Archives de catégorie : Disque sur disque

597. Randy Newman, Sail Away, 1972

 




 

Sujet délicat, client difficile. Il y a quelque chose de Paolo Conte chez Randy Newman… et c’est probablement leur point commun : cette ironie, qui dénote une certaine supériorité, n’est jamais chienne (sinon cabotine). (Ni d’ailleurs dépressive comme deux autres têtes dures, Dylan et Cohen).

Comme Conte, mais las des comparaisons ! cette vision permet à Newman de jouer son numéro de pianiste de saloon dans un groupe pop, avec la même étrangeté que si Elton John intégrait Nine Inch Nails, ou Roger Waters les Bee Gees.

Mais le gars a du talent (en moins de son esprit je veux dire), et dans les mains, et dans la voix et dans les paroles (mais n’est-ce pas tout la même chose) et avec des morceaux tour à tour puissants ou sombres (merci Ry Cooder), une gamme qui va de You Can Leave Your Hat On à Old Man ou God’s Song (That’s Why I Love Mankind), franchement inspirées, il fait bien de se saisir de cette conscience.

N’oublions pas que nombre de ses chansons ont été interprétées par d’autres (Cocker pour Hat…, ici, mais aussi Simon Smith and the Amazing Dancing Bear par Alan Price puis Harry Nilsson) ou reprises par exemple dans des films (He Gives Us All His Love dans Cold Turkey, Burn On dans Major League).

Il y a quelque chose du monument ici, ou plutôt de son revers, comme une larme finale versée dans le verre d’un toast à l’Amérique de l’entretiennement.

 

 

115. Fela Kuti, Open and close, 1971 | BV

 




 

Je jure que c’est le hasard qui nous amène ici, à nouveau (comme la semaine dernière) chez le Fela Kuti. Bon comme on sait, on l’a dit la semaine dernière, il y a beaucoup de très bon Fela dans la Souche. Peut-être trop, oui, mais contrairement à d’autres grands éjaculateurs comme Prince ou Zappa, Fela a trouvé une astuce : ses disques contiennent deux, trois morceaux.

Eh bien pas grand chose à rajouter ici : ce disque avait disparu des radars, il nous est revenu, et grâce lui soit rendue. Ce sont encore de longues jams hargneuses aux paroles acérées, et portées ici par la rutilante formation Africa 70, dont on ne parle pas assez. Je gage qu’un prochain tirage au sort me permettra d’y voir plus clair, n’est-ce pas Tony Allen ?

Pour l’instant, j’ai piste.

 

 

218. Fela Kuti, No agrement, 1977 | BV

 




 
Je ne connaissais pas ce disque, je l’avoue, pendant des années. Puis je l’ai connu. Un peu en-deçà des autres chroniqués ici (mais celui-ci est le premier !), Gentleman, Expensive Shit ou Zombie, il n’en reste pas moins tout à fait valide.

Fela produit beaucoup, et pendant un temps assez long, sans fausse-note. Ce disque (parfois associé à Shuffering and Shmiling dans des versions ultérieures) est une longue jam, dans la lignée de Gentleman donc ; Fela, moins bavard, et plus percutant. Basse et guitare s’enchevêtrent parfaitement, laissant place à des soli inspirés — dont, et ce n’est pas rien, rien moins que la trompette de Lester Bowie.

La nuit est jeune.

 

 

9. David Bowie, Low, 1979 | BV ⚫

 




 

On ne va pas directement, dans la grande maison Bowie, où presque rien n’est a jeter, soit dit en passant, vers Low, bien qu’on dise souvent que ce chef d’œuvre est son chef d’œuvre.

Eh bien, c’est un chef d’œuvre. Il est 9e, ce qui ne veut pas dire grand-chose, car les 16 premiers disques de mon fichier source, la Souche, ont tous une note de 5 sur 5 (ou 10 sur 10, ou 20 sur 20, ou Pi sur Pi, ou A, ou AAA, ou ce que vous voulez). Comme pour Monk, évoqué il y a quelques semaines, ce disque est l’un des seize meilleurs disques de musique populaire moderne de tous les temps. Voilà, ça c’est dit, on peut passer à autre chose.

Alors, sinon, on peut s’attarder sur plein de trucs, Berlin, Iggy Pop, ou la lecture poétique que j’ai faite de cet album dans un autre temps. Il n’en reste pas moins que : 1. ce n’est pas un disque fort dansant ; 2. on a pas mal d’électronique, qui repoussent largement les champs entraperçus depuis une décennie environ ; 3. il y a du Eno là-dedans.

Et que ça reste un chef d’œuvre à tous points de vue : les idées, les interprétations, les arrangements, le son, les musiciens ; le disque est d’une palpable cohérence. Plus âpre que Station to station, mais plus inspiré que Heroes, il mêle à la fois des morceaux plutôt rock (sans être pop ou destinés à la radio), plutôt face A, avec des mélodies ou des riffs plutôt classiques, avec les guitares et le piano et tout (bien qu’en quelque sorte tordus par les arrangements), et des pièces expérimentales, plutôt face B, souvent instrumentales aussi gothiques que profondes et intemporelles (ces trois adjectifs ne collent pas), comme Art Decade qui ressemble à un générique d’une émission datée, genre Il était une fois la vie ou l’homme dans une version cyberpunk, Il était une fois l’intérieur de David Lynch… On reste confondu par le hanté Warszawa ou l’étrange et lancinant Subterraneans, avec de belles notes de saxophone dudit.

Il n’y a qu’une chose à faire, de toute urgence : l’écouter, et le réécouter.

 

 

220. Gavin Bryars, The Sinking of the Titanic, 1995 | BV

 


 
Je ne sais plus comment j’ai découvert ce disque (et ce gars), sûrement à travers des explorations post-Eno, mais le détour valait la peine. On pourra gloser longtemps sur l’avant-garde, le minimalisme, et tout le toutim, la musique prend toujours le dessus. On rappellera volontiers que les deux pièces de l’album, The Sinking of the Titanic et Jesus’ Blood Never Failed Me Yet sont les premières signées du label d’Eno, Obscure. Obscures, si on veut les approcher de biais, d’un point de vue esthétique (musique expérimentale, musique cérébrale) mais éclatantes de beauté et touchantes, alors l’obscurité des thèmes n’entrave en rien leur expression et leur développement.

Dans la première, ce sont les musiciens du Titanic qui jouent pendant que le navire coule, jusque sous l’eau. La deuxième prend le prétexte d’un chant très humble d’un clochard, répété à l’envi, celle-ci devenant même obsessionnelle à l’auditeur (et on favorise cette version plutôt qu’une ultérieure avec Tom Waits).

Le tout avec humilité et simplicité, une clef d’entrée dans cette œuvre riche et moderne, d’un des compositeurs les plus inspirés de la fin du siècle, et qui devrait être plus connue qu’elle ne l’était au soussigné.

 

 

3. Thelonious Monk, Brilliant Corners, 1957 | BV

 




 

Petite précision ici : les numéros renvoient à la liste de la Souche (mon fichier source) (il faudra bien que lui trouve un nom, genre Yoda ou Matrix ou quoi), en fonction des notes des albums ; or parfois, les albums ont la même note, et sont donc, ensuite, rangé par ordre alphabétique du titre. Et les 16 premiers disques de la la liste ont une note maximale de 5 sur 5. De fait, ce disque (avec ses quinze petits amis) est 1er exæquo, et est donc l’un des meilleurs de la musique populaire — en toute objectivité.

Avec une équipe absolument incroyable (qu’on en juge : Max Roach aux percussions, Sonny Rollins au saxophone ténor, Oscar Pettiford à la contrebasse et Ernie Henry au saxophone alto ; Paul Chambers à la basse et Clark Terry à trompette sur Bemsha Swing, excusez du peu). Monk livre ici une poignée d’inédits de toute beauté. Cette équipe saisit rapidement l’opportunité de jongler avec les plages acrobatiques du maître, alors même que celui-ci parvient sans effort à paraître ni cérébral ni surfait : il y a une fraîcheur ici, une naïveté (malgré les talents des différents impétrants) qui n’est au service que de la musique, pleine de dimensions (pensons aux timbales de Roach). Et la dimension Monkienne, subjuguée dans le soliste I surrender, Dear, démontrant la passion chaude de l’artiste, égrainée par les doigts.

 

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173. Dire Straits, Dire Straits, 1978 | BV

 




 

Sans le carrousel de mes dés, je n’aurais pas songé à traiter ce disque aussi vite. D’ailleurs sans l’entêtement de ma Souche (c’est donc le nom du fichier source qui regroupe tous ces disques en un seul aleph), je n’aurais peut-être même pas pensé à traiter DS du tout.

Disons-le d’emblée et tout net : c’est leur meilleur album, et de loin pour tous les autres sauf peut-être Making Movies.

C’est l’album de l’exorde, et c’est donc la première chose qui frappe : un son très travaillé en total décalage avec l’époque. Du moins pour un premier disque, parce qu’on a l’impression ici d’un style vaguement suranné ou rural qui s’approche plus de JJ Cale, maintes fois évoqué pour parler du groupe, voire de Tom Petty ou Fleetwood Mac — sans oublier Dylan pour la voix.

C’est tout le coup de génie de cet album : sonner décalé dans un monde où le décalage est de mise (où règne le punk, qui balaie toute musique populaire sur son passage), avec pour risque assez évident de retomber assez vite sinon dans la tradition du moins dans la routine (et c’est bizarre de passer à côté de Police pour courir après Clapton ou donc Dylan). Ou pire, l’ennui. Pour y remédier, Mark Knopfler se croira assez jeune et large d’épaule pour donner une envergure progressive à sa musique. Et paradoxalement, il y perdra des plumes (l’envergure a ce défaut que le soleil brûle). Mais c’est une autre histoire.

Pour l’instant le groupe, hyper cohérent (une rythmique impeccable de Pick Withers dont le départ signe pour moi la fin des bonnes idées — et pour cause, c’était une mauvaise idée), dynamique, bien produit (là encore Knopfler voudra gérer en direct), tricote à toute allure ce rock-steady acéré, effilé, classieux, parfois même brillant, tout adonné à la guitare, encore insatiable, dudit. Je n’en dirai guère plus, j’ai écrit un livre sur cette période où tout est possible, et tout va se fracasser la gueule sur des soupes de théâtre de comédie, de plages de synthétiseurs et de star-guitar-hero-system. Mais tout est là, y compris le dobro (succédané de National Steel Guitar pas dégueu), le jeu, la voix, les paroles même. On retient : Down the waterline, meilleur intro de disque depuis longtemps (quinze jours au moins), Six blade knife tout en retenue, et puis une autre, au choix.

 

 

41. Parliament, Mothership Connections, 1975 | BV

 




 

Le hasard, toujours, mon dé à mille faces, nous porte cette semaine vers cette nouvelle perle de funk.

Probablement l’un des meilleurs disques du genre, pas seulement parce qu’ils pose des bases qui seront ensuite largement celles d’une multitude de suiveurs… et qui dégaine pas moins de trois parmi les meilleurs morceaux, Give Up the Funk, P-Funk et le morceau phare Mothership Connection.

Les cuivres, et notamment les petites lichées qui parsèment et soulignent les couplets, notamment dans ce dernier morceau, ou encore les cœurs chuintants, et enfin les usages bizarres et innovants des synthétiseurs, qui anesthésient définitivement les plumitifs successeurs et auront eu raison d’eux dès avant leur naissance… sans parler du rythme lui-même, guitare et section rythmique, dignement héritée de James Brown… tout ceci, en bref = une incroyable claque qui va jusqu’à offusquer le disco puis le rap durablement (n’est-ce pas Dre ?) jusqu’à souffler dans les bronches de la pop la plus perverse (Stevie ? Stevie ?).

George Clinton est une espèce de génie, et ses deux groupes Parliament et Funkadelic, deux des avatars de sa folie.

Cette formule-ci compte, outre Gary Shider, Michael Hampton, Glen Goins aux guitares et Michael et Randy Brecker aux cuivres, le magicien Bernie Worrell aux claviers, l’inénarrable Bootsy Collins à la basse, et, oui, vous lisez bien, Fred Wesley et Maceo Parker aux cuivres.

C’est un disque incontournable.

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107. Graham Central Station, Ain’t no doubt ’bout it!, 1975 | BV

 


 

Un album passablement négligé, que j’ai pourtant toujours considéré comme un pilier du funk. Beaucoup de choses à dire ici.

J’ai découvert Larry Graham (comme beaucoup j’en suis sûr) par The Jam, et surtout par la version qu’en a proposé Prince, et qui est hal lu ci nan te.

Je ne savais pas encore (c’était une émission/concert étrange sur Canal, vers 1994, avec également des morceaux aussi forts que Papa, Loose, Interactive ou Days of Wild) que les deux étaient à ce point liés, et qu’ils joueraient encore longtemps ensemble — accessoirement que c’est en partie à cause des témoins de Jéhovah que Graham a introduits à Prince que ce dernier refusera l’opération de la hanche qui le conduira à l’overdose d’anti-douleurs, mais passons — ce n’est pas une chronique sur Prince, un jour cette chronique viendra.

Bref, cet album est soi-disant inférieur aux autres (ceux du Central Station, je ne connais pas trop les albums solos de Graham, n’étant pas trop balades souls), mais il regorge de pépites funk, tels que l’évoquée Jam donc (qui n’est rien d’autre qu’une jam, donc une confiture de talents), qui certes n’éblouit pas par son intelligence, tout comme la blague privée Warner Bros. Party, même si elles déchirent par leur groove, et je passe sur donc ces balades, qui sont ici au nombre de trois, mais on trouve également, et c’est jouissif, Water, Easy Rider et surtout It’s Alright.

Mais le don du ciel, c’est véritablement la pluie de la reprise exceptionnelle (déjà pratiquement parfaite à l’origine) d’Ann Peebles, admirablement chantée et bridgée par cette basse endiablée du maître. Un excellent album, donc, pour se réchauffer les cuisses et le cœur.

 

 

244. Albert Ayler, Love cry, 1968 | BV

 


 

Des disques d’Albert Ayler, souvent sans compromis, jaillit un flot de sons aussi violents que beaux, qui nous laissent sans voix à notre tour. Cet album est probablement moins impitoyable et, à l’image de la police du titre sur la pochette, nous emmène volontiers vers des paysages plus amènes, même si bordés de gouffres acides.

Et en effet, les morceaux enchainés ici exposent improvisations et musiques entraînantes, au pied de la fanfare en marche. On conçoit l’effort, pour Impulse!, de vouloir polir un Ayler par ailleurs notable de libertisme (Spiritual unity), et le fait qu’il reprenne ici des morceaux par ailleurs bien connus (quoi qu’ailleurs plus exigeants encore, Ghosts, Bells) le démontre.

On rejoint parfois Coltrane ou Shepp dans les sphères cuivrées du jazz acide.

Néanmoins Ayler reste maître de son jeu, le groupe (avec son frère Donald, dont c’est le dernier enregistrement avec lui, Carl Cobbs, inégal, section rythmique, Alan Silva-Milford Graves au top) suit, et chacun maintient la tension free jusqu’au bout des ongles, et des mesures parfois hardies… tout en laissant, étonnement, un goût mélodique entêtant, même une fois l’album terminé.