LIVRE I
J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs
Faust. Goethe
Ils essayèrent de chanter, mais il ne connaissaient pas les mêmes chansons et l’idée de chanter à tour de rôle ne leur vint pas. Ils fredonnèrent un morceau de cantique et leur tentative tourna court.
Un peu plus tard Rogojine dit que c’était mieux comme ça, sa mère aurait pu les entendre.
Elle, qui était sourde, était pourtant capable d’entendre qu’on chantait à l’autre bout de la maison.
Capable aussi de venir, s’il s’ agissait d’une chanson qu’elle ne connaissait pas encore.
Rogojine lui demanda s’il avait une fois au moins fait l’amour avec une femme. Il répondit non. Rogojine se mit à rire et ne pouvant plus s’arrêter étouffa ses hoquets ridicules dans un coussin pendant un long moment. Le Prince le regardait en pensant qu’on ne perd rien à ne pas faire une chose dont on n’a pas la moindre idée.
Quelques fois il aurait aimé dormir avec une femme ; il en avait un souvenir lointain, et parce qu’il savait que c’était agréable il pouvait en avoir envie. Mais le reste lui était aussi étranger que la Chine, où sans doute il n’irait jamais.
Il pensait que la différence essentielle entre un homme et une femme est la douceur de la peau, parce qu’il n’avait jamais touché des hommes et des femmes que le visage et les mains. S’il avait eu des corps une expérience un tout petit peu moins parcimonieuse, même cette différence n’en eût plus été une.
Je t’emmènerai au bordel disait Rogojine entre deux rires
Et le Prince tremblait
La vierge de l’icône ressemblait à la morte. Ils prièrent un moment à genoux devant elle. Ils avaient posé dans l’angle du mur un bouquet blanc. On ne savait pas à qui s’adressaient leurs prières : à la Vierge pour son pardon, à la morte pour qu’elle les maudisse.
Rogojine avait très faim. Il trouva une pomme dans la poche de son manteau et alla s’asseoir loin du Prince, près d’une fenêtre. Il mangeait sa pomme comme un chien ronge un os, très vite et avec méfiance.
Alors le Prince dit qu’il n’ avait pas faim, qu’il ne lui prendrait pas sa pomme. Rogojine la jeta par la fenêtre et ils l’entendirent éclater sur le pavé de la cour.
Rogojine aimait l’argent, comme il aimait les femmes, avec dégoût et avidité.
Le Prince ne savait rien de l’argent. Il s’en servait comme on se sert d’une fourchette quand on a toujours mangé avec les doigts.
Le temps ne passait pas très vite.
Ils ne se parlaient pas beaucoup.
D’autres en des circonstances semblables se seraient raconté leur vie, se seraient fait part de leurs opinions politiques, religieuses et philosophiques.
Eux se taisaient la plupart du temps.
Ce qu’ils disaient en paraissait d’autant plus absurde, indiscret et même parfois ridicule.