Archives de catégorie : Genre

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-11)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Les autres femmes se partageaient en deux catégories : celles dont elle disait « la petite » et celles dont elle disait « la vieille ».

Elle ne les aimait ni les unes ni les autres : les « petites » étaient de son milieu, les « vieilles » étaient nobles ou riches.


*


Ceux qui viendront les chercher entreront avec un mouchoir sur le nez. Ils ouvriront les fenêtres et ils l’emporteront si vite qu’on aura à peine le temps de voir glisser son jupon sur le parquet et sa main recroquevillée et froide. Une bague glisse et tombe.


*


Sa mère dira je le savais je l’avais dit mais dans le fond elle pense déjà à la chanson qu’ils en feront un peu plus tard après avoir pleuré, dans la cuisine.


*


Il a peut-être acheté le couteau à Raskolnikof, le type qui tient le bistrot deux rues plus loin, ou à Karamazof celui qui vend des bibles de contrebande. Ou il l’a pris à la cuisine quand ils avaient le dos tourné.

Le genre opinel à virole qui vous taille les doigts quand on épluche les pommes de terre.


*


Elle s’était nourrie du désir des hommes sans même s’apercevoir de l’amour qu’il y avait dans leur manière de le manifester.

Le Prince qui ne la désirait pas lui restait donc étranger car ce qu’elle éveillait en lui n’éveillait rien en elle.


*


Elle faisait pour avoir un collier des choses qu’elle aurait été incapable de faire pour rien ou pour le plaisir.


*


C’est en eux que c’est l’hiver, qu’il fait froid et qu’il neige des ombres.
Dehors c’est la canicule et dedans l’odeur est de plus en plus forte.
Sans le savoir ils en sont ivres.


*


Il n’est pas ce qu’il possède.

Si on le prend pour ce qu’il a, il préfère le donner, et trouve ainsi le moyen de se garder sans se prêter au jeu des quémandeurs.


*


Seul le temps qu’elle passait devant son miroir à se poser en face de son image des questions métaphysiques sur son teint, ce temps seul lui laissait quelques fois l’âme très légèrement courbatue.


*


Après, si on lui laissai le temps de devenir vieux, il écrirait des poèmes simples et il écrirait aussi à sa mère, qui n’existe pas.


*


Quand Rogojine sortira de prison, il épousera une jeune fille bourgeoise et riche amoureuse de son scandale et il la haïra toute sa vie.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-10)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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S’il avait su toutes les choses qu’elle ne lui disait pas, il aurait su toutes les choses qu’il n’aurait pas dû lui dire.


*


Le Prince avait vécu longtemps loin de son pays, mais il ne lui serait pas venu à l’esprit de dire qu’il avait beaucoup voyagé. C’est une des raisons pour lesquelles on disait de lui dans les salons : le Prince n’a aucune conversation.

Rogojine avait voyagé en Europe pour ses affaires, on lui prêtait de ce fait une culture qu’il n’avait pas du tout. Il n’avait, en Europe, fréquenté que les casinos et les lieux de beuverie chers aux gens de son espèce.


*


Elle avait si peur de vieillir qu’il n’y avait jamais dans sa conversation de référence au temps, aux saisons ou à l’histoire.

D’ailleurs elle ne demandait jamais l’heure.


*


Il l’emmenait dans des auberges pleines de violons et d’alcool. Ensuite, il la couvrait de fourrures et ils partaient au galop pour de longues promenades qu’elle faisait, dans l’air froid et le mouvement des chevaux, soule, endormie contre lui et ronflant un peu.


*


Ils restèrent près d’elle jusqu’à ce que ça ne serve plus à rien, en ne sachant pas à quoi ça avait servi.


*


Ne me regardez pas vous allez vous salir les yeux
Ne la regardez pas vous allez vous salir l’âme

Ils restaient les yeux baissés tandis que le jour lentement salissait de gris les fenêtres


*


Laissez- moi seule
Disait-elle aux militaires qui se pavanaient depuis des heures dans son salon
Et dès qu’ils étaient partis, elle en faisait venir d’autres avec lesquels elle riait des premiers.

Et le soir en tressant ses cheveux elle se disait
Mon dieu mon dieu comme je m’ennuie


*


A gauche quand on entre dans la chambre de Rogojine il pourrait y avoir des graffitis sur le mur mais il n’y a rien, sinon les rideaux qui battent des ailes quand la fenêtre est ouverte, ou l’un ou l’autre des deux hommes appuyé contre le mur comme dans une salle d’attente quand il n’y a plus de place pour s’asseoir.


*


Une chanson aigre-douce monte de la cuisine
D’énervement Rogojine frappe sur les meubles
Le Prince, lui, n’a rien entendu
La chanson continue, aigrelette

Où vas-tu Parfione
Je vais à Milan
Que fais-tu Parfione
Pense à ta maman


*


La musique s’éloigne, leur poitrine se déchire. On pourrait voir battre leur cœur, se soulever la masse des poumons. Ils ferment les yeux pour ne pas voir le sang qui tache leur chemise, ils tombent l’un à côté de l’autre, avec eux leur cœur.

Quand ils rouvrent leurs yeux ils voient leur chemise restée blanche et sur la peau jaune de la morte la mouche qui a changé de place.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-09)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Le Prince repartait de chez elle un peu triste parce qu’elle ne se montrait jamais attentive à sa présence

C’est pour la même raison que Rogojine repartait fasciné.


*


Quand il rentrait tard il les entendait chanter à l’office. Il enlevait ses chaussures pour ne pas faire de bruit et restait quelque temps derrière la porte pour les écouter. Quand il partait, c’était par peur qu’ils ne l’entendent rire.


*


Il avait pensé qu’une vie plus calme aurait fait du bien à ses nerfs malades. Elle se serait apaisée peu à peu grâce à leurs promenades et à leurs lectures, à l’abri des regards et des modes de la ville.
Ecoutant cela Rogojine avait dit qu’elle serait partie avec un garde-chasse ou un moujik sale et beau, et, bien sûr, Rogojine avait raison.


*


Rogojine sait que les entrailles des femmes sont pleines de merveilles, de mystères et de maléfices.
Le Prince ne sait pas que les femmes ont des entrailles.


*


J’en ai marre
De toujours vous voir
Et de ne jamais
Vous avoir



Chantait le cuisinier entre ses dents



Et la bonne allemande le menton dans les mains le regardait en disant :
Ich werde schialen if vous continuez comme ça.


*


Elle était très forte au jeu de Leningrad.

C’est un jeu qui se joue avec un nombre pair de cigarettes, contrairement au jeu de Stalingrad qui se joue avec un nombre pair ou impair de n’importe quoi. Dans le style moscovite, on joue avec des capsules de bouteilles d’eau minérale française et c’est aux dés qu’on décide du nombre.

Les règles de ce jeu sont très variables


*


Papa vas-y mets le feu qu’elle disait la gosse alors il adit bon d’accord et il a dit à son aide de camp de dire aux autres qu’ils mettent le feu et ce mec il l’a dit aux autres et finalement il y en a un qui n’a rien dit et qui l’a fait et la gamine, elle sautait partout et il disait le feu il faut mettre le feu sa robe était déchirée elle était décoiffée toute pâle de plaisir disait le cuisinier à la mère de Rogojine et maintenant elle écrit des livres pour enfants, la petite Rostopchine.


*


Il restait assis près d’elle, écoutait le bruit de sa robe, le craquement de ses escarpins de soie. Elle le laissait faire et ne disait rien, mais la lumière de son regard était si innocente qu’elle finissait par se sentir mal à l’aise. Elle lui disait alors de s’ en aller parce qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière allait venir.


*


Ils ne parlaient ensemble que pour dire du mal des gens et plus ils étaient méchants et plus ils riaient. Mais son regard se faisait insistant et tout en l’observant dans une glace elle laissait glisser un peu son châle sur ses épaules et quand enfin il tendait la main vers elle, elle lui disait qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière n’allait pas tarder à venir.


*


Elle n’aimait pas du tout les fleurs, mais elle aimait le sens de ces bouquets riches et glacés qu’elle laissait mourir sans eau dans des vases, trophées sous la poussière.

Les cartes qui accompagnaient les bouquets, elle les rangeait avec soin dans un coffret doré très brillant et très laid.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-08)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Ils essayèrent de chanter, mais il ne connaissaient pas les mêmes chansons et l’idée de chanter à tour de rôle ne leur vint pas. Ils fredonnèrent un morceau de cantique et leur tentative tourna court.

Un peu plus tard Rogojine dit que c’était mieux comme ça, sa mère aurait pu les entendre.
Elle, qui était sourde, était pourtant capable d’entendre qu’on chantait à l’autre bout de la maison.
Capable aussi de venir, s’il s’ agissait d’une chanson qu’elle ne connaissait pas encore.


*


Rogojine lui demanda s’il avait une fois au moins fait l’amour avec une femme. Il répondit non. Rogojine se mit à rire et ne pouvant plus s’arrêter étouffa ses hoquets ridicules dans un coussin pendant un long moment. Le Prince le regardait en pensant qu’on ne perd rien à ne pas faire une chose dont on n’a pas la moindre idée.
Quelques fois il aurait aimé dormir avec une femme ; il en avait un souvenir lointain, et parce qu’il savait que c’était agréable il pouvait en avoir envie. Mais le reste lui était aussi étranger que la Chine, où sans doute il n’irait jamais.


*


Il pensait que la différence essentielle entre un homme et une femme est la douceur de la peau, parce qu’il n’avait jamais touché des hommes et des femmes que le visage et les mains. S’il avait eu des corps une expérience un tout petit peu moins parcimonieuse, même cette différence n’en eût plus été une.


*


Je t’emmènerai au bordel disait Rogojine entre deux rires

Et le Prince tremblait


*


La vierge de l’icône ressemblait à la morte. Ils prièrent un moment à genoux devant elle. Ils avaient posé dans l’angle du mur un bouquet blanc. On ne savait pas à qui s’adressaient leurs prières : à la Vierge pour son pardon, à la morte pour qu’elle les maudisse.


*


Rogojine avait très faim. Il trouva une pomme dans la poche de son manteau et alla s’asseoir loin du Prince, près d’une fenêtre. Il mangeait sa pomme comme un chien ronge un os, très vite et avec méfiance.
Alors le Prince dit qu’il n’ avait pas faim, qu’il ne lui prendrait pas sa pomme. Rogojine la jeta par la fenêtre et ils l’entendirent éclater sur le pavé de la cour.


*


Rogojine aimait l’argent, comme il aimait les femmes, avec dégoût et avidité.
Le Prince ne savait rien de l’argent. Il s’en servait comme on se sert d’une fourchette quand on a toujours mangé avec les doigts.


*


Le temps ne passait pas très vite.

Ils ne se parlaient pas beaucoup.

D’autres en des circonstances semblables se seraient raconté leur vie, se seraient fait part de leurs opinions politiques, religieuses et philosophiques.

Eux se taisaient la plupart du temps.

Ce qu’ils disaient en paraissait d’autant plus absurde, indiscret et même parfois ridicule.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-07)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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C’est l’histoire véridique
Parfaitement anachronique
D’une dame de haut rang
Qui perdit toutes ses dents
Celle en fer celle en plastique
Celle en or celle en argent


*


Rogojine se lave rarement mais toujours en grande cérémonie et avec tant de vigueur qu’il peut certes s’imaginer qu’il restera propre plusieurs semaines sans même changer de linge.


*


Le Prince porte un long cache poussière de couleur indécise et sombre qui lui fait quand il marche contre le vent de grandes ailes maladroites.


*


Elle dit que c’est sa mère mais ce n’est qu’une servante

Elle dit que c’est une servante mais c ‘est sa mère

Elle les a interchangées parce que chacune avait le physique de l’emploi de l’autre


*


Et même si elle voulait leur demander pardon leur expliquer les monstres qui grouillent au fond d’elle et mangent son cœur à elle

Elle ne le pourrait plus
Presque pourrie et complètement morte


*


La veste noire de l’ouvrier et la chemise damassée du manouche

La redingote du seigneur et la blouse du moujik

Des mains sales et des bagues brillantes

Rogojine est un compromis


*


S’il croyait aux rêves, il fermerait les yeux et la verrait revivre : se lever, mettre un chapeau, traverser la rue, sourire, enlever un gant, compter de l’argent et le jeter dans un tiroir.


*


Elle ne disait rien pendant des heures puis elle le chassait d’un geste de la main avec un sourire méchant et des yeux durs et il s’en allait blanc de rage et de tristesse. Arrivé dans la rue il l’entendait rire et le rire le poursuivait comme un grelot attaché à son dos


*


La forme de ses ongles était ronde mais elle les taillait en pointes aigues, ainsi sa main telle la patte du chat était à la fois douce et dangereusement armée.

Elle l’avait griffé au visage et il avait montré dans les salons et les tripots ces rayures rouges à sa joue comme on montre la morsure d’un animal sauvage et cher, sans pudeur et même avec ostentation.


*


Le plus clair de son temps, c’est à dire le plus lumineux, il le passait dans les jardins à regarder les jeunes filles,à écouter leurs rires et le bruit de leurs jeux. Il lui semblait être au printemps, là-bas d’où il venait, quand il mangeait des cerises avec Marie et qu’elle riait parce qu’ils avaient la bouche rouge


*


L’un d’eux avait ouvert la fenêtre et l’air, un court moment, était devenu respirable.
Mystérieusement il faisait à la fois très lourd et très froid.
L’autre l’avait refermée et peu à peu l’odeur avait repris sa place un peu plus épaisse un peu plus douceâtre.
Lentement, sans bien s’en rendre compte, ils allaient mourir dedans.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-06)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Ils n’allaient jamais vers la porte et jamais ne la regardaient.

Mais parfois, ils tournaient les yeux vers la fenêtre, et ils écoutaient les bruits de la rue, tapis dans leur silence et leur obscurité.


*


Rogojine lui a dit : ne tremble pas comme ça, fais attention.

Le Prince lui a répondu : pardon mon ami, je ne le fais pas exprès.

Et il a pris ses genoux dans ses mains et les a serrés très fort, mais son corps tremblait tout de même tout entier.

Rogojine a haussé les épaules et le Prince a baissé les yeux.


*


Il y a peut-être des orangers à Yalta, des palmiers et une longue promenade au bord de l’eau avec des chaises tournées vers l’horizon et une chaisière pour payer avant de s’asseoir.
On l’appelle la promenade des russes et les soirs d’été dans les kiosques on joue des valses pour des vielles femmes enfouies dans des écharpes de laine, pour des amoureux enfouis dans leurs regards.


*


Ils y seraient allés en voyage de noces. Tout était convenu. Ils en avaient parlé, et de la lune et du rideau de mousseline que le vent gonflerait et il la porterait sur le lit blanc et elle tendrait ses bras vers lui, son collier de perles aurait glissé dans son dos et elle l’aurait mordu à l’épaule comme font les chevaux.

L’autre écoutait, silencieux. Il y a peut-être des palmiers à Yalta et on peut parler sur les terrasses avec les jeunes filles qui sont venues avec leurs mères. Elles disent des impertinences avec un regard fuyant, mais leurs mains tremblent et leur cœur est bon.


*


Alors qu’il parlait la terre trembla légèrement. La mouche quitta la joue pour la main, la jambe droite s’écarta un peu de la jambe gauche. Elle eût l’air d’être passée d’un sommeil à un autre plus profond, plus définitif, où même un rêve n’aurait pas place, que même un cri n’ébranlerait pas.

Ils étaient au pied du lit, se tenant par la taille, plus pour ne pas tomber que par affection.

Un peu de lumière sur son visage, comme du fard sur une mauvaise mine.


*


Emue, la Générale à l’œil coulant comme d’autres le nez en hiver.


*

Dis- le à son regard
Et dis- le à sa bouche
Si le soleil les touche
Ce n’est pas par hasard

Dis- le à ses cheveux
Et dis- le à ses yeux
Si la lune les caresse
Ce n’est pas par faiblesse

Dis- le à son image
Et dis- le à ses mains
Si je ne viens pas demain
C’est qu’il y a un orage


*


Il y avait dans ses affaires un carnet noir où elle recopiait les chansons à la mode et des maximes épaisses pour lui servir de morale momentanée.


*


9ème page du carnet

La terre est ronde pour tout le monde.

Mardi matin : orchidée, velours frappé bleu sombre

Embrassez -moi je vous prie
Avant que la nuit soit tombée
Dites moi que je suis jolie
Avant que mes joues soient fanées

Trois rangs. Pas moins.


*


Elle entrait dans la colère comme on entre dans un bain très chaud, avec lenteur mais profondément. Elle y restait longtemps et n’en sortait que lorsque comme l’eau la colère était devenue froide, les joues très rouges et le souffle un peu court, mais lavée en quelque sorte.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-05)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Elle doit être très fatiguée pour rester aussi immobile


*


Avec son valet
La Générale Epantchine tchine
A fait un voyage en Chine chine
A dos de mulet

Avec son mari
La Générale Epantchine tchine
Fait de la pêche sous-marine
Aux îles Canaries

Avec son amant
La Générale Epantchine tchine
Fait des plaisanteries fines fines
Pour passer le temps


*


Ils fument de gros cigares dans l’ombre
La lueur rouge révèle les masses de leurs visages
Plus loin , on s’attend à voir le ciel net et froid
De l’hiver


*


LETTRE DE MAX JACOB A UN AUTRE JEUNE POETE

Mon ami,

J’ai eu une lettre d’un russe qui s’appelle Rogojine. Il voulait une aquarelle, il la destinait à une femme. C’était une question de vie ou de mort. J’ai refusé.
Ceci n’a rien à voir avec la poésie. Cela a à voir avec moi.
Trop de Ah ! pas assez de Oh !

La lettre est inachevée, l’auteur l’ayant trouvée stupide. D’ailleurs elle est déchirée, même pas signée et son authenticité est très improbable.


*


Il lui disait : donnez-moi la main, seulement la main pendant quelques instants.
Elle acceptait quelques fois.
Ils ne disaient rien.
Elle s’ennuyait, et lui il était tellement heureux.


*


Pour les sortir de la chambre on a dû les porter. Ils ne savaient plus marcher. Ils étaient maigres et sales. Ils pleuraient sans s’arrêter. En sortant, quelqu’un renversa la colonne de marbre et les autres, en passant, écrasèrent le réséda et mirent de la terre sur tous les tapis, la robe de la morte en balaya un peu.

Les domestiques mirent huit jours à nettoyer la chambre. La mère de Rogojine proposa à une sienne cousine, pauvre et pleureuse, de venir y habiter. On y fit dire des prières pour en chasser les esprits mauvais.
Une odeur douce flottait encore. Aux heures chaudes de l’après midi, pendant la sieste, les deux femmes mettaient sous leur nez des sachets d’herbes parfumées et rêvaient en soupirant.


*


LETTRE DE ROGOJINE AU CUISINIER DE SA MERE

Monsieur,

Pour ce qui est des petites chansons, je suis au courant. Et si vous vous imaginez qu’elles ne dépassent pas le cadre de l’office ou du salon de ma mère, vous vous trompez.
Je vous soupçonne de n’imaginer rien de tel et de presque mourir de rire à l’idée de la Générale Epantchine cloîtrée chez elle à cause de certain refrain qui court les rues. Je ne le tolèrerai plus.
Quant à ma mère, je veillerai mieux désormais sur son esprit fragile.

Faites très attention : je connais un cuisinier français qui vous remplacerait avantageusement.


*


LETTRE DU CUISINIER A ROGOJINE

Monsieur

Ces chansons, vous les chantez vous -même, je vous ai entendu. Mais nous veillerons désormais à en faire d’innocentes.

Le bruit m’est parvenu que la Générale fait semblant d’être fâchée, et que dans le fond elle est bien contente. Ceci ne vous étonnera pas.

Vous savez l’affection profonde et le respect que j’ai pour votre mère, je continuerai donc à veiller sur elle pour vous.


*


LETTRE DE LA MERE DE ROGOJINE AU CUISINIER

Qu’est-ce qu’il voulait ?


*


Une mouche bleue bourdonne sur un coin de dentelle tout près de sa main.
Il lui a enlevé ses bagues et les a posées sur la table de nuit . Mais il lui a laissé son collier. Les perles ont glissé le long de son cou, elles ont pris l’éclat bleu de sa peau. Plusieurs fois il les a arrangées sur sa poitrine, mais elles retombent à chaque fois. Pourtant, elle ne bouge pas.

Elle était comme un vent froid et après l’avoir vue on avait mal à la tête.


*


Il voudrait être une mouche pour se poser sur elle, les mouches n’ont pas de nez.


*


Général Instin • La Prise de la Belleville

22 bis rue Dénoyez, Paris XX, métro Belleville
du mardi 16 au dimanche 21 juillet 2013
performances chaque soir à 20 heures (sauf dimanche)
« vernissage » du mur vendredi 19 juillet à 19 heures 30

Chaque jour à partir de lundi 15, le programme précis du lendemain sera annoncé sur cette page, ainsi que sur les comptes GI Twitter et Facebook
Actions déjà prévues :

mardi 16 : Anne Kawala, Marc Perrin, Pierre Antoine Villemaine, Philippe Régnier (vidéos)
mercredi 17 : Benoît Vincent, Patrick Chatelier
jeudi 18 : Tamara Schmidt, Philippe Régnier (vidéos), Dominique Dussidour
vendredi 19 : Christophe Caillé avec Alice Letumier, Anaïs Nina Debaisieux, Marielle Lemarchand, Séverine Batier, Sylvain Granon
samedi 20 : Christophe Caillé avec Alice Letumier, Anaïs Nina Debaisieux, Marielle Lemarchand, Séverine Batier, Sylvain Granon

Avec (entre autres) les écrivains, plasticiens, street-artistes, comédiens, musiciens, vidéastes… Séverine Batier, Estelle Beauvais, Sereine Berlottier, Mathieu Brosseau, Christophe Caillé, Éric Caligaris, Nicole Caligaris, Patrick Chatelier, Eli Commins, Anaïs Nina Debaisieux, Dominique Dussidour, Gilles Duval, Alexis Forestier, Sylvain Granon, Fred Griot, Maja Jantar, Anne Kawala, Marielle Lemarchand, Alice Letumier, Pedrô, Marc Perrin, William Radet, Philippe Rahmy, Philippe Régnier, Anne Savelli, Tamara Schmidt, Joachim Séné, SP 38, Sunny Jim, Lucie Taïeb, Vincent Tholomé, Pierre-Antoine Villemaine, Benoît Vincent, Guillaume Vissac, Laurence Werner David…

En collaboration avec Frichez-nous la Paix, association, rue Dénoyez, Paris
et La Panacée, centre de culture contemporaine, Montpellier.


Général Instin ou GI, projet artistique collectif et interdisciplinaire, fantôme de soldat qui s’est mis en tête de conquérir le monde, prend d’assaut la rue Dénoyez à Paris Belleville et son mur dévolu au street-art avec un affichage monumental et des performances.

Investir un mur dans la rue, avec un affichage composé principalement de mots, est une façon de désenclaver la littérature, de la remettre au cœur de la ville et des enjeux contemporains.



Transposition des « Transmissions » du Textopoly,
centre de ressources de La Panacée, Montpellier, juin 2013


L’affichage du Textopoly

La Panacée est un centre de culture contemporaine de la Ville de Montpellier inauguré le 22 juin 2013. Général Instin y était en résidence de décembre 2012 à juin 2013 avec quatre artistes : Eric Caligaris (plasticien et musicien), Patrick Chatelier (écrivain), SP 38 (street-artiste), Benoît Vincent (écrivain et botaniste), qui ont particulièrement travaillé sur le Textopoly, site cartographique créé par La Panacée et dédié aux nouvelles écritures, composé aussi d’images et de sons.
Pour sa première exposition intitulée “Conversations électriques”, La Panacée a transposé sur le mur de son centre de ressources l’un des “monuments” GI du Textopoly : les Transmissions.

C’est cet affichage qui sera reproduit sur le mur de la rue Dénoyez à Paris, Belleville.

Les autres affiches seront des créations originales d’écrivains et plasticiens.

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-04)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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On voit une dent, sa bouche est un peu entrouverte.
Sa bouche est bleue et elle est toute blanche contre
Le rideau rouge.

C’est très beau
Ça sent très mauvais

Ça va durer encore quelques heures


*


Un peu plus loin, la vieille a inventé une autre chanson.
Elle ne la chante pas encore parce qu’il n’y a pas de
refrain et que le cuisinier n’a pas fait la musique.
Personne n’est au courant.

Le dimanche aux premières heures du jour, autour
du samovar ils se font un récital dans l’office et
leurs yeux brillent.

Ce sont de très belles chansons, dans toutes les
langues, un peu tristes et oubliées déjà.


*


Elle savait siffler comme un homme

Ils ont parlé de son sourire et de sa voix
et ils ont failli pleurer

Elle dansait si bien.

Ils ont parlé de sa taille et d’un mouvement qu’elle faisait
pour parler à quelqu’un qui était un peu derrière elle.
Très vif, très souple, très médité, et dont ils ne se lassaient pas.

Elle ne bouge vraiment pas du tout.


*


Un peu plus tard il se dira
que c’était une garce et qu’il
a bien fait de la tuer.

Les justes sont là pour écraser la vermine
et ne pas être écrasés.

Lui, il est là par hasard et
le hasard l’écrase.


*


Quand ils parlent d’elle on voit
battre une veine au bas de leur cou

Quand ils parleront d’elle, toujours
il en sera ainsi

Même quand ils y penseront
sans en parler
Même s’ils oublient son nom
Même quand ils seront vieux
Même s’ils deviennent fous


*


LETTRE DE ROGOJINE A MAX JACOB

Monsieur,

Si je vous écris de si loin, c’est parce que j’aime une femme étrange. Elle a été amoureuse autrefois d’un jeune homme qui s’appelait MaxoOu Jacob ou les deux, mais qui n’était pas vous.
Elle l’avait rencontré au bord de la mer. Je voudrais lui offrir un paysage de mer, tels que vous les faites ; leur renommée en effet est parvenue jusqu’à nous. Mon prix bien entendu sera le vôtre.

Veuillez, etc.


*


Rogojine aurait fait n’importe quoi, dit l’institutrice, pour cette créature.


*


LETTRE DE ROGOJINE A MAX JACOB
Ecrite peu de temps après la précédente

Cher Monsieur,

Je vous en prie, prenez ma demande très au sérieux.
Je ne suis pas fou et même si elle n’est que capricieuse, je vous assure que vous serez payé.
Elle aime les couleurs vives, les soleils expressifs, faites du mieux que vous pourrez , mais faites vite.
Les choses sont étranges, on ne sait jamais comment elles finissent.

Je vous prie de….


*


Son frère est bien plus sérieux répondait la bibliothécaire. Mais il est bien moins beau.Pensaient l’institutrice et la bibliothécaire sans se le dire.


*


LETTRE DE MAX JACOB A ROGOJINE

Monsieur,

La dépression des Açores qui devrait peu à peu gagner le nord perd peu à peu du terrain vers l’ouest. Le soleil est voilé donc le ciel est bistre et la mer grise. Je ne peux, momentanément je le souhaite, donner suite à vos deux lettres qui, j’omettais de le dire, me sont bien arrivées, la deuxième cependant avant la première.

Je me permettrai de vous donner le conseil suivant, que seul m’inspire votre désarroi : aimez cette femme un peu plus haut que son regard.

Je n’ai jamais été maître-nageur.

Croyez bien…


*


Il a écrit en Russie dit la postière à la buraliste.

Sur une longue table un silex que le hasard a taillé en forme de cœur sert de presse-papier.
Posé sur une feuille où on peut lire écrit à l’encre violette

Tard samedi
n’ai pas fini
crois pas
irons à la mer
dirai au Général
allons allons tu sais

novna

Le reste des mots est mangé par la pierre. C’est une grande écriture serrée, très lisible, très fausse, très inventée.

Pas de date.

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-03)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Tout doucement je frappe et je dis ouvre-moi

Ouvrez-moi

Je m’adresse à l’un ou à l’autre. Quelques fois ils se taisent ensemble. Quelques fois il y en a un qui ne dit rien, simplement, et l’autre est seul à se taire.

S’ils sont deux à ne rien dire c’est qu’il ne m’ont pas entendue.
Parce que se taire et ne rien dire sont deux choses différentes.

Je leur apporte des fleurs ou une chanson que j’aime, mais je vaux pas une morte ou une disparue. Et les jours ou je ne viens pas je me dis que peut-être ce jour là ils m’auraient écoutée, entendue, ouvert.

Mais encore et encore, tout doucement, je frappe. De l’autre côté de la porte j’entends marcher, j’entends les bruits étouffés de leur conversation.


*


A droite, quand il est entré dans la chambre de Rogojine, il a vu une colonne de marbre, et dessus un pot de fleurs, du réséda peut-être, malgré la saison déjà froide. Il a failli les renverser. Peu de temps avant, il avait déjà cassé un vase précieux. Pourtant on lui avait demandé de faire attention. Il a eu si peur que ses jambes se sont mises à trembler.

Il a été obligé de s’asseoir.

Sur son visage tout blanc la transpiration trace des rivières brillantes. On dirait qu’il meurt quand il ferme les yeux tant il est pâle.


*


C’était un vendredi matin.
Les mouches volaient heureuses
Dans l’air odorant et froid
Sur la neige bleuie de sa joue
La lumière dessine de jeunes arbres
Elle est lisse comme la pierre
Ils posent leurs mains sur son pied
Qui dépasse en bas de sa robe

Il dit j’aimais ses pieds. Ses pieds étaient gentils, pas comme elle.
Je pouvais parler avec ses pieds, ils ne mordaient pas.

Les ongles aussi deviennent bleus.


*


Ils chantent un cantique
Ils inventent un office des morts

Alleluja

Un vent léger bouge les rideaux

Alleluja

Ils n’ont pas encore pleuré
Ils ont posé une icône au pied du lit


*


Elle avait enlevé ses chaussures dans les escaliers et elle tenait sa robe à deux mains. Pour ne pas faire de bruit.

Le froissement de ses jupes éclate dans leur mémoire en fanfare orgueilleuse.

La fanfare triste des mouches cogne aux fenêtres fermées.


*


Ils ont froid. Ils ont mis des couvertures sur leurs épaules.
Leurs cheveux sont comme l’herbe fanée et leur barbe
a poussé pendant la nuit

Mais il sont beaux comme des enfants
appuyés l’un contre l’autre
attendant


*


Rogojine c’est aussi le grand Zampano

Parfione Zampano Rogojine

Quel cirque.

Le cœur athlétique sait prendre les coups.

Rogo, l’athlète, il s’en remet.

D’ailleurs c’était plutôt le ventre.


*


Le dernier livre qu’elle a lu, c’est Madame Bovary.
Et ce n’est pas une blague.

Le livre doit être dans la poche du Prince, puisqu’il l’a emporté. Ou il l’a posé sur un guéridon pour être à l’aise, pour pouvoir mettre ses mains dans ses poches.

Leur conversation est comme un chemin de pluie, boueux, pénible à la marche.

Ils se distribuent des médailles d’endurance.


*


On ne peut pas vivre plus fort.

La gloire d’être fou appartient au plus tendre.
Un certain docteur Schneider, ou une doctoresse du même nom (prononcez schnèdre) a essayé de le soigner

Mais on ne guérit pas de vivre si absolument


*


Ils pensent qu’elle était belle
et que c’est un bienfait et un crime

Ils pensent qu’ils l’ont aimée
et que c’était une joie et une douleur

Ils pensent qu’elle est morte
que c’est bien et que c’est dommage aussi


*


Ils font comme s’ils n’y pensaient plus
ou comme s’ils ne pensaient qu’à ça


*