamais, juste avant de rejoindre l’ombre, leur travail c’est qu’elle soit toujours nette, toujours propre et impeccable, cette vitre, vous voyez, sinon entre le public et les artistes un tas de taches, comme des traces de doigts, des éclats de boue, des larmes de pluie sèche, voilà, un tas de taches comme ça, viendraient faire obstacle. Les artistes visibles ou écoutables, alors le public ne les verrait plus de la façon qu’il faudrait, de la façon voulue par le metteur en scène.

A la fenêtre où tous les matins je me dépêche d’aller le contempler, ce nouveau monde, je me demande souvent qui ça peut bien être le metteur en scène de mon film de montagnes ?


A suivre : 1345678910

Benoit Jeantet • Ici, c’est un peu le nouveau monde (06)

Nous publions à nouveau Benoit Jeantet, dans un texte narratif bref. Avec grand plaisir.


6


Me voir aussi souvent que possible, c’était devenu la seule priorité de Papa. Les choses, aussi bizarre que ça puisse paraître, quand tu les as perdues alors c’est là que tu t’aperçois que t’en as le plus besoin. Oui c’est bizarre mais c’est comme ça. N’empêche. La vie, ça a beau être mal fichu, parfois c’est quand même plein de bonnes surprises. Que maman se lance sur une nouvelle route, Papa ça l’a pour ainsi dire sédentarisé. Fini ses escapades dans le désert, il s’est mis à donner des cours à l’université et voilà. Il s’est installé au dernier étage d’une grande tour toute en béton et en verre, mais c’était un endroit plutôt chouette pour voir la ville d’en haut.

Ce que j’aimais pas c’était le reste de son appartement. Le papier peint se décollait un peu partout et des tâches sombres sont vite apparues au plafond. Quand Papa a parlé d’un dégât des eaux, moi j’ai pensé à la vengeance sournoise de l’hydrologie. Et quand ça a été au tour du robinet de la salle de bain de fuir nuit et jour, j’ai commencé à croire que c’était sa façon de lui faire payer son brusque désintérêt pour elle. L’hydrologie, c’était une sacrée chipie de poche pour faire des trucs pareils.

Maman et moi on a emménagé dans une maison de ville. Dans l’entrée elle avait mis son vélo. Le reste de la maison ça ressemblait à un grand bazar multicolore. Y’avait un peu de tout partout. Cette nouvelle maison, maman l’appelait notre fourbi élastique. J’aimais bien. T’aurais plutôt dit une petite maison de poupée. Ce que j’aimais moins, c’était de plus avoir ma chambre d’avant. Au lieu de mettre notre ancien appartement en vente, Papa avait pourtant proposé qu’on y reste tous les deux, enfin, elle et moi. Mais Maman a refusé. Je crois qu’en restant ici, elle avait peur de ramasser un jour ou l’autre le souvenir de sa main, de son visage. De tomber sur quelque chose qui avait appartenu à Papa et qu’il avait oublié de récupérer. Bref. Dans le fond je crois que ça n’aurait pas été tellement possible pour elle de continuer à vivre là.


A suivre : 1345678910