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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-02)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Dans quelle prison vont-ils mettre Rogojine ? Sortant de sa chambre, quoi d’autre peut être pour Rogojine un lieu autre qui puisse porter le nom et le sens de prison ; sinon à l’intérieur de lui un bout de vieille musique qui répète à l’infini le même aspect du même visage : une mouche au coin de la bouche
Et le tremblement sans fin d’un idiot qui pique sa crise


*


Ce n’est pas exactement rêver, ce que je fais là

Il y a des lits, des chaises et des fauteuils, certains recouverts de housses, d’autres pas. Ils s’asseyent indifféremment sur les uns et sur les autres. Les housses ne font que délimiter un espace semblable dans une matière différente.

Des pétales de réséda dans une soucoupe, comme des bonbons ou des amandes salées.

Ils posent leurs manteaux sur un fauteuil jaune, éventré, malade, dont la bourre s’éparpille sur le parquet et fait des traces claires sur leurs vêtements, comme une poussière propre.

Seule la morte utilise le lit en tant que lit. Eux, ils dorment parterre où le sommeil les prend, les délivre ou les tourmente. Ce n’est pas un lieu de repos.


*


Rogojine est couché contre la morte, il lui parle à l’oreille.
La mouche change de joue.
Rogojine se lève et dit qu’il revient tout de suite, mais il
ne s’en va pas.
Elle est toute froide, elle sent mauvais.


*


Sa mère l’obligeait à faire la sieste. Il faisait des rêves lourds, se réveillait comme drogué d’images et de sens, un peu à côté de sa vie. Il avait appris à ne pas le dire, à ne pas le montrer.


*


En signe de colère, Rogojine épluche les cals de ses mains ou
S’arrache quelques cheveux qu’il regarde attentivement avant de les laisser tomber parterre.

Ils ont fait une bataille de noyaux d’olives, puis ils ont essayé de jouer aux billes. Mais le silence est tombé comme un rideau. L’un devant l’autre l’autre derrière ils se taisent en respirant fort. Très loin, on entend chanter la vieille dame

Ame drame trame

Pique et pique et colère femme
Lourde et lourde et rat de dame

Ame dame trame

Tout à coup Rogojine souffle dans son sifflet de chef de gare. Il claque la porte et fait comme si le train s’en allait.
Le prince court pour attraper le train

Attends-moi
Attendez-moi

Le train ralentit
Rogojine s’assied parterre en respirant par le nez bruyamment et ses bras font des moulinets de plus en plus doucement. Le prince vient s’asseoir sur ses genoux. Il met ses bras autour de son cou. Ils s’endorment.
De loin arrive la chanson de la vieille dame

…Rome, Coire, Acapulco

Elle compte jusqu’à cinquante

Ils se réveillent et demandent du thé par la fenêtre. Il est très tôt le matin. Du brouillard sort de leur bouche quand ils parlent.


*


Rogojine c’est le capitaine Haddock et l’Idiot, c’est Tintin. Bouvard et Pécuchet ou Dupond et Dupont viennent pour les arrêter parce que la Castafiore
Epantchine a crié au meurtre en voyant son chat jouer avec un merle ;

Mais ce n’est pas une histoire pour les enfants.


*


A-t-elle fait l’amour avec Rogojine avant de mourir ?
Ils ont tous les deux l’air d’être veuf.

Elle s’est sauvée parce qu’elle a eu peur de ne pouvoir faire avec lui
rien d’autre que jouer aux cartes.
Ils ont joué aux cartes jusqu’à ce qu’il la tue.


Luc Garraud • Le journal

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


1975


Le col ferme chaque année, le 15 novembre, c’est marqué sur un panneau en bas au début de la route, un peu effacé. Je viens du sud, je vais vers le nord. Je vois dans mon rétroviseur la barrière s’abaisser dans mon dos, les employés des routes tout de jaune fluo m’ont salué au passage.

J’arrive au premier lacet, la pente est douce. Je suis le dernier voyageur, seul sur la route.

Le col est encore loin, il passe comme tous les cols au point le plus bas entre deux montagnes. Il est à plus de deux mille cinq cent mètres d’altitude. Ce n’est pas le plus haut que je connaisse, mais il est unique par son passage très étroit. Il est taillé dans la roche dans le vertige.

La route est tracée depuis plus d’un siècle. Elle s’éternise en lacets de chaque cotés des versants. L’adret monte en pente douce, c’est presque plat par endroits, chaque courbe patiente.

Au sommet, on débouche par un entonnoir serré entre deux parois ocre et bleutées. On passe dans l’ombre un moment.

Le vent froid souffle comme au sortir d’un tube, je passe à l’ubac.

De l’autre coté, le fond de la vallée est sombre, les forêts de sapins et d’épicéas s’étalent en nappes.

La pente est forte d’un coup, elle serpente dans les grandes casses d’éboulis mouvants.

L’automne fait son givre, entre les pierres au bord de la route, tout se cristallise.

Le temps est blanc, il neige, c’est un début d’hiver timide avec de gros flocons légers qui tombent, virevoltent.

J’écoute la météo à la radio, elle dit vrai. Il fait parait-il beau à Paris.

C’est une idée tenace qui fait une part au temps considérable. Il est beau quand le soleil se montre et mauvais quand il pleut.

Quand il neige, c’est de l’or qui tombe.

Je suis en voiture et la descente du col se poudre doucement.

La pluie vient du sud, gonflée de la mer, elle s’engouffre dans les vallées et le froid transforme tout en neige, en coton.

Tout l’hiver, la route est laissée seule, aux éboulements, aux avalanches. La montagne reprend le dessus un temps. Elle s’étale, saupoudre ses blocs. Elle ne laisse plus un seul morceau visible d’asphalte, elle recouvre tout.

C’est un jeu d’hiver, elle bouge la montagne.

Ce sont les derniers jours praticables, tout au long de l’été, la chaussée est propre, nettoyée d’heure en heure, elle est sans danger. Il faut assurer le passage, c’est un énorme effort quotidien. Il faut faire avec les petits mouvements de la montagne, faire avec les chutes.

Et puis à l’approche de l’hiver, on lâche l’affaire, épuisé, on en peut plus, la route est livrée aux pierres.

Dans le bas tout s’aplatit, c’est encaissé, c’est plat comme le lit d’une rivière

Il y a un bloc sur la route, gros comme ma voiture, plus gros même, il barre tout. Je m’arrête au bord du vide.

Une avalanche barre la route, avec des coulées de boues mêlées à la neige, des coulées poivre et sel. Un bloc est tombé ; en s’approchant de lui, il est de la taille d’une maison à l’envers, volets ouverts, un cube compact. Il attendait sur la vire, au-dessus, il attendait de partir, d’aller plus bas.

Pour les pierres, c’est une forme de promotion, d’attente inespérée, partir enfin de la paroi, se désolidariser, prendre le chemin du chaos, briser son rêve, faire du bruit, rentrer en poussière.

Les pierres lavées, diluées par les eaux fortes, réduites pour passer sous les ponts en petits graviers colorés, roulées en grain de sable jusqu’à la mer. S’étaler dans l’estuaire, devenir liquide, libre.

La neige tombe en couche, de plus belle.

Il y a de l’autre coté du torrent une baraque bardée, une toute petite maison aux murs de ces pierres roulées. Le toit est très en pente, presque pointu, pour ne pas retenir la neige. C’est une maison forestière, ouverte de temps en temps pour les promeneurs perdus, c’est mon cas.

Il va falloir l’atteindre, par une passerelle suspendue au-dessus des eaux furieuses.

Avec l’épaule je pousse la porte lourde qui coince au sol, il n’y a pas de clé, c’est sobre à l’intérieur. Il a des buches de bois bien rangées sous la neige.

Passer la nuit ici, dans mon sac à dos plein de nourriture, il y a du pain, du fromage. J’ai de quoi. Tout aura fondu demain, les neiges d’automne fondent aussi vite quelles tombent, le sol est encore chaud.

Je rentrerais à pied, demain.

Le feu dans le poêle de fortune en fonte à du mal à prendre, le bois est humide. Je trouve deux casseroles cabossées de suie pour faire chauffer un peu de neige.
L’eau bouillante remplie la pièce d’une buée qui se plaque aux carreaux, le repas est un mélange de choses froides et chaudes.

La nuit est noire dedans et blanche dehors. Je mange dans l’encre à la lueur d’une étoile éteinte.

Je me limite à un espace seul, qui devient de plus en plus restreint. Je suis entre deux chaises, accroché à une table à trois pieds posée dans un angle. J’écris dans le coin sans voir les mots sur mon carnet.

Sur les lignes tordues, j’écris dans le noir jusqu’au matin, endormi sur la table.

Le sommeil est cabossé. Sur un matelas usé je fais craquer mes os. Le matin est à peine clair. Je remets le poêle en route, toute la nuit à plein régime, il s’est éteint fatigué.

Le thé sans arômes laisse au matin, au bord du verre, un tanin brunâtre. Il refroidit à vue d’œil.

Par la fenêtre, il y a plus d’un mètre de neige uniforme, tout est figé.

Une avalanche à emporté le gros bloc. Je ne vois plus ma voiture, elle est dans le torrent plus bas. Elle ressemble à une compression de César.

Je marche au bord du ravin sans pouvoir m’approcher. Je fais quelques pas sur la piste qui monte sur le coté dans la forêt, pour voir de plus haut. Je descends par le sentier, tout est bloqué. Je suis perché là sans pouvoir bouger, j’ai de quoi tenir quelques jours.

Je n’ai qu’un feuillet de journal local à lire.
La météo du 17 juillet n’est pas celle d’aujourd’hui ; un résultat sportif raconte la victoire sur le fil de l’équipe locale bien que réduite à neuf en seconde mi-temps.

Il y a un grand bandeau allongé dans lequel un roman interminable s’étale par épisodes, c’est une littérature adaptée pour l’été. Trois mois sans suspens, ni rebondissements pour toujours le même dénouement, tout se terminera à Venise, chaque été c’est pareil, il faut que cela se termine.

Il y a aussi une promotion pour une marque de coton révolutionnaire à mettre dans les oreilles pour ne plus rien entendre. Je m’arrête un moment sur la recette de cuisine du jour, mais je n’ai absolument rien pour la faire.

L’horoscope c’est le même dans le monde entier.

Aux petites annonces, une famille recherche quelques mètres carrés pour faire un potager, il faut écrire au journal.

J’ai un carnet à spirales, en petit format de 180 pages blanches à petits carreaux. J’ai deux crayons, j’ai de quoi écrire pour combien de temps ?

Un jour, deux jours ou trois, je ne sais pas combien de temps, je vais rester seul ici comme une fève dans sa gousse, j’attends l’écho sagement.

J’ai pensé souvent m’isoler pour écrire un peu dans le calme.

Un temps ne rien faire, venir tout seul en montagne, se laisser aller à ne plus faire un geste, rester immobile, flâner dedans, aller nulle part, regarder ce qui se passe.

J’ai encore du sel plein les mains d’un précédent voyage, j’ai de quoi raconter.
Je suis un écrivain contraint par la neige. J’écris parce qu’il neige, j’attends la fonte de la page blanche.

Un jour, on pourra ne rien faire du tout, s’allonger doucement, faire un pas, pas trop loin, hors du vacarme, ne plus revenir, s’éteindre un peu, un peu seulement, ne rien faire longtemps, s’habituer au moindre d’effort, être sans fabrique, sans cheval, au bout du bout, se dissoudre, mettre la fin au début, se mettre de coté pour écrire.

Sur ma page, je n’écris plus, je n’écris plus rien. Je parle petit à petit en dedans, par petites bribes, c’est peu à chaque fois.

Je me perds seul, je suis là depuis trois jours, à regarder dehors, à tourner dans l’espace, je prends le vent d’autant pour un courant d’air, le vent dans un couloir.

Je suis autiste de haut niveau, je fais avec l’altitude une chose par jour. Une masse énorme m’habite, une grappe, un flux ininterrompu. Quelquefois je prends mon personnage, devant la glace, je me parle.

J’ai sorti deux verres car nous seront deux tout à l’heure.

Je ne veux rien laisser ici, je suis contraint de tout oublier, de me faire oublier. Je lèche le fond du verre, plus une trace, tout doucement éteindre la mèche, la mouiller, la serrer entre les doigts humides.

Je pisse à coté, j’ai perdu petit a petit du pouvoir, de la force, je m’en sers de moins en moins. Je ride ma peau comme une flaque qui s’assèche, je craquelle. Je me laisse, je cours plus lentement sur la lande. Je détruis ma trace, il ne me reste que des restes.

J’ai des questions sur les consignes.

Je fais avant les choses, pour changer, je suis né particulier, je n’ai rien lu sur mes mains, j’ai vu des mots dans ma tête qui ne veulent rien dire.

Je mange debout, je suis debout pour manger.

Je suis fermé ici pour plusieurs jours de neige.

Tout prend de la place sur un mètre carré, on à la place de faire des tas de trucs.

Je regarde dans l’autre sens, je m’invente une langue plus râpeuse, comme celle de l’escargot du fossé gavé d’ortie, au bord du mur, le franchir tout seul, de pierres en pierres.

Je décris les mouvements de ma tête. Je lis et transcris les images enfouies qui arrivent automatiques, elles prennent leur sens à la lecture, au bord du bassin, c’est une feuille qui s’éloigne, une main sèche, coupée de son poignet.

Je fais mon usine sur un m², une vigie, un phare. Je prends mon repas à l’envers, derrière les carreaux bleutés de la baie. Je vois dans le noir des yeux.

Je suis debout sur la chaise. Je vois par-dessus de la haie : la terre du voisin, au loin le froid, la brume opaque, la faible lueur. Je surveille ceux qui dorment, comme l’eau qui bout. Je suis les ruisseaux se perdre dans les galets. Je fuis sur la pointe des pieds.

Je cherche une petite ampoule pour éclairer l’autre face du monde, celle qui dort.

J’évite d’écrire des phrases mal finies, mal ficelées de peur quelles restent longtemps, quelles s’éternisent.

J’efface tout, je jette à la rue, je retourne à la nature, je mange comme une bête, un ours, un rongeur de graines.

Je ne pars plus, je reste, je bloque, je fais tout d’ici. Je sais ce qu’il se passe, j’ai suffisamment pour raconter, tout se répète, ce ne sont que des choses accumulées depuis des millénaires, ici, je vis sur un m², je longe les façades.

C’est ma vigne, je tourne en rond dans le carré, je fais de l’ombre à mon raisin, je fais mon verjus d’herbe, c’est acide, un sacré carré de sacrifice.

Je m’accumule sur l’espace, je veux mon espace portable, comme une cour, comme le sommet d’une tour, je m’évade souvent pour revenir, avec ma valise.

C’est dans la nature même des choses d’insister un peu, de résister toujours, de se le faire à soi son mètre carré, à sa mesure. Je le déplace, je suis un sursitaire, sur l’eau, la barque est courte, je vogue sur une épaisse couche de pluie.

Je dors et je m’allonge sur le pré carré, je démarre la tondeuse. Je tonds la précarité.

A deux on peut avoir deux mètres carrés mais ça ne fait toujours qu’un mètre carré chacun.

J’empile des fenêtres ouvertes, des toiles de maîtres, je suis dans le cadre de la photo un moment.

Je veux m’en faire un pliable de mètre carré, le faire vertical, dans l’espace. Je reviens toujours à mes évasions.

Je participe au transport, je me précipite dans la neige sur le chemin feutré, un cheval sur les talons.

Je remets tout en jeu, je trace au sol pour chacun de mes invités, des carrés que la mer efface à chaque vague. Une vie bien carrée, anguleuse, un rectangle long, fait de briques rongées et usées.

C’est un carré de terre, un carré de mer, un mur carré voilant l’horizon, pour un château jamais construit, je le vois d’où je suis.

Je vais sur un petit carré d’herbes blanches comme la nuit, un paysage oublié, un jardin rayé de la carte, je me limite au lieu.

Je suis sans bouger vraiment, sans bouger réellement, d’ici. Je raconte des histoires, c’est suffisant pour dormir debout.

Le plus long voyage du monde, c’est où ?

Je me refuse à prendre les chemins au dehors. Je reste, j’arrête la machine à faire. J’écris des mètres carrés, des lignes longues, des traces fauves, des rainures à suivre. Je vais à jamais. Je me perds de forges en forges. J’ai des mains pour rattraper tout cela, j’avance le long des bordures.

*

Je suis retourné en ville, à pied, j’ai enjambé des tonnes de pierres, j’ai marché longtemps.

Le marché est grand, il est très étiré, il est animé par des vendeurs de pain, de légumes et de fromages, la production est locale. Ça sent la terre, la ville est en effervescence, aux premiers rayons froids de l’automne. Le bois est rentré, ça fume blanc, par bouffées étouffées.

Je me suis précipité dans le premier tabac-journaux, j’ai acheté le journal local du jour.

C’est en première page, en très grosses lettres : UNE VOITURE REPECHEE SANS PASSAGER

Il y a une photo toute en hauteur, la photo d’une immense grue de levage, elle balance au bout d’un câble une boule informe d’acier, c’est ma voiture méconnaissable, tirée des eaux, roulée dans le torrent en furie jusqu’aux portes du village.

Le feuillet d’un journal recto-verso c’est un mètre carré, c’est une histoire sans fin, des pages imprimées pour toujours, qui répètent des choses toujours nouvelles et que l’on a déjà entendues cent fois, comme un roulis, la vie du monde d’ici ou d’ailleurs c’est pareil. Tu ouvres le journal n’importe où, à n’importe quelle heure, n’importe quel mois, dans dix ans, dans deux siècles.
Ce sera toujours le même rituel désuet et complet, sans rien demander on a tout. On sait, alors que l’on y pensait plus, que les amants de l’été sont enfin arrivés à Venise, comme tous les ans, c’est écrit en bas de la page pour toujours, en bas de la page du journal d’un mètre carré.

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-01)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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A droite quand on entre dans la chambre de Rogojine, dans le coin au fond, il y a un grand pot de résédas sur une colonne de marbre.

A droite en suivant le mur de l’œil, jusqu’au coin qui est au fond, le coin de droite si la porte d’entrée est au milieu du mur d’en face, dans la chambre de Rogojine il y a une colonne de marbre vert ou de jaspe ou peut-être de malachite, aux veines sombres mais sous la poussière on ne devine ni le dessin ni le poli, seul transparaît le vert, et encore à peine. Il y a sur la colonne un pot de résédas.

A droite, dans le coin du fond de la chambre de Rogojine, dans l’angle de deux murs couverts de tissu rayé comme de la toile à matelas, ou avec des fleurs damassées gris clair sur un fond plus soutenu, il y a une colonne verte – sous la poussière qui la recouvre, on la devine verte – ; elle est en malachite ou en marbre, et dessus il y a un pot de résédas, comme figés dans


Vertus du réséda

Du latin resedare : CALMER
Apparu en 1562
Teinture Jaune

Yalta, climat tropical

Rogojine mange des fleurs de réséda pour se calmer

Il en propose à l’autre idiot aussi quand ils sont nerveux tous les deux.

Alors ils s’endorment l’un sur l’autre, comme des petits chats

Hé, Rogojine, est-ce que tu as fait ton lit ?


Villa Lontana

Des hommes d’un certain âge, habillés de gris, mangent des sorbets avec des cuillers longues

Il y a des projecteurs

Il a posé du pain de seigle et du lait caillé sur le guéridon

(elle a un chignon bas, elle ne vient pas souvent )

Alla Lontana
Ci sono fiori
Fiori d’amore
O di dolore

Alla lontana
La bella casa
Casa d’amore
O di dolore


Assise à sa fenêtre, la mère de Rogojine
Regarde passer dans les arbres l’ombre et la lumière
Elle chante à mi-voix des bribes de chansons italiennes
En faisant des nœuds
Dans des cordons de soie

La chambre de Rogojine est un passage pour la folie
Une morte est cachée sous un drap
Des fleurs blanches fanent depuis longtemps

Un seul deviendra complètement fou
Le plus gentil le plus doux

Assise à sa fenêtre, la mère de Rgojine
Regarde passer pour la centième fois
Le même oiseau d’une branche à l’autre
Elle chante d’une voix aiguë et forte
D’interminables chansons en espagnol archaïque
En défaisant des nœuds
Dans un cordon de soie

Les vivants dorment au pied de la morte
Ils tremblent de froid

Un seul restera fou
Le plus gentil le plus doux


Le concierge de l’immeuble siffle
Un air populaire et ancien
Mais il ne connaît que le refrain
De cette chanson ignoble

Nikita jolie fleur de Yalta

Il postillonne à la fin de la phrase
A chaque fois

Nikita jolie fleur de Yalta

Quand Rogojine pleure, ça fait des flaques


Je ne sais rien de la chambre de Rogojine

Une colonne de marbre vert, ai-je dit ?

Mais en réalité , je le reconnais
cette colonne est beige ou grège
pas verte, absolument pas verte
et pas si grande que ça

Il est possible cependant que ce soit
vraiment une colonne et qu’elle soit
réellement en marbre

Elle reste de marbre quand j’en parle
incertainement


Ils mangent du lait caillé
et des rondelles de concombre
en jouant aux cartes pour passer le temps
mais ils n’ont pas faim
et le jeu est triste

ça peut durer comme ça
tout ce qui leur reste de vie


Joachim Séné • Les mots nous manquent [4 de 4]

En vingt tableaux, cinq fois quatre

Entre chaque tableau on intercalera si on le souhaite des scènes muettes dans lesquelles les corps nous manquent, le corps nous manque, son corps me manque, etc. ; mais aussi : les gestes nous manquent, les regards nous manquent, etc.

Pour résumer, on pourra montrer (ou manquer de montrer, bien sûr) : le non-dit nous manque, le manque nous manque, etc.


*


*

Bon tu viens.
Oui, oui, ah non.
Quoi ?
J’ai oublié, comment tu sais les.
Oui je sais, ben file les chercher.
Je reviens.
Bien sûr que tu reviens.
Voilà.
Mais c’est quoi ça ?
Ben, je les avais oublié.
Ah mais je pensais pas que tu parlais de ça, je pensais que t’aurais pris les.
Ah mais oui t’as raison, j’ai complètement oublié ça aussi.
Bon, ben file.
Oui, pardon, ok, j’y vais, je reviens.
Je veux, que tu reviens.
Voilà.
Mais c’est pas vrai !
Quoi ?
Mais on s’en fout de ça ! On a pas besoin de ça. Par contre, vu où on va, on aurait peut-être, un peu, besoin, du.
Non mais tu as raison. Je suis désolé, je, je reviens.
Je sais pas, oui, c’est ça, tu reviens.
Voilà.
Bon, on a tout ?
Euh… Oui, si t’as pris le, le.
Oui, eh bien, quoi ?
Tu sais bien le, le, le
Allez, quoi, un effort !
T’es pas sympa, il s’agit pas de ça, c’est le, le, le…


*

Et ça fait quoi ?
Ça fait pas du bien. On sent rien, si tu veux, mais ça fait pas du bien. Enfin si, on le sent passer disons. C’est plus ou moins rapide et
Oui, on sait pas quoi.
Si, quand même, disons que ça passe, voilà tout.
Pas simple.
As-tu le choix ?
Ah… Si j’ai le choix… eh bien… Ah… Je sais bien, je sais bien… Ai-je le choix…
Je sais, c’est pas facile. Même le mot « choix » n’a plus aucun sens ici. Ça arrive comme ça, et…
Et c’est là, d’un coup. J’y peux rien je sais, je sais.
C’est pas que ça soit désagréable, en soi mais il y a
Il y a quelque chose qui se passe et alors…
Alors…
Ensuite faut…
Ne dit pas ce mot-là… C’est ça tu as raison, il « faut », mais ce n’est pas ça…
Je sais bien, c’est plutôt « ensuite ».
Oui. Bon, on va pas s’arrêter à tous les mots tu vas jamais t’en sortir.
Je sais bien, ça bouge et ça s’arrête plus.
Voilà, alors tu suis le mouvement, et ça passera, ça passe toujours en fait, même si en même temps, ça passe pas.
Suivons, suivons.
Laissons le vent du soir décider en somme !
Ah ah. C’est ça. Le vent du soir.


*

Tu as vu ce film ?
Non.
Tu devrais, c’est vraiment magnifique.
Je le note, je le note.
Je te dis rien mais la dernière scène est vraiment
Me dis rien ! Je regarderai… Dès que j’aurais revu l’autre.
Ah oui, je l’ai pas encore vu celui-là, faut que je le vois, j’aime bien ce réalisateur.
Oui, moi aussi mais son dernier est raté.
Ah oui ? J’ai pas trouvé, enfin… j’ai pas trop aimé la fin, mais dans l’ensemble.
Non, vraiment, sa période seventies, années 80 à la limite, mais après…
Oh, moi j’ai bien aimé, et puis dans ce rôle, là, elle…
Ah oui, non mais elle sera toujours exceptionnelle, c’est pas la question. Même à contre-emploi.
Oui, je l’ai vue aussi comme ça, elle est très bien. On est d’accord.
On est d’accord, on est d’accord.
Et, tu lis quoi en ce moment ?


*

Tu fais quoi ?
Quand là tout de suite ?
Oui enfin, et aussi tout à l’heure tu peux venir ?
Tu seras où ?
Je sais pas encore en fait, qu’est-ce qui t’arrange ?
Ça dépend vraiment de l’heure, toi ce serait quelle heure ?
Oh… je dirais… ça dépend… la semaine dernière, on s’était vu à quelle heure ?
C’était quel jour ?
Oh mais c’est pas quand on a croisé… comment déjà ?
Ah… Et tu l’as revu ensuite ?
Tu n’as pas reçu son mail ?
Il a mon adresse ?
On se voit où alors ?
On se voit à quelle heure ?
Tu auras du temps ?
Il fera beau ?
Comme aujourd’hui tu crois ?
Tu as rêvé de ça ?
Ça veut dire quoi, dans un rêve le beau temps ?
Il te reste encore du forfait ?
On peut continuer à parler ?
J’entends du bruit, tu es dans la rue ?
Toi aussi ?
Tu crois qu’on va se croiser ?
Tu as déjà croisé quelqu’un comme ça ?
On s’est peut-être déjà croisé ?
Tu veux dire comme ça, en marchant, au téléphone ?
Peut-être.
Peut-être bien.


*

Oh ! Quel vent !
Ah bon ? Je sens rien moi…

Oh si… ce vent, si fort…
… Non, moi je sens rien…

Tellement frais… doux aussi…
Écoute, je comprends pas, il fait même plutôt chaud, enfin, j’étouffe un peu, je…

Mmmh… c’est tellement bon, ce vent… une caresse énorme de la planète, de son atmosphère, une légèreté… je…
Tu délires, y’a rien, strictement rien… je sens toujours le même poids de ta planète si tu vas par-là. Pesanteur… pfff…

Ce vent… quel vent…
Je sens rien.

Ce vent sur ma peau…
Rien du tout.

Joachim Séné • Les mots nous manquent [3 de 4]

En vingt tableaux, cinq fois quatre.

Entre chaque tableau on intercalera si on le souhaite des scènes muettes dans lesquelles les corps nous manquent, le corps nous manque, son corps me manque, etc. ; mais aussi : les gestes nous manquent, les regards nous manquent, etc.

Pour résumer, on pourra montrer (ou manquer de montrer, bien sûr) : le non-dit nous manque, le manque nous manque, etc.


*


*

On va vraiment faire ça ?
Il faut bien. Pas d’autre choix.
Mais si… On peut toujours imaginer autre
Oui, on peut imaginer autre chose. On peut toujours imaginer. Quand y’a rien à faire, imaginer c’est facile. Mais quand il s’agit d’action, faut agir. C’est tout. Pour agir, faut agir, c’est comme ça, il n’y a pas d’autre issue, sert à rien d’imaginer. Agir.
C’est notre frère quand même.
Frère… T’as de ces mots.
Oh ! C’est toi qui exagères ! Frère, parfaitement, et peu importe ce qu’il
Il s’agit pas de famille, tu comprends pas ? Je ferais ça avec n’importe quel abruti qui a agi comme lui. À mes yeux, tout le monde est égal dans cette affaire.
Ce que tu dis, ça, je penserai jamais comme ça. On peut toujours penser à demain, c’est à nous de construire demain.
Arrête je vais chialer. Construire demain, écoute-toi. On va le faire, c’est tout.
Non, je vois pas pourquoi je ferais ça.
Tu vas le faire, t’as pas d’autres solutions. Tu serais seul ensuite sinon. Tu verras bien.
Je préfère rien faire, plutôt que ça. Pourquoi, si je pense autr
Arrête. Je t’ai expliqué. Tu comprendras après. Fais-nous confiance. Tu vois pas que c’est programmé, d’une certaine manière, c’est prévu ? Tout va se passer.
Mais à la limite, ça m’intéresse pas… T’es qu’un… un traître !
Mmh… Il ne s’agit pas de ça. Écoute, me fait pas le coup de la familia, okay ? Quand je dis qu’on va le faire, et que donc toi aussi tu vas le faire, je le dis parce que
Non, mais ça ne m’intéresse pas. Je… Je te laisse faire. Je vais faire autre chose. Mais je vais pas t’empêcher non plus… Vous réglerez ça entre vous. Moi je prends pas part
OK, moi non plus je vais pas t’empêcher d’être lâche.
Alors on arrête-là. Très bien.
Très bien, mais tu verras, tu te souviendras de ce que j’ai dit, quand ça te rattraperas.


*

Je pense que tu te rends pas compte.
Ben non, peut être pas. Et alors ? Qu’est-ce ça peut foutre ?
C’est dingue comment t’es inconscient un peu en fait ? C’est ça ?
Oui, c’est ça, ça doit être ça.
Tu te rends pas compte. Tu fais ça, comme ça… Comme si
Pourtant c’est bien comme ça non ? C’est bien partout com
Non, c’est pas comme ça partout. C’est pas comme ça. Tu fais ça… On dirait, que c’est naturel, je suis pas d’accord.
Eh ben, c’est comme ça.
Tu te rends pas compte. C’est pas naturel c’est
On s’en fout, naturel, pas naturel, ça veut rien dire. C’est comme ça, ça se passe partout pareil, c’est… C’est culturel, tiens !
Mais non, c’est une question de… Une question de vouloir ou pas et moi je veux pas et si tu toi tu veux faire ça c’est pas normal c’est tout. C’est pas culturel, c’est pas naturel, c’est pas…
Faudra t’y faire parce…
Non je m’y ferai jamais, aucun pays, aucune famille, aucun
Si, oh si y’a des pays je peux t’assurer que ça se passe comme ça partout et très tranquillement.
Ah évidemment, mais c’est honteux, tu m’entends ? Ah non ça non je m’y
Eh tant pis pour toi arrête de, aller arrête, rend pas les choses plus difficile pour toi.
C’est incroyable. T’es incroyable. On en reparlera quand, on en reparlera, on, on
Mais oui c’est ça, arrête de pleurer, on en reparlera, c’est ça.


*

Tu sais ce que j’en pense.
Et alors ? C’est pas une raison pour pas continuer !
Si, c’en est une bien suffisante.
Je pense qu’on pourrait essayer, sur des bases plus solides, neuves
Tu sais ce que j’en pense
Oui, mais je pense que ce que tu penses peut changer… On peut toujours. Quand on veut.
Écoutes si je ne peux pas c’est que je ne peux pas, avant tout, tu comprends ? Je ne peux pas Alors épargnes-moi tes gros verbes, je veux dire
Oh là, je veux pas savoir ce que t’allais dire, je préfère
Non mais tu m’as bien compris, tu sais ce que je pense alors


*

Mmh… Regarde.
T’as trouvé ça sur internet ?
Oui, mmh… j’ai cherché… Je sais plus les mots clés, mais c’est sur le site, tu sais que…
Ah oui, tu m’en as parlé hier, d’accord… Alors, mmh… c’est comme ça…
Eh oui… oui… C’est marrant hein. Regarde, là, là…
Non ! Oh… !
Si ! C’est pas croyable hein !
J’ai jamais vu, mmh… Un truc pareil ! Oh !
Et quand… attends… là, regarde…
Ah oui oui… non mais non ! Oh ! C’est clair.
Mmh… Là, non mais où ils vont chercher tout ça ?
On est où là d’ailleurs ? Attends… Mmh, ah ici.
Non… Mmh… Oh !
Je me souvenais plus de ça, tiens…
Mmh mmh. Mmh… Tiens… c’est quoi… Y’a pas comme un bruit là ?
Mmh ? Oui, c’est le voisin, il fait des travaux depuis hier. D’ailleurs brusquement des fois y’a des coupur


*

Oui allo ? … Non je suis… Oui c’est ça… Mmh… Oui, je… Non… Oui mais non… Au… Non… au-re… Non, c’est pas ça mais j’ai… Oui, ça ne m’intéresse pas, non… Au-rev… Je vous dis que ça… Oui je sais c’est, c’est bien, mais non… Mmh… Écoutez je sais pas pourquoi… Écoutez je sais pas pourquoi j’ai pas… Mais non… Écoutez… Écoutez… Non… Écoutez je sais pas pourquoi j’ai pas déjà raccroché mais là… Mmh… Non, c’est ça oui… C’est mieux comme ça… Mmh… Au-rev Oh et puis zut. … … Comment ? Oui mais non. Je ne suis pas… Non, je vous dis que je ne suis pas… Laissez-moi parler… Je vous dis que… Laissez-moi parler, laissez-moi vous dire… Laissez… Allo ? … Allo ? Ah ben voilà autre chose.

Joachim Séné • Les mots nous manquent [2 de 4]

En vingt tableaux, cinq fois quatre.

Entre chaque tableau on intercalera si on le souhaite des scènes muettes dans lesquelles les corps nous manquent, le corps nous manque, son corps me manque, etc. ; mais aussi : les gestes nous manquent, les regards nous manquent, etc.

Pour résumer, on pourra montrer (ou manquer de montrer, bien sûr) : le non-dit nous manque, le manque nous manque, etc.


*


*

Pourquoi tu fais ça ?
Tu ne comprends pas ? Si je ne le faisais pas, tout risquerait de s’écrouler, tout
Mais tu n’en sais rien ! Tout ce…
Bien sûr que si ! Tu veux leur demander quoi ? Tu les as vu ? Ils ne savent rien, ne comprennent rien, réfléchissent à deux ou trois mois, pas plus, ils ne pensent qu’à
Oh ! arrêtes tu me dégoûtes. Relis l’histoire, tu verras bien ce que des gens comme toi ont provoqués comme…
Mais justement avec le recul je vois bien ce qu’il ne faut pas faire.
Tu ne vois rien, toi et tes semblables ne voyez jamais rien, toujours rempli de fierté et ne faisant finalement confiance à personne, vous finirez tous avec le couteau de l’autre dans le dos.
Beau discours, mais dis toi bien que si on laisse faire des gens comme toi, on court bien pire risque. Tu es dangereux.
Dangereux ? Tu plaisantes ? Je n’ai rien. Je fais l’inverse de toi. Tu es dangereux en voulant t’accaparer le…
Écoute… Je ne voulais pas en venir là, mais j’ai discuté avec les autres et… Tu es dangereux. C’est ce que je viens de dire. Dangereux.
Tu parles de m’exclure ? Je suis déjà parti pauvre imbécile. Adieu.
Reviens ! Attends. Tu n’as pas compris. Plus dangereux que ça
Quoi, mais tu délires ? Et après tu oses dire que c’est moi qui suis dangereux
Le vote a eu lieu. Je suis désolé.
Arrêtes ça ! Mais Lâche-moi… !
Tais-toi.
Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce


*

Tiens, c’est marrant, tu sais, ce type là, tu vois ? Je l’ai croisé l’autre fois, sur le boulevard.
Quel type ?
Le type, là, tu sais, celui qui
Ah ! ce type là oui.
Eh bien je l’ai croisé, l’autre jour, sur le boulevard de
Oh ! arrêtes, ne me parles pas de ce
Bah quoi ? Dis, qu’est-ce que… qu’est-ce qu’il
Arrêtes, non, je veux pas qu’on parle de ce type.
Mais quoi ? Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce qu’il a ce type ? Celui que je veux dire, tu te souviens, c’est bien celui dont on avait dit que
Oui, mais arrête je te dis ! Arrête ! Tu arrêtes et c’est tout ! Stop ! Il… Il a… enfin, je… Je veux pas en parler. Non.
Quoi ? Mais… Tu le connais ? On dirait que
Non, je le connais pas évidemment ! Tu crois quoi ? Enfin comme ça comme on en parle et qu’on peut dire que je le connais, que tu le connais. Seulement quand je l’ai vu, et après, comme on en a parlé, eh bien… Et puis là quand tu me le redis… Eh bien, ça me fait… Ah ! non, je supporterai pas plus longtemps, allez stop, on arrête là
Mais explique moi que je comprenne. C’est parce que quand tu revois son air
Non mais t’es bouché ou quoi ? J’ai dit NON ! On en parle PAS ! Stop, STOP ! Tu comprends là QUAND – JE – GUEULE ?
Eh ! Oh, mais… Qu’est-ce que
STOP !
Mais calme-toi… Calme-toi.
NON ! J’ai dis : ta – GUEULE !
CALME ! CA-LME ! Moi aussi je peux GUEULER ! CALME ! Tu TE CALMES ! Et tu délires complètement là. Explique-moi que je comprenne, c’est tout. Tu comprends ça ? Comprenne ? Comprends ? OH OH ? Comprendre ? Eh ! Oh ! Tu m’entends ?
Évidemment, je t’entends, mais TU LA FERMES. Chut. Terminé. Stop. Fini. Y’a rien à comprendre. Je le vois ce type, et là, tout de suite… c’est… c’est comme une claque. C’est… on dit que c’est physique hein ? Eh bien voilà. C’est physique j’y peux rien. Et là… là… je le revois, je le revois la dernière fois, je le revois de quand on en parlait la dernière fois, je le revois de là, à l’instant, et de maintenant quand on en parle… Et… là, maintenant, je… je peux pas. Voilà.
D’accord… D’accord. Mais… Qu’est-ce que tu veux dire par “là, maintenant.” ?
Ecoute. Si tu parles encore une fois de ce type je… Si tu tournes encore une fois autour du sujet… Je craque. Je… Je, tu vois là je parle pas très fort, je me suis calmé, je suis ex-trêmement calme mais encore un mot, un mot, rien qu’un et… Alors… Bon on arrête, c’est comme ça, j’y peux rien. Y’a des trucs comme ça. T’y peux rien, j’y peux rien, c’est là, et c’est tout.
Bon. Ok. Ok. Bon. Sinon… Bon. Ok. Et… t’as vu Émilie pour garder le chat ?
Emilie ? Ah… Non. J’ai pas vu Émilie. J’ai complètement oublié Émilie.


*

Bon. Qu’est-ce qu’il fout ?
20 h 04, déjà.
On va pas l’attendre comme ça, encore pendant
Ah… T’entends ?
C’est pas trop tôt. Oh ! Ici !
Salut les gars. Désolé pour le retard
Ouais c’est ça. Tu l’as ?
Ici. Alors, comment on fait ? On le met où ?
Je pensais le mettre ici, tu vois. Mais attend. Déjà, on va le sortir.
C’est lourd.
Tu t’attendais à quoi ?
Je savais pas… Je… je pensais pas.
Ici, allez, mettez-le là.
Ouf… Bon, alors comme on dit : on te remercie pas !
Ouais, j’comprends. Et puis… J’ai vu…, tu sais, l’autre, comment il s’appelle…
Oui, oui. On sait ça. On sait ça.
Eh ouais. On sait ça. Allez tire-toi. Salut.
Salut.
Salut.
Bon, voilà une bonne chose de faite
Ouais, au boulot.
J’ai jamais fait ça, tu sais ?
Tu vas t’y mettre ? On apprend vite, tu vas voir et ça vient tout seul. Ça vient tout seul. Et après, ça part plus jamais. Ça reste.


*

Je ne sais pas ce qui lui a pris. Changer comme ça… Si vite…
Oui, c’est comme si c’était venu dans le courant de la soirée. Comme un vampire ou un loup-garou tu sais !
Oh l’autre le film, non mais t’as raison.
Le soir, la nuit, des fois, c’est
Ouais ! Un truc de dingue comme ça… La soirée commence, normal, on est tous là, cool, comme d’habitude.
Et tout à coup, bon, y’a l’alcool aussi faut dire, parce que…
Oh, tu crois ? À son visage, à ses yeux, on aurait pas dit. Enfin, sauf quand…
Ouais, non mais après je dis pas, on pouvait penser… Enfin quand on l’a tous regardé, après ce qu’il a…
Ouais… Dur quand même. Ça pourrait arriver à nous aussi, je pense.
Non, arrête… C’est parce qu’on se voyait pas assez souvent, on l’a pas vu changer. C’est tout. Je pense que ça date de…
L’âge tu crois ? Quand même… Parce qu’à son
Oui, mais l’âge non… j’veux dire, c’est un truc… Tous les sept ans on a cycle, d’accord, j’ai lu ça dans un magazine l’autre jour, bref, donc bon… C’est pas tellement son âge… C’était un cycle plutôt peut-être.
Tu crois ? Ouais mais quand même, dans la soirée, c’était flagrant genre flash, déclic, rupture d’anévrisme, le truc qui claque là-haut… Je veux dire… Une heure avant même, t’aurais jamais pu imaginer ça ! Je suis sûr que c’est un truc, ça tourne dans le cerveau pendant des années, et un jour, clac !, ça te prend comme ça… Comme…
C’est clair. Non mais ça fait peur c’est tout. C’est… On peut rien faire quoi.
Et puis là c’est trop tard, on le sent.
Oh… Tu crois que… On ira voir comment les choses ont évolué, après tout…
Aller le voir ? Après ce qu’il a fait ?
Oui, quand même, on le connaît, on est ses
Non mais attends, moi c’est terminé je le
T’es dur… Sûr que ce sera pas facile… Faut essayer peut-être que
D’abord faut lui laisser du temps d’abord, si
Voilà, du temps. Faut lui laisser du temps.
Peut-être, oui, du temps.


*

Eh bien… Comment expliquer… On dit ça quand les choses sont, enfin deviennent, un peu…
Un peu comme quand ça change… De couleur, je veux dire, le ciel ?
Ouais… C’est un peu ça… C’est… hé ! hé ! Oui. Le ciel qui change de couleur… Ou alors… Comme l’âge, la peau change…
Et alors c’est seulement longtemps après qu’on se rappelle d’avant ? Quand on voit ce que c’est devenu ? Enfin, j’imagine sauf pour le ciel, c’est pas pareil… Enfin si, mais moins longtemps…
Moins longtemps après, oui, c’est ça. Enfin, on a détourné son attention, et puis…
Et puis on y revient. Et c’est… C’est pareil et c’est différent.
Voilà, sauf qu’on a pas vraiment détourné son regard, juste l’attention… Peut-être.
Peut-être.

Joachim Séné • Les mots nous manquent [1 de 4]

En vingt tableaux, cinq fois quatre.

Entre chaque tableau on intercalera si on le souhaite des scènes muettes dans lesquelles les corps nous manquent, le corps nous manque, son corps me manque, etc. ; mais aussi : les gestes nous manquent, les regards nous manquent, etc.

Pour résumer, on pourra montrer (ou manquer de montrer, bien sûr) : le non-dit nous manque, le manque nous manque, etc.


*


*

Et le petit ?
On lui dira rien.
Je veux dire, quand il sera grand ?
On lui dira rien.
S’il demande ?
On lui inventera une histoire.
Et s’il l’apprend ?
Il l’apprendra pas je te dis.
Si c’est comme ça, je pars.
Pars ! Tu vas aller où ?
Ça vous regarde pas.
Et tu reviens quand ?
Je sais pas.
T’as pas intérêt à revenir.
Ça veut dire quoi ?
Au petit, on lui dira que t’es mort.
Vous avez pas le droit de dire ça !
Eh ben si. Si tu pars, on lui dit que t’es mort.
Vous pouvez pas faire ça. Je reviendrai, il verra bien que je suis vivant.
Si tu reviens, c’est pas sûr que tu le restes.
Dis pas n’importe quoi. Je lui écrirai.
On brûlera les lettres.
Vous saurez pas que c’est moi.
On ouvrira tous ses courriers. De toute façon, personne lui écrira.
Je téléphonerai.
Il aura pas le droit de décrocher. Il aura pas intérêt.
Vous êtes dangereux.
Mais non ! On le protège ! Le danger, c’est toi ! Pourquoi tu veux tout lui raconter ? Il a pas à savoir !
Vous êtes fous, je préfère partir. N’importe comment, il le saura. Et je reviendrai si j’en ai envie.
Reviens pas.


*

Il en reste quoi ?
Pas grand chose.
Plus un bruit.
Bougera plus.
Il en reste quand même.
On reconnaît plus rien, alors ça va.
Et pour l’odeur ?
On aère. Ça devrait suffire, le temps qu’ils arrivent.
Ok. On s’en va ?
Allez, go.
On dira quoi ?
On dira quoi ? Qu’on était pas là, évidemment.
On va où alors ? Au pub ?
Mais non ! « Ils sont arrivés au pub à onze heures et quart M’sieur l’commissaire. »
Ah oui. On se planque.
C’est suspect.
Mais nous sommes suspects.
Non, on est coupables.
Dis pas ça ! C’est pas notre faute.
Oui mais… On était pas obligé.
On est toujours obligé.


*

Il est où ?
Chhh…
Dis-moi, allez. Il est où ?
Non, chhh…
Mais dis-moi ? Il est caché ? C’est ça ? Où ça ?
Je te dirais pas.
Mais pourquoi ?
Parce que.
Allez, s’il te plaît… Il est où ?
Arrête.
Dis-moi, tu l’as mis où ?
J’ai dis que je te dirai pas.
Tu vas me dire, de toute façon, alors
Mais non, je vais rien dire.
Dis-moi vers où.
Par-là.
C’est pas vrai.
Quoi, tu me crois pas ? Vas mourir.
Mais non ! C’est où ? Où ? C’est par où ?
Non.
S’il te plaît. Je veux le voir !
Non je te dis. Maintenant, tu arrêtes, tu te tais.
Mais… Allez… Est-ce que j’aurais le droit de le voir ?
Non. Jamais.
Plus jamais ?
Bien sûr que non.
S’il te plaît une dernière fois ?
Non, c’est fini. Viens.


*

En tout cas c’est très…
Dix ans de travail, que voulez-vous ?
Ah oui… C’est très…
Tous les jours un petit peu et voilà
C’est vraiment
J’ai tout fait moi-même, j’y ai passé dix ans.
Oui, c’est un beau travail.
Vous comprenez, tout ça…
Et dire que c’est à nous maintenant… Nous sommes très heureux
Non, vous ne comprenez pas. Dix ans, j’y ai passé dix ans.
Oui. Si, j’ai bien compris.
Dix ans, ça ne passe pas comme ça. Je voudrais
Vous voulez quoi ?
Eh bien, j’aimerais revenir, ou terminer, ou
Comment ça revenir ?
Oui, vous comprenez, ça ne passe pas. Je pensais, et puis ça reste.
Ça reste ?
Oui, je n’en ai pas fini. En fait je crois je vais le garder, enfin non, je veux dire, revenir et puis…
Je ne comprends pas, maintenant c’est terminé, il va falloir passer à
Non, non, ça ne passe pas, je croyais que ça passerait et puis ça ne passe pas.
Que pouvons-nous… Enfin, je veux dire, nous ne pouvons rien
Laissez-moi venir, encore un peu… Peut-être je pourrais terminer ça et
Non, non, maintenant c’est terminé, c’est comme ça.
Je vais revenir avec mes outils
Non, écoutez…
Ou alors vous payez, je ne sais pas moi
On ne paie pas !
…un droit de garde, quelque chose comme ça
Mais vous êtes pas bien !
…un loyer sinon je viens et je casse tout.
Bien sûr ! Et j’appelle les flics.
Non, vous pouvez pas faire ça, c’est à moi.
Oui mais non maintenant c’est à nous, c’est comme ça c’est écrit dans le
Non, non, non…
Allez, partez maintenant… Eh ! Me poussez pas !
Poussez-vous, laissez-moi casser ! Tout casser !
Arrêtez ! Vous êtes fou ! Et lâchez-moi. J’appelle la police.
Ce sera trop tard quand il viendront vous comprenez ? Vous comprenez rien ! Dix ans ! Je vous dis ! Dix ans !
Salaud mais arrêt… aïe !
Tout casser !
Arrêtez ! Non ! Aïe… mais !
Tout casser !


*



Je suis toujours pas convaincu.
Puisque j’te l’dis
Ouais, mais c’est du passé tout ça… J’veux dire, oui, c’est bon à savoir, c’est… c’est essentiel… Mais bon, aujourd’hui
Enfin, tu peux pas tirer un trait comme ça sur…
Attends, j’veux dire non, je tire pas un trait, mais l’passé peut pas être un argument à lui seul, il manque…
Si ça s’était pas passé, tu vivrais une vie… toute autre ! Une toute autre vie !
Mais non, et puis… et alors ? J’veux dire
Ah si ! Imagine si… je sais pas, enfin tu vois bien c’que veux dire
Mais c’est même pas là le problème. Je suis d’accord sur le fond, hein ? Sur c’qu’il faut faire. C’est l’essentiel, bon, on est d’accord là.
Ah ! Oui ! Ça oui !
Le reste bon, tu vois, qu’on soit pas d’accord sur le passé, bon, c’est des mots quoi, j’veux
L’Histoire mon gars ! L’Histoire montre que c’est bien là le problème ! C’est pas des mots ! C’est des mots les milliers de morts, les millions ? Hein ? Hein ?
Non ! Mais bien sûr que non ! Merde, c’est dingue ! J’ai jamais dis ça, enfin quoi, merde ! J’te comprends pas… Moi, tu sais, OK, je milite… Mais bon c’est comme, tiens, c’est comme si j’étais catho, eh ben, j’me connais : mes prières, c’est clair, je les f’rais jamais !
Tu serais athée quoiqu’il arrive, dis pas n’importe quoi ! Si tu fais pas tes prières en plus, bon ben t’es pas catho et puis c’est tout ! T’es athée. Point.
Donc tu penses qu’il faut croire, c’est ça ? Croire et suivre, hein ?
Il faut accepter c’est tout c’que j’dis, c’est historique, c’est des faits, voilà.
Mais j’peux penser ce que j’veux sur ce qu’il faut faire non ? Comme là, là-dessus on est d’accord, bon.
Ça oui. Ça oui, on est d’accord.
Mais tu peux pas tirer un
Mais je dis pas que j’oublie ou quoi… Je te dis que je suis, et toi aussi d’ailleurs, ici et maintenant… tout le monde est comme ça ! Et donc, je regarde à partir d’ici et maintenant ! À partir ! C’est pas parce qu’y a eu…
Mais si ! C’est parce que ! Si et si ! Sans tout ça, tu pourrais pas dire « ici et maintenant nanana » Enfin… C’est exactement pareil que si tu disais « là-bas et ailleurs à un autre instant ». Pareil !
Quoi ?
Dire « je regarde ici et maintenant tatata », sans tenir compte du passé, tu vois ? C’est comme de dire « là-bas, et à un autre instant » Tu vois ? Y’a quatre dimensions.
…Bon allez j’me casse.
Ah d’accord. OK. Bah, casse-toi. Si t’es plus là ici et maintenant, tu vas oublier tout c’qu’on vient d’dire. Pratique.
N’importe quoi. Tu comprends rien.
Toi non plus.
Bon allez. Salut.
Ouais. À mardi.
Ah oui, c’est vrai. Mardi. Bon, à mardi alors.
Salut.

Tanguy Viel • La disparition de Jim Sullivan

Avec le recul qui sied au retard plus qu’à la prudence, Hors-Sol lit et commente des livres qui sont parus parfois il y a longtemps. La pile ne cesse de croître, des livres qui restent à lire. C’est amusant car on pourrait penser que plus on en lit, moins il nous en reste à lire ; or c’est l’inverse qui se produit ; c’est un travail infini, alors nous avons laissé de côté la pression du marché et de la chronique facile.



tanguy viel • ‘La disparition de Jim Sullivan’

Je dois dire que c’était gagné d’avance parce que Tanguy Viel, on connaît.

Ça a commencé avec Le black note (tiens un titre américain ?) et depuis en passant par Maladie, Cinéma et les autres ça ne s’est pas arrêté, sauf que Paris- Brest, c’était en 2009 et que quatre ans sans un livre de Tanguy Viel, c’est long, c’est très long.
Alors on relisait.

Sur Facebook on échangeait avec des fans, on citait la dernière phrase de L’absolue perfection du crime.

La lumière s’était arrêtée pour nous, le disque orangé du soleil tombé aux trois quarts sous l’horizon, et les larmes sur mes yeux qui irisaient la mer. J’ai repris l’escalier, tranquillement, et je ne me suis pas retourné.

Puis arrive La disparition de Jim Sullivan.

Mais ces dernières années, c’est vrai, j’ai fini par me dire que j’étais arrivé au bout de quelque chose, qu’après tout, mes histoires, elles auraient aussi leur place ailleurs, par exemple en Amérique, par exemple dans une cabane au bord d’un grand lac ou bien dans un motel sur l’autoroute 75, n’importe où pourvu que ça quelque chose se mette à bouger

Et là on sait tout de suite, mais vraiment tout de suite, que ça va être « crazy », qu’on va percevoir jusqu’à « trois mille deux cents éclats de mots » en même temps.

Et c’était encore plus formidable qu’on l’imaginait, c’était un roman américain avec tous les codes du genre, on y était comme dans les meilleurs du Big Jim, y avait les grands espaces, l’alcool, les divorces… mais c’était aussi un roman français, et ce subtil montage, l’écrivain se regardant écrire (pas nouveau certes) marche à fond, parce que Tanguy Viel a du métier, de l’humour, qu’il fait participer son lecteur et l’associe à ses tours et pirouettes. Et d’expliquer pourquoi telle ou telle scène, tel nom pour les lieux et les personnages tout en déployant une intrigue serrée dont on ne dévoilera rien, ce serait vous enlever tout le plaisir de l’émotion, de la tension et de la beauté qui irradient ces pages, en effet, comme le dit Fabrice Colin :

C’est très ennuyeux d’expliquer en quoi tel ou tel bouquin est magique, et c’est merveilleux en même temps de ne pas pouvoir le faire — ça signifie que le mystère de l’écriture résiste à l’analyse et au trivial.

FT

*
François Tresvaux anime le Café littéraire de Sainte-Cécile-les-vignes (84), CALIBO.

Benoit Jeantet • Et dans l’ennui se tordre (5)

A farmer in the city quoi qu’il en soit. Un jour, alors, il est sorti de son lit. A enfilé une robe de chambre à la sauvette. S’est souvenu de la neige. Et qu’il avait été plus jeune, avant.

J’ai traversé, en nage, me dit-il, tant de nuits d’insomnie que je pourrais veiller les yeux secs sur ta grande tristesse. Reste avec moi et mélangeons-nous sans penser.


*

Maintenant, c’est vrai, je porte des chaussettes en fil d’Ecosse, me dit-il. C’est chic et puis ça tient chaud. Mais, j’avoue, parfois ça me manque un peu ces nuits qui sentaient le danger. Parfois.


*

Les gens, me dit-elle, tu sais quoi, hein. Ne jamais rien leur raconter, hein. A moins de vouloir rester à la merci de leur bienveillance, hein. A moins, hein.


*

Je peux te lire un peu de Tristan Corbière, me dit-il, et te servir beaucoup de Minervois. Ou vice inversé. C’est comme tu veux.


*

Hier, alors je lui ai dit que je me sentais dépassé, me dit-il. L’époque est à la vitesse et désormais tout ça me semble aussi lointain que nos premiers émois au cirque. Que nos premiers baisers près de ce cimetière, là-bas tu sais, sur le chemin des lauriers. Et puis, l’époque, quand on la regarde d’assez près, tu dirais qu’à présent on habite dans cet observatoire où finissent les vieilles gens usées.


*

Je marchais sur le trottoir de l’ombre, me dit-il, et alors tu m’as fait repenser aux animaux transparents.


*

Je bois le dernier verre de ce vin, me dit-il. Ce vin, tu sais, qu’ils récoltent du côté du Pic Saint-Loup. C’est un vin épais comme une moustache de gendarme. Quand les gendarmes la portaient. C’était, tu sais, une moustache épaisse et drue. Oui, tu sais bien. Une moustache comme on en voyait, soi-disant, au pays druze.


*

Il flotte une odeur de vieille soupe et de clope froide sur le monde, me dit-elle. Ce soir je te nationalise, mon cher vieux camarade.


*

J’écris le premier porno gay en braille, me dit-il. Bien sûr ton avis est le bienvenu.


*

Je repense souvent à cette scène, me dit-il. C’est l’automne. Je suis encore enfant. Je suis en vacances chez mes grands-parents. Mon grand-père est un homme mauvais. Un vrai fermier de roman russe, celui-là. Ma grand-mère, j’ai pris l’habitude de l’appeler bonne maman. Il m’arrive de songer que c’est vraiment dommage qu’elle soit sourde. Vraiment vraiment. Et sinon, le reste du temps, je le passe dehors, à épier le silence. Et donc ce jour-là, il se passe ça que j’aperçois. Le voisin traîne un agneau. Il lui attache les pattes à la porte de l’étable. Et puis il l’égorge d’un coup sec. Son geste est précis. C’est un geste précis mais totalement dénué de méchanceté. Une fois la besogne terminée, le voisin s’éponge le front. Et puis il soupire. D’où je suis il me semble que son haleine est bleutée. Mais je n’en suis pas sur. Et je crois même que je m’en moque.


*

Lourd couchant, me dit-il, le ciel pèse autant que dix poneys morts.


*

Et mon vieux carnet de notes, me dit-il, tu dirais un de ces tas de fumier qui s’amoncelle devant le seuil de ces maisons, par là-bas, tu sais.


*

Et me voici chauve de nouveau, me dit-il. Mon dieu que c’est triste une fin d’après-midi chauve de nouveau.


*

Et donc, me dit-il, ce serait un lundi banal comme une messe. Amen.


*

Oh mais, tu sais, me dit-il, je n’ai pas toujours été ce que je suis. J’étais même cet homme d’un premier mouvement. J’étais primitif et mondain. J’aimais les gens et la mauvaise vie. J’étais du peuple. J’étais peuplé de tout un tas de méchantes habitudes. Et puis…


*

J’aime Paris et l’astronomie, me dit-il. Et cette histoire de matière noire. D’effacement. D’absence. Tout est là. Mais j’y pense, vous aimez ça le filet de sabre?


*

Il est difficile de parler de ton omelette, me dit-il, sans faire référence au jansénisme. Et puis cesse donc de relire cette lettre de refus et passons à table.


*

La nuit tombe peu à peu sur les jardins, me dit-il. Sans trop d’énergie dans le regard, tala, je pousse mon caddy vers le destin.


*

Les feuilles sont partout pourries, me dit-elle. La nature n’est pas partie pour rire.


*

Si je me rase et que c’est le soir, me dit-il, et qu’alors neuf chances sur dix pour que je m’écorche la figure et qu’alors je saigne comme le cochon de mon enfance moins les cris atroces mais quand même, si je me rase et que c’est le soir, c’est parce que ses lèvres en valent la peine.

Luc Garraud • Une photo de famille

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


barrière

La rue est tout en longueur, il y a des renfoncements comme des placettes en forme de U, qui s’encastrent à la base des façades. Elle est étroite, puis large d’un coup, c’est une place sur le quai. Une passerelle suspendue, qui tangue sous chaque pas, enjambe le contre-canal. Je traverse. Sur l’autre rive on est au pied de la colline, le long du quai il faut laisser à droite une montée d’escalier que l’on devine longtemps du regard, elle zigzague entre les immeubles, sur le mur à la craie il est écrit : « 743 marches pour le paradis », avec une flèche qui va vers le haut. Je prends la ruelle suivante, qui a vue couler le sang, il y a une date sur une plaque.

Ce matin l’eau est laiteuse, le caniveau transporte la mousse d’un savon à barbe. Un homme promène sa cloche, sa carrure est celle d’un armateur. Il me salue d’une main. Il se rase avec les pigeons, qui picorent sur leurs moignons les miettes entre les pavés. Une savonnette est posée sur la fontaine, qui coule, on la tourne comme un moulin à café. Il y a à ses pieds un grand sac de marin ouvert où l’on devine le dos d’un livre écorné.

Au 37 de la rue, le heurtoir sur la porte ressemble à un gros radis en bronze. Je prends l’entrée de l’allée taillée dans la pierre, les murs sont faits de dalles dressées assemblées par morceaux. Elles sont serties par des crochets d’acier lustrés par le passage des locataires. Dans le fond, la lueur de la rue éclaire un peu les premières marches, tout s’éteint quand la porte se referme doucement dans mon dos, en grinçant sur ses gonds.

J’allume la lampe. Des marches plates et profondes montent dans les étages, usées jusqu’au deuxième. Plus haut, ce sont des carreaux de faïence rouges déchaussés, qui tintent comme le son d’une fanfare de steel-drums.

Le dernier étage est tout en bois. L’escalier est escamotable et pliable. Il est pendu sous le toit, c’est là que je vais. J’ai l’adresse, celle qu’on m’a donnée. Je dois aller voir cette tante, que je n’ai connue que dans la voix de ma mère. Elle porte son tablier un peu sur le côté, mal noué. Elle a le journal à la main quand elle m’ouvre la porte. Le palier est minuscule pour un paillasson où l’on peut à peine lire Voilà j’arrive en lettres vertes. Elle m’attendait sans trop d’empressement, j’avais dit Avant midi, je resterai pour manger.

— Gardes tes chaussures aux pieds, c’est sale chez moi.

J’embrasse ma tante que je n’ai jamais vue. Elle ressemble à… je ne sais pas encore à qui, mais elle ressemble, c’est certain, à… Elle n’a pas d’âge ou plutôt si, elle en a un, il est avancé, elle a peut-être bien passé les quatre-vingts, mais ça ne se demande pas des choses pareilles, ça se voit ou ça s’imagine.

— Tu as vu un homme en bas dans la rue en montant ici ? fut sa première question empressée.
— Oui, bien sur, j’ai vu un homme qui se rasait, il m’a même salué.
— Eh bien c’est ton oncle.

Elle referma la porte dans mon dos, je n’en sus pas plus. Je suis resté figé par ce que je venais d’entendre, immobile un moment sur le palier. Elle m’a porté d’un coup à l’intérieur, en me tirant par le bras.

— Viens, viens, j’ai du café chaud, à moins que tu ne préfères un thé.

L’odeur en entrant est saisissante, propre à la vieillesse. Rien n’a bougé ici depuis des lustres ou si peu, ça se voit quand ça ne bouge pas.

— Détrompe-toi, le lieu que tu vois est fait de choses et de gens qui passent, ça bouge tout le temps.
— Je ne comprends pas, je…
— Je le vois sur ton visage, je reconnais entre mille le visage de ceux qui viennent chez moi et qui pensent que rien ne change plus ici. Je vois ça par cœur.
— Ah bien non, non je ne me fais aucune idée sur le lieu où je suis.
— Tu es bien civil, bien poli mon grand. Tu es comme ta mère qui ne venait jamais me voir, c’est elle qui t’envoie.
— Mais non, c’est bien moi seul qui ai décidé de venir, j’avais envie.
— Je te crois et j’aime mieux ça, alors viens t’assoir, je suis contente de te voir, je te taquine un peu, tu m’en veux pas, je t’ai vu tout petit une seule fois, alors comme on dit j’ai le droit, non !

Elle vit seule, c’est trop petit pour vivre ici, à plusieurs, pour imaginer un banquet ou pour jouer un petit bout de Phèdre devant la glace du hall ou quoi que ce soit d’autre, amener du monde par exemple. Je trouve son visage ridé, plus fripé encore, ses yeux sont noirs. Je m’imaginais des yeux bleus purs et sans âge, mais non, ils sont bien noirs en dehors du mythe des familles.

J’ai pensé toute la nuit à ce que j’allais écrire le matin, je me souviens en partant que les questions écrites que j’avais préparées étaient bien futiles. Je n’étais pas chez la tante langue de bois, pas vraiment gouaille, d’une tenue convenable, usée et seule avec une mémoire d’éléphant qui ne demande qu’à être partagée un peu. Je suis avec cent questions bien inutiles, la machine est lancée.

Je suis venu avec une photo. Je suis venu pour une seule photo, une grande photo large et profonde, une photographie de famille d’un goûter bourgeois d’une après-midi d’été, une famille ancienne, une tablée d’hommes en chapeau et de femmes en robe et jupons des années cinquante, qui me sont inconnus. Je ne reconnais même pas le lieu. Il y a bien quelques noms familiers qui naviguent dans la mémoire, mais c’est impossible de mettre sur un visage un seul nom. Peut être juste l’oncle Georges, sans l’avoir jamais vu, il a perdu une jambe à la guerre, tout le monde le sait, alors ça se voit. Il est là, placé au centre, un peu à droite en regardant la photo. Il est assis dans un siège de jardin, sous l’arbre, au frais à l’ombre. Il y a de grands verres à orangeade posés sur la table, une carafe de cristal à moitié pleine et des glaçons qui fondent dedans. Au centre, une composition en étages et plateaux de différents gâteaux colorés, des fruits dans un compotier, des sablés aux raisins dans des assiettes longues sur la nappe en damassé blanc.

C’est l’après-midi, il fait très chaud, elle est propre à endormir les chiens repus sous les tables. L’oncle croise sa jambe valide sur sa manquante pour faire naturel, sa prothèse tout en sangles de cuir est posée à terre. La vue est panoramique, il y a un monde incroyable autour de la table, assis, debout et même couchés, tout est en noir et blanc jauni. L’oncle est assis dans un fauteuil en rotin ocre pâle et tressé de rouge aux accoudoirs. Je le sais, je le vois bien, puisque je suis assis dedans à l’instant et je le vois en couleurs. Il est un peu plus râpé que sur la photo, un coussin cache un peu son parcours, ses années blanchies par les pluies. Je ne suis pas venu pour l’oncle, il ne m’intéresse pas, son histoire se limite à ses peurs d’y aller et à la plainte sempiternelle depuis son retour, on lui a donné une médaille, ça lui fait une belle jambe à la boutonnière.

Dans le fond de l’image, il y a des gens encore plus inconnus que sur le devant, des silhouettes émoussées au contour flou, on devine des groupes d’enfants se tenant par la main. Un grand cavalier fier de son cheval est orienté trois-quarts, il discute avec une femme qui nous regarde de dos, ses pieds sont nus dans l’herbe.

— De dos, tu la vois la femme de dos, c’est la sœur de la tante Adèle, je ne me souviens plus si c’est Marie-Louise son prénom ou Louise-Marie je ne sais plus mais ça n’a pas beaucoup d’importance. Elle était comme on dit un peu simplette, un brin perdue dans sa tête depuis une chute au cimetière, elle a glissé, ça a tapé fort, elle est restée le temps qu’il faut dans le coma et n’en est jamais vraiment sortie. Petite fille, je me souviens elle était malicieuse, blonde le matin et brune le soir. Elle avait dix ans de moins que moi, je ne sais pas où elle est aujourd’hui et si elle est encore en vie. Ils l’avaient mise dans une maison spécialisée qui a brûlé une nuit, je ne sais rien de plus, si la fumée avait eu raison de sa folie. Où est-elle ? Encore plus dingue qu’avant. Elle confondait les petites et grandes cuillers, l’usage qu’on en fait, pour le café ou la soupe, les desserts ou les entremets, un brouillard pour touiller tout ça. C’était son symptôme favori, le plus apparent aux yeux de tous, alors tout le monde en usait. Elle était aussi très forte pour marcher pied nus, aller la nuit sur la plage, manger des herbes et ne se nourrir que de ça certains jours. A moins que toute cette mascarade, que tout ce cirque ne soit qu’un espace pour se mettre à part, s’éloigner et qu’en ce moment sur le sentier de crête qui la mène au sommet d’où l’on voit tout sa folie s’envole vers un pays minuscule.

Au centre, une femme fixe l’objectif, c’est la seule personne qui nous regarde. Elle est enceinte, assise, jusqu’aux dents, débordante, elle est au terme. C’est ma cousine, on l’a toujours appelée “cousine”, même si l’on ne sait pas très bien qui est son père, on a des idées. Sa mise en marge ainsi que sa mère, n’en parlons pas. Pourtant c’était ma tante préférée, habillée, sensible, libre comme un chat, comme un oiseau, elle mangeait debout, jamais assise, elle a été assassinée par un amant.

— Tu vois le couple qui crève l’écran, qui inonde tout.

Elle tournait autour du pot depuis un moment, un oncle par-ci, une cousine par-là et encore une veuve, un neveu, de je ne sais où ? Des explorateurs du dimanche, n’ayant absolument jamais voyagé, jamais rien fait de leurs mains ni de leurs têtes, avec des idées plates, louches, des ingénieurs miniers d’Afrique coloniale, des fortunes amassées pour eux-mêmes, quelques faillites assumées par tous les autres. Elle aurait pu dire le nom de tous les chiens de la photo et même celui de ceux qui n’arrivaient pas à poser. Des histoires avortées, des avortements, des terres bradées, des querelles d’assiettes. Elle aurait pu nommer tous les chats de famille morts depuis vingt ans, enfin, tout dire, mais rien d’important.

Je n’étais pas venu pour ça, mais pour le couple qui éclaire la photo, mes parents.

— Si tu veux je peux te parler des heures de cette photo, c’était en août, le 23, l’analyser, la découper en morceaux, longuement, raconter sa composition. Si tu veux, je peux, car j’y étais moi aussi ce jour-là. Mais pas de trace de moi sur la photo, j’étais derrière l’objectif, c’est moi qui l’ai prise.

— Je l’ai mise en scène, j’ai écris un scénario, j’ai choisi le jour, l’heure, le décor familial. Elle a été prise chez l’oncle Georges, tu ne connais pas l’endroit, il a été vendu un peu après ta naissance, à sa mort.

» Ce jour-là, je me suis dit que plus jamais on ne pourrait la refaire, la reconstruire. Alors trois jours avant le cliché, il y a tout eu, faire une photo de famille qui n’en est pas une. Toute la famille a des droits sur la photo, alors pour la préparer au mieux, on brode, on ment, on rassure, on ne laisse pas le choix, je suis photographe. Elle a été bien accueillie, on l’attendait, j’en avais fait une vingtaine de tirages, impressionnée par le cavalier fier, pas étonnée du tout par la cousine posant de dos, c’était mon idée et dans la logique de sa folie ce fut bien accepté, mais rien sur le couple volant, ma sœur et ton père dominant le débat comme posés en l’air, rentrés de voyage, toujours.

» J’ai été photographe. J’ai travaillé pour une agence, il me reste encore des clichés, des épreuves, des photos non développées. J’avais le dernier Rolleiflex à soufflet manuel à deux objectifs, une Rolls, je l’adorais, il faut aimer son appareil photo. Je suis partie avec dans tous mes voyages. Sur le bateau pour l’Amérique du sud, je l’avais. Il est tombé dans les eaux du Mékong et n’a plus rien voulu savoir par moins vingt en-dessous de zéro sur une montagne de Chine ou du Pakistan, je ne sais plus vraiment où. Je suis passée à Lhassa, à Oulan-Bator, j’y suis allée juste pour le nom, j’étais tellement contente d’y arriver, que je n’y suis pas restée. J’y ai vu deux Anglaises à qui j’ai parlé en français, j’ai un portrait de chacune. J’ai des photos de quelques amants, nus ou habillés.

» Tu reconnais ta mère au bras de ton père, je n’ai rien eu à leur dire pour la composition, je les ai laissés s’installer naturellement. J’ai souvent fait leurs portraits ensemble ou seuls, mais rien n’est vraiment sorti de bien bon, de photographique. La meilleure photo reste cette photo de famille, eux au contact des autres, ils les effacent, ils les ternissent, ils donnent le tournis à tout, on ne voit plus qu’eux, c’est leur photo. C’est la mienne surtout. Dès lors, qu’es-ce que j’irais faire dans une salle de boxe ou courir auprès d’Indiens amazones, pour faire quoi, aller visiter encore la Place Rouge. Alors qu’une seule photo de famille, sans voyager, est suffisante, elle dit tout.

» Ton père est l’homme beau de la photo. Ma sœur à été plus prompte que moi, avec son allure, elle était désignée par la famille pour en prendre parti. J’ai tellement espéré quelle dise non, quelle se casse une jambe à jamais. J’ai tellement espéré toutes sortes de choses, qui avec le temps se sont estompées un peu. J’ai couru le monde, rien ne s’est jamais vraiment effacé. Des images reviennent comme des boomerangs dans mes nuits claires.

» Je me suis marié trois fois, le dernier homme de mes maris, tu l’as vu tout à l’heure dans la rue. Il vient encore manger certains soirs. Il dort aussi sur un petit lit dans l’entrée quand il fait trop froid dehors. On n’a plus rien à se dire, on se voit, on est content de se voir, mais on ne se dit rien, on s’est tout dit. Je crois qu’il ne reviendra plus habiter. Il est parti définitivement, depuis deux ans déjà. Il est parti pour la rue, il a pris le large pour longtemps. J’en suis malade, j’ai peur de le perdre. Il ne veut plus rester ici, il ne veut plus monter ici. L’autre jour je lui ai acheté pour ses quatre-vingts ans un gâteau d’anniversaire, nous l’avons mangé en bas de la rue, assis sur le trottoir.

» Il garde de mauvais souvenirs. Il n’aime plus l’odeur, plus le bruit des parquets et le petit souffle qui siffle sous la fenêtre quand elle ferme mal. C’est ce qu’il dit, quand il veut bien parler, entendre le son de sa voix est devenu de plus en plus rare.

J’ai eu l’impression en arrivant que j’allais tout entendre, tout savoir. Jusqu’à en savoir trop sur cette photo, mais maintenant ça s’estompe doucement, tout est de moins en précis, plus flou, plus fatigué, plus lointain. Des pans entiers d’histoire qui manquent. Ma mère morte, le cœur arrêté dans la rue laissant mon père partir sur un bateau pendant des années, perdu de vue.

Il y a toujours beaucoup de morts sur les photos de la famille et ça va pas s’arranger de ce coté-là, ça va continuer.

Les discussions ont continué comme ça un moment, j’ai repris deux fois du thé, il était froid, je n’appris plus rien que je ne sache déjà. La photo gardait son mystère. Un homme dans l’ombre, debout, peu visible, apparut sur la gauche à force de la regarder de près. Il était de profil et regardait d’un air amusé l’ensemble de ce petit monde, il n’avait pas l’air d’être de la famille, la tante ne l’avait jamais remarqué et elle en avait assez dit pour aujourd’hui.

— Tiens, en descendant, quand tu partiras, j’ai préparé un petit paquet, donne-ça à ton oncle, s’il est encore là à cette heure, explique-lui qui tu es, à mon avis il le sait déjà, tu ressembles tellement à ton père qu’il t’a sûrement déjà reconnu en montant ce matin, donne-lui ça.

J’ai repris ma course dans l’escalier, dans le noir, sans trouver tout de suite le bouton de la minuterie. Elle reste trop peu de temps allumée. Elle est réglée pour ceux des deux premiers étages, pour les autres il faut appuyer à nouveau.

Il faisait encore clair, et il avait plu, très finement ; les pavés de granit brillaient, ils glissaient, surtout.

Je l’ai vu de loin et j’ai d’abord pensé que ce n’était pas lui. Je l’avais juste croisé, je lui ai tendu le petit paquet, il a eu un sourire pour moi, des lèvres brunes, des yeux foncés comme de l’encre marine, grand, à cet âge, on dit élégant, ça veut dire qu’il tient debout, qu’il est propre, qu’il s’use encore dans quelques insomnies, pour l’heure élégant dans la rue, plutôt que bedonnant à la maison. Pourquoi partir si près de chez lui ? Il a un look de mannequin indien, la peau tannée et mate. Je l’imagine sur le pont à l’avant d’un navire à boire du thé dans une tasse en fer blanc.

Il a ouvert le paquet que je lui ai tendu, c’était ses clés en trousseau, celles de sa maison, qui ouvrent la porte d’un appartement sous les toits, là-haut au numéro 37 de la rue.

Je n’ai pas entendu le son de sa voix, il a mis les clés dans sa poche, mais dans son regard, j’ai compris que la nuit serait douce pour dormir dehors, j’avais retrouvé mon père.