Archives de catégorie : Notes de la nuit

Au bout de la lorgnette | HPJ

 

Chaque fois qu’il s’apprêtait à regarder un paysage, il appréhendait ce moment où le cadre commençait à se former pour délimiter l’espace d’un tableau. Il ne comprenait pas comment son champ de vision s’achever, sans qu’il ne le décide, par un tableau. Comme s’il disposait d’un viseur d’appareil photographique, tout objet, et le vide lui-même se présentaient dans une scène rectangulaire. Les choses qu’il voyait trop longtemps se figuraient d’elles-mêmes en état de portrait. Il se trouvait confronté tous les jours à la même question : comment une simple potiche posée sur une table ou un buffet pouvait-elle être prise pour un portrait ? Il n’avait jamais été tenté de personnifier les objets, et curieusement, ceux-ci redevenaient anonymes.

Il aurait pu croire qu’il était atteint d’un trouble de la perception, mais il savait qu’aucun instrument optique ne lui aurait permis d’anéantir sa vision rectangulaire. Peut-être, s’est-il dit en riant, suis-je victime du syndrome de la carte postale.

Il avait remarqué qu’au cours des rêves, quand il tentait d’en reconstituer un, le même phénomène d’encadrement se produisait : les images du rêve, aussi fantasques pouvaient-elles paraître, finissaient par se plier à la discipline rectangulaire du tableau. Comme dans un film.

Chaque fois qu’il se plaçait face à un paysage, celui-ci se présentait telle une nature morte en instance de s’animer. Les arbres, la végétation, le ciel, les nuages, l’eau de la rivière d’abord figés dans leur allure se mettaient lentement en mouvement, et ses yeux, se disait-il, n’avait qu’un seul désir : se tromper, toujours se tromper jusqu’à découvrir la vérité de ce qu’il croyait voir.

Il était là, près du petit pont qu’il avait vu depuis son enfance, le paysage était en train de se métamorphoser en tableau à tel point que même des morts apparaissaient telles les ombres portées des portraits qui étaient en train de prendre forme devant lui. Il fermait alors les paupières pour faire le vide en les ouvrant à nouveau. Il utilisait le mouvement même de ses paupières comme celui d’une balayette qui fait du vide.

C’est l’apparition du vide, puis son évanescence, qui provoquait le flou. Mais le flou en devenait fou d’être dans un cadre, le flou bouillonnait dans sa clôture. Et le tableau volait en morceaux…

Quand la nature décidait de tenir tête dans le champ de vision où elle se rendait définitivement morte comme dans un tableau, elle épousait l’immuabilité d’une vanité.

« Je vous le dis, Monsieur le garde-champêtre, on l’a trouvé là, ce matin, il ne respirait plus, j’ai observé ses yeux grands ouverts, et j’ai vu mon portrait figé dans son regard. Je vous l’avoue, c’est le portrait tout craché de son meurtrier. C’est moi ».

&nbsp

Chronique philosophique des chaussures vides | HPJ

 

Depuis que ses chaussures de marche étaient restées au pied de la dernière fenêtre de son bureau, il ressentait, dès qu’il s’installait pour écrire, le désir irrésistible de construire une nouvelle sur la posture de son corps. Il savait, pour l’avoir entendue en faire le récit, que sa sœur, plus âgée qu’elle de quelques années, était née avec une déformation de son pied gauche et, par conséquent, avec un déséquilibre qui devait être tenu pour naturel parce qu’il était à l’origine de la vie. Et elle, dont le prénom signifiait « claudiquer » s’était appropriée une telle malformation comme un signe fondateur de l’existence. Elle s’était pour ainsi dire identifiée à sa sœur en lui prenant sa place et en adoptant sa posture bancale.

Mais les chaussures qu’il voyait si régulièrement avant que les mots ne viennent s’écrire sur la page, n’avaient rien de particulier, elles ressemblaient à n’importe quelles autres. Et elle, elle ne claudiquait pas, elle marchait comme tout le monde en mettant un pied devant l’autre, c’était dans sa tête que les pensées claudiquaient en épousant toujours des modes de contradiction qui s’attiraient les unes les autres pour faire naître l’adoption d’une posture. Sa sœur, lui avait-elle raconté, avait eu deux chaussures fixées sur un bout de bois pour lui apprendre à se tenir en équilibre : l’une avait la forme d’un pied bot, l’autre était normale. Elle, elle ne jouait pas à claudiquer pour imiter sa sœur, elle regardait cet instrument en le prenant dans ses mains comme si elle tenait là un jouet curieux, peut-être même un fétiche.

Les chaussures de marche, devenues si normales, avaient effacé toute histoire. Elles étaient là, elles avaient l’air d’être oubliées, personne ne les enlevait, elles faisaient partie des meubles ou des bibelots. Il fallait retrouver un bout de récit pour leur donner le sens de leur présence. N’importe quel bout pouvait faire l’affaire ! Il se souvenait bien qu’elle avait remonté la rivière durant plusieurs jours et qu’elle les avait utilisées, il se souvenait qu’elle avait eu des cors au pied, qu’elle avait souffert, qu’elle l’avait attendu, qu’il lui avait apporté à manger, qu’elle avait écrit des poèmes, qu’elle avait joué à claudiquer dans l’eau froide…

Le récit ne se traçait pas de lui-même, les temps de l’histoire se dérobaient sous ses pieds comme la terre se retire au rythme de multiples excavations. Parce qu’elles étaient vides, les chaussures appelaient bien la silhouette de son corps, et lui, il attendait en vain que la posture naissante se fasse portrait. Il avait beau retrouver des impressions qu’un amour laisse dans un paysage de la vie, il se heurtait à l’impossibilité d’inscrire les mots qui les auraient trahies. Le sentiment d’être là, à l’apparition de l’autre, mais à son insu, l’emportait au point de l’enfermer dans l’aveuglement d’un silence que seuls les soubresauts de l’amour pouvaient encore perturber comme les coups de tonnerre d’un orage qui jamais n’éclaterait.

C’était la mise à mort de la nostalgie. Le grand sacrifice de l’amour sur l’autel de sa propre réminiscence. Il n’avait plus qu’à partir sans écrire un mot. Le récit n’aurait pas lieu. C’est la banalité même des chaussures vides qui triomphait pour toujours en lieu commun de toutes les mémoires.

 

Le pli halluciné | HPJ

 

Étendu sur son lit, dès qu’il ouvrait œil, il voyait un visage dans les plis de la couette, puis un autre sur le rideau brodé qui couvrait la fenêtre. Il savait que ces têtes n’existaient pas bien qu’il croyait entendre une faible respiration, il passait sa main pour les écraser, pour les faire disparaître, il apercevait alors des fesses et des jambes, qu’il chassait à leur tour en frottant la couette. Quand un oreiller se penchait sur lui, il prenait peur des yeux vitreux qu’il apercevait au cœur de la taie. Plus il détruisait les chimères des corps plus leurs images se reformaient à son insu, il lui fallait sans cesse aplatir le moindre relief que formait toute la literie.

La mémoire des corps les métamorphosent-elles toute seule ? Éveillé, il constate qu’il ne reconnaît aucun visage, qu’il ne peut leur donner des prénoms ou des noms, chacun se présente comme un inconnu dont l’apparence est plutôt inquiétante. Et cette jolie cuisse que dévoilent les plis de la housse de couette, à quelle femme pourrait-elle bien appartenir ? Elle est là, avec la couleur ambrée d’une peau qui doit sentir bon, et dès qu’il appuie sur elle au lieu de l’effleurer, elle s’évanouit comme si elle n’avait jamais existé. Ce monde de morceaux de corps qui l’entoure, qui l’encercle même, est en mesure de disparaître chaque fois qu’il écrase les plis et les replis de la literie.

Il se demandait pourquoi il consentait à l’hallucination. Après tout n’était-il pas capable de créer ses propres images ? Et surtout, de belles images qui rassurent par la douceur de leur présentation, par l’ordre bienséant de leur naissance. Il lui suffisait de nier en l’effaçant même avec les doigts toute image qui était source d’angoisse. Ou bien, il hésitait à liquider les hasards scopiques, ceux-là mêmes qui caractérisent une vision impromptue.

Après plusieurs nuits, il avait fini par s’habituer à cette mise en scène des morceaux de corps qui ne l’inquiétait presque plus, mais il la supportait comme le poids d’une certaine morbidité qu’il n’aimait pas. Il se mit en quête d’une issue. Il s’inventa un théâtre érotique de marionnettes.

Au lieu d’aplatir une jolie cuisse sous sa main pour lui retirer toute existence, il mit ses doigts au bout des plis et l’orienta autrement de manière à ce qu’elle vienne toucher son ventre. Ainsi pût il croire qu’il la faisait bouger. La jolie cuisse s’adressait à lui. Mais un geste en provoque un autre. Une tête venait de se dresser devant lui, elle ressemblait à celle d’un gnome avec une bouche légèrement tordue, un chapeau pointu, rouge, elle s’agitait, il entendait même d’étranges ricanements. Constatant qu’il ne gouvernait rien, il quitta son lit pour y retourner quelques instants plus tard. Tout était sans dessus dessous, il s’allongea lentement comme s’il s’appliquait à adopter une posture, il déploya la couette et celle-ci prit elle-même une position qui fit naître encore des visages, certains ayant des barbes très carrées. Il n’avait guère de prise sur ce petit monde qui se construisait devant ses yeux et pourtant il réussissait encore à le modifier en appuyant avec ses doigts sur les plis de la couette.

Épuisé, il se mit sur le dos, s’immobilisa, se raidit comme un gisant, ferma les yeux, il vit le corps de la femme rêvée sortir de sa tombe et venir à sa rencontre sans jamais réussir à le rejoindre.

&nbsp

Le chat qui miaule la nuit | HPJ

 

Toute la nuit, je l’aurais entendu comme un gémissement qui jamais ne cessera. Je ne le connais pas, je l’ai sans doute déjà rencontré dans le jardin, je ne le reconnaîtrai pas, je crois avoir bien du mal à distinguer un chat d’un autre chat. Et cette nuit, même la chouette s’est tue. J’ai attendu un moment de silence, j’ai dû m’endormir. J’ai rêvé, et j’ai revu une scène que ma mémoire a conservé comme une carte postale qu’on pose sur le chambranle d’une cheminée en souvenir d’un voyage. C’était dans le bûcher, j’allais chercher du bois pour mettre dans le feu, sur le tas de bûches, au moment où j’allais en prendre une, j’ai vu le corps raide d’un chat terrorisé, ses poils étaient dressés tels des épis plantés dans sa chair morte, ses pattes tendues, sa queue rigide. Je n’ai pas bougé, je suis resté là, immobile comme lui, paralysé par la seule image de la terreur avant la mort brutale.

Quand j’ai ouvert les yeux, le chat miaulait encore dans la nuit. Sa musique qui, au commencement me déchirait, me berçait maintenant sur un rythme presque languissant, comme celle d’un tango argentin. Ton corps m’est apparu et surtout ton visage sédaté, les paupières écartées, figées dans leur absence d’animation, ta parole suspendue entre tes lèvres écartées, ton visage de morte atterrée. Je me suis mis à danser avec toi, je t’ai même invitée à te relever, aucun mouvement n’est venu ni de la vie, ni de la mort.

Le chat est devenu un orchestre. Son miaulement de violon et de violoncelle semblait bien avoir retenu la nuit pour toujours.

Tu n’as plus jamais bougé autrement qu’en image.