Joachim Séné • Les mots nous manquent [2 de 4]

En vingt tableaux, cinq fois quatre.

Entre chaque tableau on intercalera si on le souhaite des scènes muettes dans lesquelles les corps nous manquent, le corps nous manque, son corps me manque, etc. ; mais aussi : les gestes nous manquent, les regards nous manquent, etc.

Pour résumer, on pourra montrer (ou manquer de montrer, bien sûr) : le non-dit nous manque, le manque nous manque, etc.


*


*

Pourquoi tu fais ça ?
Tu ne comprends pas ? Si je ne le faisais pas, tout risquerait de s’écrouler, tout
Mais tu n’en sais rien ! Tout ce…
Bien sûr que si ! Tu veux leur demander quoi ? Tu les as vu ? Ils ne savent rien, ne comprennent rien, réfléchissent à deux ou trois mois, pas plus, ils ne pensent qu’à
Oh ! arrêtes tu me dégoûtes. Relis l’histoire, tu verras bien ce que des gens comme toi ont provoqués comme…
Mais justement avec le recul je vois bien ce qu’il ne faut pas faire.
Tu ne vois rien, toi et tes semblables ne voyez jamais rien, toujours rempli de fierté et ne faisant finalement confiance à personne, vous finirez tous avec le couteau de l’autre dans le dos.
Beau discours, mais dis toi bien que si on laisse faire des gens comme toi, on court bien pire risque. Tu es dangereux.
Dangereux ? Tu plaisantes ? Je n’ai rien. Je fais l’inverse de toi. Tu es dangereux en voulant t’accaparer le…
Écoute… Je ne voulais pas en venir là, mais j’ai discuté avec les autres et… Tu es dangereux. C’est ce que je viens de dire. Dangereux.
Tu parles de m’exclure ? Je suis déjà parti pauvre imbécile. Adieu.
Reviens ! Attends. Tu n’as pas compris. Plus dangereux que ça
Quoi, mais tu délires ? Et après tu oses dire que c’est moi qui suis dangereux
Le vote a eu lieu. Je suis désolé.
Arrêtes ça ! Mais Lâche-moi… !
Tais-toi.
Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce


*

Tiens, c’est marrant, tu sais, ce type là, tu vois ? Je l’ai croisé l’autre fois, sur le boulevard.
Quel type ?
Le type, là, tu sais, celui qui
Ah ! ce type là oui.
Eh bien je l’ai croisé, l’autre jour, sur le boulevard de
Oh ! arrêtes, ne me parles pas de ce
Bah quoi ? Dis, qu’est-ce que… qu’est-ce qu’il
Arrêtes, non, je veux pas qu’on parle de ce type.
Mais quoi ? Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce qu’il a ce type ? Celui que je veux dire, tu te souviens, c’est bien celui dont on avait dit que
Oui, mais arrête je te dis ! Arrête ! Tu arrêtes et c’est tout ! Stop ! Il… Il a… enfin, je… Je veux pas en parler. Non.
Quoi ? Mais… Tu le connais ? On dirait que
Non, je le connais pas évidemment ! Tu crois quoi ? Enfin comme ça comme on en parle et qu’on peut dire que je le connais, que tu le connais. Seulement quand je l’ai vu, et après, comme on en a parlé, eh bien… Et puis là quand tu me le redis… Eh bien, ça me fait… Ah ! non, je supporterai pas plus longtemps, allez stop, on arrête là
Mais explique moi que je comprenne. C’est parce que quand tu revois son air
Non mais t’es bouché ou quoi ? J’ai dit NON ! On en parle PAS ! Stop, STOP ! Tu comprends là QUAND – JE – GUEULE ?
Eh ! Oh, mais… Qu’est-ce que
STOP !
Mais calme-toi… Calme-toi.
NON ! J’ai dis : ta – GUEULE !
CALME ! CA-LME ! Moi aussi je peux GUEULER ! CALME ! Tu TE CALMES ! Et tu délires complètement là. Explique-moi que je comprenne, c’est tout. Tu comprends ça ? Comprenne ? Comprends ? OH OH ? Comprendre ? Eh ! Oh ! Tu m’entends ?
Évidemment, je t’entends, mais TU LA FERMES. Chut. Terminé. Stop. Fini. Y’a rien à comprendre. Je le vois ce type, et là, tout de suite… c’est… c’est comme une claque. C’est… on dit que c’est physique hein ? Eh bien voilà. C’est physique j’y peux rien. Et là… là… je le revois, je le revois la dernière fois, je le revois de quand on en parlait la dernière fois, je le revois de là, à l’instant, et de maintenant quand on en parle… Et… là, maintenant, je… je peux pas. Voilà.
D’accord… D’accord. Mais… Qu’est-ce que tu veux dire par “là, maintenant.” ?
Ecoute. Si tu parles encore une fois de ce type je… Si tu tournes encore une fois autour du sujet… Je craque. Je… Je, tu vois là je parle pas très fort, je me suis calmé, je suis ex-trêmement calme mais encore un mot, un mot, rien qu’un et… Alors… Bon on arrête, c’est comme ça, j’y peux rien. Y’a des trucs comme ça. T’y peux rien, j’y peux rien, c’est là, et c’est tout.
Bon. Ok. Ok. Bon. Sinon… Bon. Ok. Et… t’as vu Émilie pour garder le chat ?
Emilie ? Ah… Non. J’ai pas vu Émilie. J’ai complètement oublié Émilie.


*

Bon. Qu’est-ce qu’il fout ?
20 h 04, déjà.
On va pas l’attendre comme ça, encore pendant
Ah… T’entends ?
C’est pas trop tôt. Oh ! Ici !
Salut les gars. Désolé pour le retard
Ouais c’est ça. Tu l’as ?
Ici. Alors, comment on fait ? On le met où ?
Je pensais le mettre ici, tu vois. Mais attend. Déjà, on va le sortir.
C’est lourd.
Tu t’attendais à quoi ?
Je savais pas… Je… je pensais pas.
Ici, allez, mettez-le là.
Ouf… Bon, alors comme on dit : on te remercie pas !
Ouais, j’comprends. Et puis… J’ai vu…, tu sais, l’autre, comment il s’appelle…
Oui, oui. On sait ça. On sait ça.
Eh ouais. On sait ça. Allez tire-toi. Salut.
Salut.
Salut.
Bon, voilà une bonne chose de faite
Ouais, au boulot.
J’ai jamais fait ça, tu sais ?
Tu vas t’y mettre ? On apprend vite, tu vas voir et ça vient tout seul. Ça vient tout seul. Et après, ça part plus jamais. Ça reste.


*

Je ne sais pas ce qui lui a pris. Changer comme ça… Si vite…
Oui, c’est comme si c’était venu dans le courant de la soirée. Comme un vampire ou un loup-garou tu sais !
Oh l’autre le film, non mais t’as raison.
Le soir, la nuit, des fois, c’est
Ouais ! Un truc de dingue comme ça… La soirée commence, normal, on est tous là, cool, comme d’habitude.
Et tout à coup, bon, y’a l’alcool aussi faut dire, parce que…
Oh, tu crois ? À son visage, à ses yeux, on aurait pas dit. Enfin, sauf quand…
Ouais, non mais après je dis pas, on pouvait penser… Enfin quand on l’a tous regardé, après ce qu’il a…
Ouais… Dur quand même. Ça pourrait arriver à nous aussi, je pense.
Non, arrête… C’est parce qu’on se voyait pas assez souvent, on l’a pas vu changer. C’est tout. Je pense que ça date de…
L’âge tu crois ? Quand même… Parce qu’à son
Oui, mais l’âge non… j’veux dire, c’est un truc… Tous les sept ans on a cycle, d’accord, j’ai lu ça dans un magazine l’autre jour, bref, donc bon… C’est pas tellement son âge… C’était un cycle plutôt peut-être.
Tu crois ? Ouais mais quand même, dans la soirée, c’était flagrant genre flash, déclic, rupture d’anévrisme, le truc qui claque là-haut… Je veux dire… Une heure avant même, t’aurais jamais pu imaginer ça ! Je suis sûr que c’est un truc, ça tourne dans le cerveau pendant des années, et un jour, clac !, ça te prend comme ça… Comme…
C’est clair. Non mais ça fait peur c’est tout. C’est… On peut rien faire quoi.
Et puis là c’est trop tard, on le sent.
Oh… Tu crois que… On ira voir comment les choses ont évolué, après tout…
Aller le voir ? Après ce qu’il a fait ?
Oui, quand même, on le connaît, on est ses
Non mais attends, moi c’est terminé je le
T’es dur… Sûr que ce sera pas facile… Faut essayer peut-être que
D’abord faut lui laisser du temps d’abord, si
Voilà, du temps. Faut lui laisser du temps.
Peut-être, oui, du temps.


*

Eh bien… Comment expliquer… On dit ça quand les choses sont, enfin deviennent, un peu…
Un peu comme quand ça change… De couleur, je veux dire, le ciel ?
Ouais… C’est un peu ça… C’est… hé ! hé ! Oui. Le ciel qui change de couleur… Ou alors… Comme l’âge, la peau change…
Et alors c’est seulement longtemps après qu’on se rappelle d’avant ? Quand on voit ce que c’est devenu ? Enfin, j’imagine sauf pour le ciel, c’est pas pareil… Enfin si, mais moins longtemps…
Moins longtemps après, oui, c’est ça. Enfin, on a détourné son attention, et puis…
Et puis on y revient. Et c’est… C’est pareil et c’est différent.
Voilà, sauf qu’on a pas vraiment détourné son regard, juste l’attention… Peut-être.
Peut-être.

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