Chronique philosophique des chaussures vides | HPJ

 

Depuis que ses chaussures de marche étaient restées au pied de la dernière fenêtre de son bureau, il ressentait, dès qu’il s’installait pour écrire, le désir irrésistible de construire une nouvelle sur la posture de son corps. Il savait, pour l’avoir entendue en faire le récit, que sa sœur, plus âgée qu’elle de quelques années, était née avec une déformation de son pied gauche et, par conséquent, avec un déséquilibre qui devait être tenu pour naturel parce qu’il était à l’origine de la vie. Et elle, dont le prénom signifiait « claudiquer » s’était appropriée une telle malformation comme un signe fondateur de l’existence. Elle s’était pour ainsi dire identifiée à sa sœur en lui prenant sa place et en adoptant sa posture bancale.

Mais les chaussures qu’il voyait si régulièrement avant que les mots ne viennent s’écrire sur la page, n’avaient rien de particulier, elles ressemblaient à n’importe quelles autres. Et elle, elle ne claudiquait pas, elle marchait comme tout le monde en mettant un pied devant l’autre, c’était dans sa tête que les pensées claudiquaient en épousant toujours des modes de contradiction qui s’attiraient les unes les autres pour faire naître l’adoption d’une posture. Sa sœur, lui avait-elle raconté, avait eu deux chaussures fixées sur un bout de bois pour lui apprendre à se tenir en équilibre : l’une avait la forme d’un pied bot, l’autre était normale. Elle, elle ne jouait pas à claudiquer pour imiter sa sœur, elle regardait cet instrument en le prenant dans ses mains comme si elle tenait là un jouet curieux, peut-être même un fétiche.

Les chaussures de marche, devenues si normales, avaient effacé toute histoire. Elles étaient là, elles avaient l’air d’être oubliées, personne ne les enlevait, elles faisaient partie des meubles ou des bibelots. Il fallait retrouver un bout de récit pour leur donner le sens de leur présence. N’importe quel bout pouvait faire l’affaire ! Il se souvenait bien qu’elle avait remonté la rivière durant plusieurs jours et qu’elle les avait utilisées, il se souvenait qu’elle avait eu des cors au pied, qu’elle avait souffert, qu’elle l’avait attendu, qu’il lui avait apporté à manger, qu’elle avait écrit des poèmes, qu’elle avait joué à claudiquer dans l’eau froide…

Le récit ne se traçait pas de lui-même, les temps de l’histoire se dérobaient sous ses pieds comme la terre se retire au rythme de multiples excavations. Parce qu’elles étaient vides, les chaussures appelaient bien la silhouette de son corps, et lui, il attendait en vain que la posture naissante se fasse portrait. Il avait beau retrouver des impressions qu’un amour laisse dans un paysage de la vie, il se heurtait à l’impossibilité d’inscrire les mots qui les auraient trahies. Le sentiment d’être là, à l’apparition de l’autre, mais à son insu, l’emportait au point de l’enfermer dans l’aveuglement d’un silence que seuls les soubresauts de l’amour pouvaient encore perturber comme les coups de tonnerre d’un orage qui jamais n’éclaterait.

C’était la mise à mort de la nostalgie. Le grand sacrifice de l’amour sur l’autel de sa propre réminiscence. Il n’avait plus qu’à partir sans écrire un mot. Le récit n’aurait pas lieu. C’est la banalité même des chaussures vides qui triomphait pour toujours en lieu commun de toutes les mémoires.