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Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (1, première partie)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

 

Avant-propos

Ce texte a été écrit d’octobre 1997 à mars 1998 à Mulhouse (Haut-Rhin). L’écriture a été générée par trois sources obligatoires et concomitantes :
— une muse inspiratrice (ici Lucile) ;
— un mot-clé choisi intuitivement, et son étymologie (étudiée avec l’aide du
Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey) ;
— et une musique vécue (et non simplement écoutée), ressentie comme propice. Tout démarre du mot qui vibre par la muse et sur la musique. Seuls les deux textes initial et final ont pu s’affranchir de la musique.

Place aux mots qui animent et dominent le scribe.

 

1. Don bleu

Passionné des teintes, des couleurs, notamment naturelles, mais aussi de celles crées par l’homme sur le fil du temps, il avait un jour passé sa main dans les cheveux de Lucile, presque sans le vouloir, comme un peu absent, en photographe qu’il était, car ce blond et ce paille dans cette lumière incidente venue de l’arrière, par la main qui atténuait l’épaisseur de la chevelure, la présentait en mèches fines dans le soleil, se muaient en mille teintes voisines, des miels, odorants échos des forêts sombres ou reflets tilleul de fragiles parchemins, des bruyère et terre, fils, veines de merisier, traits de bruns, éclats de Sienne, et rideaux de fibres fines dont le lent glissement animé par sa main devant l’or de l’arkhe-machine solaire avait fait scintiller dans l’œil véronèse de Fordern des lumières profondes.

La main avait gagné l’épaule, puis ils s’étaient serrés l’un contre l’autre.

Vous m’intéressez vous !

Cette réaction à la fois volontaire et spontanée – le verbe, l’action bien enchâssée, bien corsetée entre deux incisifs “vous” — avait surpris Fordern.

Lucile était venue le voir dans le cadre de sa thèse. Elle recherchait des sources botaniques anciennes, liées à l’histoire de Mulhouse. Le sujet qui lui avait été confié conjointement par l’Université et l’École de Chimie de Mulhouse — la très ancienne école fondée en 1822 — s’attachait (s’attaquait) à l’histoire des colorants. C’était à Mulhouse que l’industrie des colorants artificiels était née, rupture avec un long passé d’utilisation des plantes, et aussi des terres (ocres et autres). Alizarine, garance, fuchsine, Mer Rouge… une ribambelle de mots colorés avaient depuis quelques mois investi le vocabulaire de Lucile, prolongeant et démultipliant sa passion naturelle pour les bleus sombres – nuit – Prusse – bleu-noir et autres pastels.

Fordern – on connaissait sa vieille passion pour la Botanique — était ravi, comme tout naturaliste, historien ou collectionneur,… d’exposer son savoir , même s’il demeurait conscient de ce fait et détestait l’érudition pour l’érudition , mais tentait toujours par volonté de pratiquer la connaissance dans l’optique d’un projet précis et construit.

Fordern avait donc indiqué à Lucile, aussitôt, sans se référer à des ouvrages, directement, du tac-au-tac, l’ensemble des sources qui lui seraient nécessaires.

Impressionnée par le discours de Fordern, son érudition accessible et ses incidentes prospectives ou anecdotiques, épiçant son verbe, Lucile l’avait recruté !

« Vous m’intéressez vous ! » Quelle formule ! La jeune femme n’avait pas froid aux yeux, pensa-t-il ; il ne put esquiver un sourire, signe qu’il avait aussi été séduit et amusé par cette mi-remarque, mi-proposition, mi-injonction de type jeune dirigeant, et surtout par l’attitude de Lucile lors de son intervention : la tête légèrement baissée en avant, les mèches miel et paille de sa chevelure mi-longue couvrant en entier son œil droit, et son œil gauche dégagé et jade pointé, fixé sur Fordern.

 

Ils s’étaient revus et la confiance les avait gagnés.

Ils se revoyaient souvent, en général pour une promenade dans la nature. Cela les sortait de la vie urbaine et ils aimaient bien. Beaucoup de promenades courtes car Lucile vivait une fin d’études très prenante et ne pouvait se libérer qu’entre midi et deux. Destinations : environs proches de Mulhouse, les premières ondulations du Sundgau, le vignoble sur Thann ou Guebwiller, plus simplement la Hardt, voire les bords du Rhin.

Ils observaient les couleurs, les formes, les paysages, les petites plantes comme les troncs imposants des plus vieux arbres. Souvent, soudain, ils interrompaient leur marche pour, se sentant seuls en contact avec la nature, s’embrasser longuement, fougueusement ou tendrement, recherchant une vibration commune.

Pour leur première nuit, ils choisirent Montbéliard.

Outre les enfilades industrielles, y domine encore le château, comme dressé par orgueil au milieu de l’urbanisation. Mais la région proche était très belle, rythmée par les falaises claires et les lourds manteaux forestiers, allongés en ourlets sur les corniches et frangeant les vallées dont la fraîcheur vivace ourdissaient chez le visiteur quelque inquiétude : trop tranquille cette nature à l’unisson, trop calme pour ne pas être aussi magique ou maléfique.

Ils avaient recherché une chambre d’hôte blottie dans une petite vallée affluente, irriguée par des routes bien étroites mais plutôt accueillantes. Pendant le trajet, dans la voiture (une ancienne Volvo des années 60, caprice de Fordern qui aimait ce modèle), il avait entrepris d’expliquer, de déplier, en choisissant chaque mot, et avec toute la lenteur désirée, quel était, quel serait son attente sensuelle. Il ne souhaitait que s’occuper d’elle, refusant son propre plaisir pour cette fois, s’excluant plus ou moins de la relation pour exacerber son plaisir à elle, le rechercher dans toute sa complexité et sa différence.

Décomposer ce plaisir, enchaîner les sensations, les localiser, les exprimer, les faire ressentir dans leur propre originalité, les extraire et modeler leurs limites…

Lucile avait été quelque peu surprise, mais désormais habituée aux frasques littéraires et autres originalités comportementales de son compagnon, elle n’était en fait qu’à moitié étonnée.

La chambre était meublée d’un beau mobilier simple, rustique et solide en fil de chêne sombre, infiniment jurassien. Le lit était épais, lourd et rassurant.

Fordern commença par caresser les cheveux de Lucile, retrouvant ainsi ses premières sensations, s’y ré-abreuvant, y puisant toute la ténuité qu’il sentait nécessaire. Puis, écartant le bouton nacré du chemisier bleu sombre, il effleura de ses doigts le relief claviculaire, en en suivant sa ligne horizontale, le touchant à peine, et même par moment simulant le contact, le simple déplacement d’air exerçant la sensation. De l’autre main, il soulignait l’aréole du sein gauche qui transparaissait à la surface tissu bleu du bustier. Il tenait à ces attouchements contrastés et délocalisés, car la distance et la différence ainsi créées (entre la clavicule évoquant plutôt force et charpente et le sein…) attisaient une tension sensuelle qui, outre les liaisons corporelles qu’elle suscitait, procurait aussi la surprise, possible révélatrice de sensations inattendues.

Lucile n’était pas au bout de ses surprises. Il l’embrassa promptement sur les lèvres, là encore dans un contact léger, un peu fugace, accompagnant ce geste d’une étreinte douce, sans brusquerie aucune, sans masculinité déplacée, et il écourta le contact de leurs langues, refusant la fougue qu’il avait senti se déclencher en elle.

Il avait aussi ce faisant peu à peu découvert le buste, dégageant d’abord les épaules qu’il orientait dans la lumière de la lampe de chevet (pied de bois sombre surmonté d’un abat-jour écru, grossièrement cousu à la main, et délivrant des lueurs feuille morte). Avec toute la lenteur voulue, il dévoila les seins aux mamelons prune, les enveloppa de son œil de photographe, puis repris ses caresses infinitésimales et distancées. Nouvel effleurement de l’aréole avec un contact direct du bout des doigts, de façon circulaire, répétitive et tout en tendresse, et, caresse délicate de l’oreille opposée, pour éveiller le frêle duvet qui l’auréolait.


à suivre


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Francesco Pittau • Dormir

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Simon pénétra franchement dans la pièce surchauffée, malgré le vertige qui le submergeait par vagues. Il accomplit un pas puis, hop ! il appuya sa main droite sur le coin arrondi du buffet ; un meuble sombre, long comme une péniche, avec ses hublots, ses glaces, ses poignées en laiton et son ancienne odeur de cire et de peinture.

« Merde ! faut pas que j’me pète la gueule… sinon, elle va m’casser les couilles pendant trois jours… » Il avala une profonde goulée d’air et réussit à mener deux foulées, juste assez pour atteindre la table nue sur laquelle une assiette contenant une côte de porc et du chou blanc était posée. La côte de porc ressemblait à un gros morceau de carton.

Simon tira la chaise vers lui et tomba dessus, en sac de viande.

Maman le suivait comme une cible de son regard bleu fondu. Un regard qu’il n’avait jamais pu croiser sans frémir. Maman était assise près du vieux poêle à charbon qui fumait, les bras mi-tendus devant elle, les mains nouées autour du pommeau en cuivre de sa canne. Elle ne disait rien, assise de toute sa largeur sur la petite chaise à fond de paille qu’elle occupait dès le matin, et jusqu’à ce qu’elle cède au sommeil, tard dans la nuit. Elle dormait très peu.
Il n’avait pas faim, seulement envie de se taire et de laisser sa nuque s’incliner vers l’arrière, et ses yeux fixer l’ampoule éblouissante jusqu’à ce qu’il oublie. Mais la voix de Maman l’arracha d’un coup à son début d’engourdissement : « Maintenant, qu’tu rentres, saligaud ? On s’demandait… et tu r’viens, plein comme une bourrique… »

Simon se redressa sur sa chaise. « Droit, bordel, j’ dois rester droit. » Il y parvenait mal. « Qu’elle crève ! » se dit-il fugitivement, en évitant le regard de Maman.

« Alors, t’as fait c’ que tu devais faire ? Tout fait ?… »

Il hocha la tête à plusieurs reprises pour dire “oui”, et il sentit ses yeux basculer vers l’intérieur à chaque mouvement. Il allait vomir. Une bouchée acide remonta dans sa gorge. Il déglutit. « Rien montrer, bon sang, rien montrer ! » Il leva le bras gauche d’une façon incertaine, comme s’il brandissait un poids énorme, mais le bras retomba aussitôt. La main claqua sur la table. 

Maman ne tressauta même pas.

Oui, il avait fait tout ce qu’il devait faire. Il avait encore dans les narines l’odeur sombre de l’eau du canal ; il sentait encore sur son visage les fines éclaboussures qui avaient monté jusqu’à lui ; il humait encore la brise humide qui avait passé sur ses cheveux…

« Tu veux pas manger ? »

Il voulait s’effondrer et mourir de sommeil. Rien de plus. S’enrouler sur lui-même et dans la tiédeur de ses vêtements, puis s’enfoncer. S’enfoncer sans penser à rien.

« Si t’as pas faim, mets l’assiette dans l’frigo. Pour demain. Et puis, on va dormir… »

Simon fermait les yeux quand un grand bruit le fit remonter brutalement à la surface. Maman venait de frapper la table avec sa canne, sans quitter sa chaise, sans même s’être penchée.

« L’assiette dans l’ frigo ! T’as entendu ? »

Il se leva, saisit l’assiette et, d’une allure ondoyante, il fit ce que Maman lui avait demandé.

Dans le frigo, ça puait le légume gâté et le lait tourné. Un jus marron stagnait dans un bol aux flancs décorés de fleurs bleues. Simon plaça l’assiette sur le bol, ailleurs c’était impossible tant il y avait de pots et de paquets, de sachets de nourriture et de matières informes.

En se levant de sa chaise, les bras appuyés sur la canne, Maman grogna : « Allez, au lit, salopard d’ivrogne ! Tu mérites que j’te casse ma canne sur les reins ! T’es juste bon à bouffer, chier, boire et m’faire ronger les sangs. La ferme s’rait une ruine, si j’étais pas là ! Passe devant… Et réveille pas ta sœur… »

Le grand lit aux draps dévastés, occupait presque toute la surface de la chambre, laissant à peine une galerie étroite de chaque côté. Simon s’en approcha doucement et, après avoir ôté sa veste et ses chaussures, il se jeta dessus, côté droit, tandis que sa soeur, encore vêtue de sa jupe et sa blouse rouge, était allongée à gauche, recroquevillée. Simon souffla et ferma les paupières sans même prendre le temps de fixer le plafond réticulé, comme il le faisait habituellement avant de s’endormir.

Peu après, il sentit le matelas ployer sous le poids de Maman qui venait se coucher entre lui et sa sœur.

Plus tard, il émergea du sommeil durant quelques secondes massacrées, et il perçut confusément les sanglots de sa sœur.


Francesco Pittau • Fin de journée

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Elle avait renversé le verre du plat de la main, puis regardé le lait se répandre sur la toile cirée et dessiner ainsi le fantôme d’une pieuvre. Le lait avait goutté sur le carrelage avec un bruit d’aiguilles. Ensuite elle s’était levée, laissant son père, stupéfait, écouter le cliquetis du lait. En passant dans le hall d’entrée, hop ! elle avait croché son vieil anorak d’un balancement du bras, l’avait enfilé d’un seul mouvement et bondi sur le trottoir recouvert d’une mince couche de neige gelée et patinée par les piétinements de la journée.  Une seconde durant, elle hésita, se retourna vers la maison. La porte restée ouverte montrait le corridor pénombreux, les escaliers étroits à droite et, tout au fond, le rectangle cassé de la porte de la cuisine.

« Y va s’ réveiller et s’ foutre à mes trousses ! » Elle démarra aussitôt d’une foulée qui tremblait. « Ja-mais-ja-mais-ja-mais… » Des larmes lui montèrent dans la gorge depuis le ventre. Il lui sembla entendre qu’il l’appelait mais ce devait être une illusion. Un chien lui mordait les reins.

L’heure du repas et le froid et la nuit approchante avaient chassé toute agitation des rues malingres. Quelques fenêtres commençaient à s’éclairer.

Elle n’osait plus se retourner.

Réunissant d’une main les pans de son anorak, elle courut encore dix minutes, peut-être plus, peut-être moins, jusqu’à ce que ses jambes soient engourdies. Une sorte de rage lui serrait la nuque. Elle avait frappé chaque pas de sa course, et une douleur confuse faisait à présent trémuler ses mollets et ses cuisses.

Elle renifla. Ça coulait chaud d’une narine. A cause de l’air glacé, une veinule avait dû péter. Du dos de la main gauche elle essuya le gros du sang puis elle tamponna le reste à l’aide d’un mouchoir rose qui sentait encore la lessive.

La tête renversée vers le ciel blanc sale, elle attendit que cesse le saignement. Puis elle repartit d’un pas traînard. Le froid l’étreignait de partout. Des voitures passèrent au ralenti entre les congères souillées, et elle allongeait sa foulée quand elle voyait les bagnoles faire mine de s’amarrer au trottoir.

« Salaud ! » grognait-elle à voix basse comme pour dissuader toute approche. On ne devait pas l’entendre mais aucune voiture ne s’arrêta à sa hauteur.

Elle avait un peu d’argent dans la poche de son anorak, de la mitraille, mais suffisamment pour se payer un sandwich jambon/beurre qu’elle mangea à petites dents, contre une porte grêlée par la neige.

« Y doit me chercher dans tous les coins. Cette fois, y m’ retrouv’ra pas. Y m’ retrouv’ra pas. Plutôt crever ! »

Elle se voyait, gisant dans une ruelle encombrée de cartons effondrés, de bouteilles brisées, le visage marqué au bleu, le corps labouré par les coups, et lentement recouverte par une neige plus légère que le souffle d’un oiseau.

« Plutôt crever ! » se dit-elle avant d’éclater d’un petit rire qui lui donna envie d’uriner. Elle dégota un coin sombre dans la cour intérieure d’un immeuble, près du local aux poubelles, elle baissa son pantalon et s’accroupit. Et alors qu’elle lâchait la première goutte, elle s’aperçut que la neige recommençait à tomber.


Francesco Pittau • Les fourmis

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Arthur avait d’abord agité les jambes pour se distraire.

Ensuite, il avait regardé ses jambes s’agiter. Et il avait fini par s’ennuyer. Alors, il s’était mis à examiner le décor autour de lui. La véranda dans laquelle il se trouvait : le plafond traversé par de longues fissures, le lampadaire couturé de chiures de mouches, les murs crème, les vasques de plantes affalées le long du mur ; puis ses yeux avaient balayé la cour aux grands carreaux rouges, la porte de la remise aux vitres fendues, le tas de bois pour l’hiver, la porte du garage désormais vide, le grillage de l’entrée, la poignée d’arbres fruitiers dans leur carré de terre, le mur mitoyen qui soutenait deux orangers… Et entre les orangers, il avait aperçu une sorte de trait vague et sinueux grouiller sur la blancheur éblouissante du lait de chaux.

D’un petit coup de reins, il avait quitté le siège en plastique vert sur lequel on lui avait demandé d’attendre.

« Reste assis là, on a des discussions de grands. Sois sage. Tu as soif ? » avait dit sa mère en lui apportant un verre de limonade. Il n’aimait pas la limonade. David aimait la limonade. Il en raffolait mais, lui, Arthur, il ne l’avait jamais aimée. Il secoua la tête pour dire qu’il n’en voulait pas. Qu’il n’en boirait jamais.

Sa gorge était sèche mais il ne boirait pas une goutte de limonade. D’ailleurs, il ne voulait plus boire. Il s’arrêterait de boire jusqu’à la fin du monde. Même pour atténuer la force de la poigne en fer qui lui écrasait l’œsophage.

« Tu es sûr que tu n’as pas soif ? Sûr et certain ? Il a fait chaud à mourir aujourd’hui… »
Arthur leva les yeux sur sa mère puis il marmonna que, non, il n’avait pas soif.

Elle l’avait fixé de ses yeux rougis, esquissé un geste pour lui toucher la joue mais elle s’était figée à mi-chemin avant de se redresser et de rentrer dans la maison en disant que s’il changeait d’avis, il n’avait qu’à demander.

Mais il n’avait rien demandé.

             
Maintenant, il faisait un pas timoré vers la cour, l’oreille aux aguets. A l’intérieur, ça continuait de bavarder. Un murmure franchissait à peine le rideau de perles sombres.
Il quitta l’ombre de la véranda.

D’un seul coup de langue, le soleil enveloppa son visage. Son costume lui parut soudain cousu sur sa peau. Il eut une grande inspiration. Une chaleur fade emplit ses poumons. Il essaya de respirer doucement pour avaler le moins possible de cet air sec comme un morceau de laine brute.
Il s’approcha du mur, suivant des yeux le trait qui grouillait de plus en plus nettement. Il savait ce que c’

« Des fourmis… » pensa-t-il. Et aussitôt, il les détesta.

Il s’en approcha encore, l’estomac noué. Pourtant, il ne craignait pas les fourmis. Ou, du moins, il ne les craignait plus. David lui avait appris à surmonter sa peur.

Il avait presque le nez sur le mur. Les fourmis menaient leur va-et-vient de brins et de graines, comme s’il n’était pas là. Durant quelques instants il les examina sans bouger. 
Il souffla doucement sur les fourmis. Certaines d’entre elles s’arrêtèrent une fraction de seconde puis elles reprirent leur course.

Arthur les détestait vraiment, ces fourmis, à cause de la peur qui revenait lui tordre le ventre.

A l’aide d’une brindille, il cassa le cortège des fourmis. Il y eut un affolement parmi les insectes. A gauche, à droite, puis les files se reformèrent.

Arthur cassa le cortège plusieurs fois de suite, et les files se reconstituèrent à chaque fois. Une espèce de colère s’empara de lui. Et hop-hop-hop-hop ! il brouilla les files à coups de brindille, expulsant les fourmis loin de leur chemin balisé.

Et il les regarda errer dans une panique totale, écrabouillant l’une ou l’autre, de la pointe de sa brindille.

Là, David aurait été fier de lui. Et à cette seule idée, un sourire vint sur ses lèvres. David aurait été fier de lui.

« Qu’est-ce que tu fais ? »

Sa mère s’approchait à rapides enjambées. Sa robe noire l’amincissait et faisait paraître ses cernes encore plus bleus.

« Ne reste pas en plein soleil. Tu vas être malade. » Elle planta sur lui un regard presque furieux.

« Tu veux être malade, toi aussi ? »

Non, il ne voulait pas.

« Alors, reste à l’ombre, comme j’ai dit. »

Il ne faisait rien de mal : il jouait avec les fourmis sur le mur. Comme David.

Sa mère s’accroupit à sa hauteur et murmura : « Tu sais bien… » mais elle n’alla pas plus loin.
Arthur sentit la poigne en fer lui serrer de nouveau l’œsophage.

Francesco Pittau • Le hérisson

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

De la pointe de son soulier droit, Paul fit rouler le hérisson qui avait gonflé. Le cadavre bascula sur le dos et s’immobilisa. On voyait parfaitement les petites pattes griffues et raides, le museau scellé et la large blessure du ventre envahie par la vermine. La veille, il avait aperçu le hérisson trottant sous la haie informe du fond du jardin. Ça faisait une semaine que Paul avait remarqué la présence de l’animal. Et depuis, il guettait ses sorties prudentes, quand la lumière déclinait et que la chaleur devenait plus supportable. Un matin, il avait posé sur son chemin une vieille assiette creuse remplie d’eau. Le soir, l’assiette était presque vide mais Paul était incapable de dire si le hérisson avait bu ou non. Il rôdait une kyrielle de chats errants et d’animaux furtifs sans doute assoiffés.

Dans l’herbe haute, un caillou attira son regard. Il était tout en angles et en facettes, rose, orange, veiné, taché de blanc. Sur certaines arêtes, un éclat acéré, presque métallique, brillait. Entre les brins d’herbe, les fourmis s’affolaient. Une saison à fourmis et à insectes, à bestioles de toutes sortes. Il pleuvait, il faisait chaud, et toute la végétation profitait de ce temps-là, proliférait, poussait ses branches et ses feuilles dans une gesticulation insensée. Paul soupira. L’air humide empoissait ses bras.

« Faut tondre la pelouse… elle pousse comme la lèpre… »

Le ciel était encore encombré de nuages immobiles. Il allait pleuvoir d’un moment à l’autre, d’une heure à l’autre. La journée ne s’achèverait pas sans une goutte d’eau. La mécanique était enclenchée : pluie, chaleur, pluie, chaleur…

« Faut l’enterrer sinon ça va puer la mort… »

Il regarda le hérisson encore une fois. On ne pouvait pas laisser ce cadavre traîner là, et attirer mouches et charognards.

Cela ne lui prendrait que quelques petites minutes : trois coups de bêche, et le trou serait assez profond pour le petit cadavre. Bien assez profond pour échapper au flair des animaux. Il avait juste le temps avant le dîner.

Comme il se dirigeait vers la remise pour prendre la bêche, Fanny l’appela pour manger.

Fanny avait des doigts d’or pour la cuisine. Elle avait des doigts d’or pour tout ce qui concernait le travail domestique. D’un bout de tissu elle faisait une chemise, une nappe, une robe. « Elle a des doigts d’or. » pensa Paul en la regardant servir le veau mijoté. Ses bras étaient un peu lourds « Mais pas trop », se dit-il. Il remarqua la légère acidité de sa transpiration. Elle avait eu chaud en cuisinant.

« Tu me diras si c’est bon ? Ne me raconte pas d’histoire pour me faire plaisir. C’est la première fois que je cuisine le veau de cette façon. Si ça ne te plaît pas, dis-le-moi. Je n’en referai plus. Promis ? »

« Promis… » dit-il en enfournant un bout de viande piqué au bout de sa fourchette. Il mastiqua lentement, les paupières mi-closes. Quand il eut avalé, il marmonna : « Délicieux. » Fanny eut un sourire pareil à une blessure.

« Merde ! Je vais pas le retrouver… » Paul avait oublié d’ensevelir le cadavre du hérisson. Il s’en était souvenu alors que la nuit avait occupé tout l’espace. Alors il s’était précipité : avait dégoté sa petite lampe de poche, celle qui fonctionnait une fois sur deux et qui n’éclairait presque pas ; il avait ramassé la bêche dans la remise, et il s’était mis à la recherche du hérisson mort.

Dans l’obscurité, le jardin avait des dimensions mouvantes et incertaines. La pelouse ressemblait à une mare d’eau froide.

Paul se rappelait exactement l’endroit où gisait le cadavre. Bien sûr qu’il se le rappelait — pas loin du buisson, à trois pas du groseillier, à une enjambée du bouleau qu’il faudrait bientôt étêter. La lumière de la lampe de poche tressautait sur l’herbe. Paul s’avança jusqu’à l’endroit supposé. Le cadavre était encore là. Il allait l’enterrer sur place. Serrant la lampe de poche entre ses dents, il commença de creuser. La bêche s’enfonça aisément, le sol était détrempé. En trois coups, Paul obtint un trou suffisant pour le hérisson. Il le posa au fond puis le recouvrit avec la terre entassée sur le côté. Puis il dama la terre avec le plat de la bêche, et à chaque coup asséné, il sentit le tremblement de la bêche passer du manche à son bras, puis du bras jusque dans sa poitrine.

Quand il eut terminé, il était en nage. « J’suis dans un sale état pour un trou de rien du tout. J’vais attraper la crève… » Mais au lieu de rentrer, il demeura sans bouger, ses mains croisées sur le bout du manche de la bêche, la lampe de poche toujours entre ses dents.


Francesco Pittau • La dernière station

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Eric avait baissé la vitre de la voiture et se laissa enivrer par l’air nocturne qui pénétra en lui comme un gant froid. Une vague vive emplit l’habitacle, effaçant d’un coup la moiteur qui y régnait. Il se tortilla, se redressa, se cala dans son siège et s’efforça de respirer avec toute la profondeur de ses poumons. Il roulait depuis des heures… il avait traversé des plaines lisses et monotones ; des vallées ravagées par le soleil et à présent il s’enfonçait dans un vaste paysage de forêts endormies. 

L’autoroute déserte paraissait immobile dans la trouée fixe des phares. Il se frotta les paupières d’une paume lasse et rapide, essaya de se désengourdir en faisant quelques mouvements étriqués, mais il continua de se sentir raide comme du bois mort. 

« Putain d’autoroute… »

Il eut un pincement aigu à l’estomac en se rappelant la bretelle de sortie qu’il avait croisée, 500 kilomètres auparavant— une sortie minuscule qui courait se fondre dans un bourg ensoleillé… Il y avait eu d’autres bretelles de sortie mais celle-là l’obsédait.
L’air froid était devenu glacial. Il remonta la vitre et se retrouva dans sa coquille à peine égratignée par le monde extérieur. Des voix tentaient de s’agripper à la carrosserie, glissaient sur toute la longueur puis lâchaient prise avec une espèce de crissement exaspéré.  
Là-bas, par-dessus les cimes, il aperçut une lumière diffuse et bleuâtre. Au fur et à mesure qu’il s’en approchait, du rouge et du jaune vinrent s’ajouter. Une station-service. Il allait pouvoir faire le plein, boire quelque chose…

Huit pompes à essence étaient alignées sous une sorte de gigantesque marquise blanche en forme d’aile d’oiseau. Il s’arrêta à hauteur de la pompe 6, descendit de voiture et fit le plein. Ensuite, il remonta dans son véhicule et démarra pour aller se garer devant le bâtiment vitré qui s’étalait en face des pompes. Une enseigne bleue et rouge brûlait sur le toit plat.
Quelques énormes camions étaient pétrifiés sur le parking un peu plus loin, et deux petites voitures engluées dans l’obscurité et l’humidité. Au lieu de sortir de sa voiture, il resta de longues minutes sans bouger, les yeux mi-clos, la nuque abandonnée à l’appuie-tête. Lorsqu’il ouvrit les paupières, il vit qu’un homme avait collé son visage contre la vitre du bâtiment et le regardait d’un air perplexe.

« Il doit penser que j’essaie de resquiller… »

L’homme, vêtu d’un polo rayé jaune et noir, se tenait derrière la caisse. D’une voix étouffée, il annonça la somme due pour l’essence. Sans lever les yeux, il happa les billets d’une main preste, fit tinter la caisse et jeta la monnaie sur le banc. Eric fit comme s’il n’avait rien remarqué de l’hostilité larvée, et il s’éloigna vers les toilettes. Le local était humide et frais, avec une odeur qui emportait le nez et la gorge. Il pissa rapidement, en retenant son souffle.

Trois types épais et massifs traînaient près des machines à café, ainsi qu’une jeune femme mince serrant contre sa poitrine un bébé qui dormait. Elle marchait de gauche et de droite tout en marmonnant. Comme il allait glisser une pièce dans la fente de la machine, la jeune femme s’approcha et, fixant un point par-delà son épaule, elle dit : “Il a mal…” Sa voix était terne. « Il a très mal. Il s’est endormi mais il a très mal. Il faut le soigner. Mon mari dort dans la voiture. Il n’en peut plus. J’attends qu’il se réveille. Lui, il dit que son fils n’a rien. » Le bébé, renfrogné, la peau comme frottée, tétait un sein invisible de ses lèvres avides. 

Eric ne savait que répondre. Il la regarda, recula d’un pas en lâchant un « ah ». Elle avança d’un pas et dit de sa voix qui semblait s’effilocher : « Je peux venir avec vous ? Vous me déposerez à la première sortie… Puis je me débrouillerai pour trouver un hôpital, n’importe qui capable de sauver mon bébé… »

Il recula encore ; elle n’eut aucun mouvement dans sa direction. Alors il lui tourna le dos.
Dans les grands réfrigérateurs du fond, il prit deux sandwichs au fromage emballés dans de la cellophane, et une grande bouteille de jus d’orange. En se rendant à la caisse, il vit que la jeune n’était plus là, et qu’il ne restait qu’un seul type près des machines à café.

Il paya ses achats et sortit les bras encombrés.

L’air s’enroula autour de son cou instantanément. 

« Monsieur… »

Eric reconnut la voix de la jeune femme. Elle se tenait à deux mètres sur sa gauche, à moitié éclairée par les lampes du bâtiment, le bébé toujours dans ses bras, le pressant encore plus fort contre elle pour le préserver de la fraîcheur. Sans lui adresser la parole, Eric se dirigea vers sa voiture. Il entendit les pas de la jeune femme claquer derrière lui sur un rythme court et nerveux.

Il ouvrit la portière arrière de sa voiture. La jeune femme s’installa sans un mot. 

Eric n’avait plus sommeil. La voiture était parcourue par une vibration paisible. Il regarda dans le rétroviseur et vit la jeune femme endormie à l’arrière, la tête appuyée à la vitre, légèrement inclinée, la bouche entrouverte, le bébé à moitié reposant sur ses genoux.

Plus tôt, ils avaient mangé chacun un sandwich, puis ils avaient bu le jus d’orange au goulot de la bouteille. Elle l’avait remercié d’un murmure, lui avait souri avant de dire en ayant un regard attendri vers son bébé : « Je le savais. »


Jacques Serena • Licence trois

toulonFinFev2014 011 copieJacques Serena est né à Vichy en 1950. Après de nombreux petits boulots, il se consacre à l’écriture. Son premier roman Isabelle de dos paraît aux Éditions de Minuit en 1989 où il publiera ensuite six romans. En parallèle à sa production romanesque, il écrit pour le théâtre et, notamment, Rimmel qui a été monté par Joël Jouanneau, en 1998, au Théâtre Ouvert, à Paris, au Théâtre du Point du Jour, à Lyon et au Théâtre National de Strasbourg.

 

Aurore, Ingrid, Caro et moi n’avons plus qu’une idée, aujourd’hui, nous fuir. Je nierai en bloc avoir animé des options dans un quelconque établissement et tout ce qui aurait pu s’en suivre. Et elles, de leur côté, démentiraient mordicus avoir jamais été certains vendredis soirs mes élèves préférées. Alors que pourtant il nous semble bien que, autour d’avril, fin avril début mai, à tour de rôles. Mais la vérité. La vérité n’existe plus, voilà la vérité. Ou si elle existe encore, elle n’est plus pour nous. Jamais plus nous ne pourrons prendre le risque de croire à l’objectivité de qui que ce soit, ni à aucun témoignage, ni à aucun souvenir, même de bonne foi, surtout de bonne foi. En ce qui nous concerne, Aurore, Ingrid, Caro et moi, nous ne pouvons plus croire, au fond, qu’en ce que nous désirons follement et craignons terriblement de croire. A ces heures où ça ne fait plus tellement de différence, où on peut s’avouer redouter ce qu’on désire et bien sûr désirer au fond ce qu’on redoute à ce point. En général après vingt-deux heures. Mais dans la journée, aujourd’hui, force nous est de constater que nous passons notre temps à nous fuir, à ne plus nous répondre ou à nous inventer de fausses crises d’allergies. Nous ne voulons plus au grand jour de ces secrets qui agacent nos gencives, font pourrir nos mollets et titillent notre sang comme des spinelles sous la peau. Fuir et nier, d’accord, mais la question, une des questions, c’est comment expliquer l’indéniable concordance des détails, des temps et des lieux dans les récits de chacune d’elles et de moi. Comment expliquer aussi cette incompréhensible photo retrouvée entre les pages de mon second roman. On peut assez facilement y reconnaître mes trois, Aurore, Ingrid et Caro, mais les deux autres. Le pire restant quand même la similitude de nos versions, ces bribes et lacunes si analogues, la seule fois où nous avons osé prendre le risque de nous revoir elles et moi et d’en reparler cartes sur table en terrain neutre, au fond du vieux bar mégoteux de La Farlède. Ces versions juste assez semblables, juste assez divergentes et avec juste assez d’oublis pour être crédibles. Pour bien s’immiscer en nous et y commencer leur lent travail. Ces versions d’où ressortait nettement qu’en licence trois autour du mois d’avril, fin avril début mai, je les gardais bel et bien à tour de rôle en retenue à l’intérieur de ma salle. Quand le plafond de la salle se craquelait. Quand comme en guise d’avertissement derrière-moi était restée scotchée mon affiche représentant l’étang de l’Aveyron, l’ombre profonde comme une frayeur céleste sous la voûte d’arbres, des noyers, pour ce que j’en savais. C’était en fin d’après-midi quand dehors il y avait tout ce bleu, tout ce ciel, quand le moindre bruit avait pris un écho clair. Quand la salle sentait la terre sèche, la craie et la poussière. Alors elles devaient obéir. La poussière de craie, que le frottement des pas avait fait pénétrer dans le plancher, agglutinée dans les craquelures, elles devaient la remuer en y enfonçant l’extrémité de leurs stylos. Tandis que dehors, sur le terrain de jeu déserté, des portiques faisaient osciller des chaînes. Quand je me détournais d’elles, elles allaient en silence au fond de la classe et inventaient des jeux. Quand je finissais d’écrire au tableau le mot rétribution, elles devaient cesser et s’aligner contre le mur du fond et attendre. Que j’en pointe une du doigt. Alors il semble que je ne gardais que celle-là. Qui peu après se retrouvait, je ne sais pas comment, elles non plus, mais semble avéré que celle que je gardais se retrouvait en jupe et socquettes, debout sur mon bureau à tournoyer en fredonnant des réminiscences de chansons. Et moi, assis, je regardais au-dessus de moi la jupe devenir un parapluie, parfois une corolle. Je voyais les pâles et minces jambes de pouliche. Les socquettes glissaient sur les mollets. J’apercevais la culotte blanche et le ventre plat, c’était aussi propre qu’une poupée et sentait le talc. Je me souviens bien de l’odeur de talc et je revois nettement des objets restés solitairement sur la table de celle en retenue, un classeur ouvert, un stylo parme, un sachet d’abricots secs, un petit brick de jus de pamplemousse. Mais ce devait être à une toute autre époque, c’est ce que je me dis, maintenant, et ce que je finirai par croire. C’est certainement ce qu’elles se disent aussi, préfèrent penser. Ce devait être à un temps où on aurait encore pu confier à un type dans mon genre des filles en licence trois dans un établissement. En tout cas, aujourd’hui elles nieraient en bloc, les trois, Aurore, Ingrid, Caro. Et moi donc. Nous n’avons plus qu’une idée, nous fuir et démentir mordicus.

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Francesco Pittau • Par les couloirs

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Sarah portait son bras gauche comme une aile malade. Elle se l’était cogné en passant la porte vitrée peinte en blanc jusqu’à mi-hauteur. La douleur, brutale, vive et passagère avait engourdi son bras et, depuis, elle le tenait recroquevillé. Elle avait à peine gémi pourtant. Ce n’était pas le moment de jouer au bébé.

Une sorte de gémissement étouffé avait éclos au fond de sa gorge mais sous le regard de sa mère il s’était rabougri d’un seul coup, et transformé en grimace. La mère n’avait rien vu ; la mère ne voyait rien, la mère ne pouvait rien voir, obnubilée par sa destination, braquée vers son but ; le menton légèrement tendu vers l’avant, les lèvres amincies par l’effort, elle semblait haler un poids mort sur ses pas.

« Il faut suivre la ligne bleue » murmura-t-elle comme si elle craignait de l’oublier.

Sarah sursauta au son de cette voix qu’elle n’avait pas reconnue. Une voix qui s’épuisait dès qu’elle venait au jour. Une voix qui paraissait retomber sur ses lèvres en petits lambeaux.
« Ne traîne pas, Sarah, papa nous attend… »

Sarah ne pensait plus du tout à son bras, elle ne pensait qu’à cette ligne bleue qu’il fallait suivre absolument comme l’avait recommandé la jeune femme rousse de l’Accueil, dans un sourire de dents très blanches : « Gardez bien la ligne bleue à l’œil et vous ne vous perdrez pas dans ce labyrinthe. »

Sarah avait mâchonné le mot “labyrinthe” dans l’ascenseur qui descendait, puis elle l’avait écarté de son esprit afin de ne pas être distraite : « Papa attend… Suivre la ligne bleue… »
Des couloirs, des portes qui s’ouvraient et se refermaient sans bruit, des hommes et des femmes vêtus de blanc ou de bleu pâle, parfois de vert, et qui marchaient sur des semelles muettes. Pas comme celles des chaussures de sa mère, qui clac-clac-clac-claquaient trop fort entre les murs silencieux. Sarah clignait des yeux à chaque “clac” qui se fichait comme une épingle dans son bas-ventre.

La ligne bleue filait droit, s’estompait par endroits, réapparaissait plus loin, après deux ou trois enjambées, s’effilait, s’épaississait, partait en morceaux avant de reprendre sa forme initiale. Et puis, elle s’arrêta brusquement.

La mère, qui serrait dans son poing une petite balle rouge qu’elle venait de sortir de son sac à main dont la sangle faisait un trait sombre sur son épaule, dit dans un souffle à peine audible : « La ligne… », avant de rester pétrifiée devant la ligne interrompue à ses pieds. Elle se pencha pour vérifier qu’elle ne se trompait pas ; se redressa ; eut un bref regard vers Sarah puis elle laissa échapper un soupir.

Le couloir se poursuivait encore quelques mètres, puis il s’écartelait en croix.
Sarah se tortilla. « Pipi… » se dit-elle tandis que sa mère s’avançait jusqu’au croisement d’un pas stupéfait.

Elle regarda à gauche, puis à droite, puis encore à gauche, puis encore à droite, puis elle regarda devant elle ; ses cheveux masquaient un peu son visage. Elle revint vers Sarah.
« Il n’y a plus de ligne…»

A ces mots, Sarah bloqua sa respiration pendant quelques secondes. Elle reprit une goulée d’air seulement lorsqu’elle sentit une bouffée chaude envahir son crâne et picoter la racine de ses cheveux.

« Viens… » dit sa mère « on va finir par trouver quelqu’un pour nous aider… »

Elles s’engagèrent dans le couloir de gauche. De larges portes à battants ponctuaient leur marche. On devinait des présences dans des lumières blanches ; parfois, dans une sorte de hublot, on apercevait un lit, un visage endormi, une silhouette immobile. Les pas de la mère clac-clac-clac-claquaient encore plus clairement sur le revêtement. Sarah avançait à pas serrés.
Sa mère avait recommencé à triturer la petite balle rouge et, de temps en temps, elle ralentissait son allure pour permettre à Sarah de la suivre. Mais Sarah marchait de plus en plus lentement. La douleur à son bras s’était réveillée.

« Allez, ne traîne pas… papa nous attend… »

Sarah eut un sourire qui tremblait, et comme elle élargissait sa foulée, elle sentit une coulée tiède glisser rapidement sur sa jambe droite.


Francesco Pittau • Une attente infinie

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

— Oh, t’as vu ?
— Non, quoi ?
— La neige. Il neige. Je ne sais pas depuis quand. Y a dix minutes, il neigeait pas, je crois. Et là, on dirait qu’il a neigé pendant des semaines…
— Fallait s’y attendre. Ça menaçait depuis un moment. Ouais, tout est blanc. On voit plus rien
— Ça me fait peur tout ce blanc. Pire que du noir. Le noir, tu peux l’éclairer mais le blanc…
— Eclairer le blanc ?
— Rien, je dis rien. Ce qui me passe par la tête seulement.
— Mouais, toi et ta fantaisie…
— J’ai pas d’imagination, je vois des choses et je les dis. Mais j’ai pas d’imagination.
— T’en as à revendre à n’importe qui. Comme maman. Elle avait toujours des trucs à raconter, des histoires invraisemblables. J’aimais bien mais parfois elle me foutait la trouille avec ses histoires. J’avais même l’impression qu’elle voulait me faire trembler dans ma culotte.
— Oh, non… pas elle…
— En tout cas, elle est arrivée à me faire peur…
— T’as toujours été un trouillard.
— Non, j’ai jamais été un trouillard. Prudent, ça c’est vrai. Je me lance pas comme un bouc sur la chèvre. J’attends le bon moment. Mais je suis pas un trouillard.
— C’est vrai. J’ai trop parlé, là. Je regrette.
— Oh, le père m’en a dit des pires et je suis toujours debout… Je m’en remettrai.
— Oui.
— Lui, il s’en remettra pas.
— Non.
— Il l’a cherché.
— Oui, il l’a cherché. On dirait même qu’il le cherche sans le savoir. Comme par instinct.
— En tout cas, il a trouvé.
— Oui…
— Mais peut-être qu’il va pas revenir…
— Il revient toujours. Maman le disait : “Il est increvable.”
— C’est vrai qu’elle disait souvent ça : “Il est increvable.” Mais il va bien finir par crever, un jour. Y a rien qui reste debout tout le temps. Tu te rappelles le boucher ? Rouge, costaud comme deux bœufs, des poignets comme des mollets et des mollets comme des bûches… il est tombé d’un coup ! au milieu des tripes et du sang du cochon qu’il venait d’égorger…
— Ahahahahahahah ! et comment que je m’en souviens… ce saligaud… Il tripotait tout ce qui passait à sa portée. Ici, il a essayé dix fois… Avec ses vendeuses, il se gênait pas beaucoup.
— On l’a dit. J’ai jamais vu…
— La camionnette ! Je crois que j’entends la camionnette !
— La camionnette ?… Non, j’entends rien… Et puis, le temps de descendre dans la vallée, de faire des provisions, de remonter avec les routes enneigées, il lui faudra bien quatre heures en tout. Ça fait juste un peu plus de deux heures…
— J’espère qu’il ne reviendra pas…
— Ce serait plus simple mais il va revenir. Plus d’une demi-journée éloigné de sa maison, il reste pas. Il est quasiment né ici…
— Et il y crèvera, c’est sûr.
— J’ai envie d’un café…
— Moi aussi, tiens, histoire de dire.
— T’es pas obligée.
— Je sais. Mais ce qui est dit est dit.
— Je le prépare.
— Je vais sortir le pain du four. Faudra le changer plus tard.
— Oui…
— Il fonctionne plus très bien. Il chauffe plus d’un côté que de l’autre… le pain retombe pas cuit…
— Du pain reste du pain, même pas bien cuit.
— Maman aimait les choses bien faites. Moi aussi. J’ suis comme ça, c’est tout.
— Personne n’est jamais mort d’un pain mal cuit.
— C’est pas une raison. En tout cas, moi j’aime bien quand il est cuit égal partout.
— Le café est prêt. Ta tasse, sur la table…
— Un bon pain doit ressembler à de la brioche. Je vois le pain comme ça.
— C’est une phrase du père…
— Il a pas tort sur tout. Il a pas tort quand y parle du pain. Sa mère était une finassière pour le pain. Je dois tenir ça d’elle.
— Ou de lui.
— De lui aussi. Mais c’est un homme, et moi pas. J’ai dû hériter de sa mère. Il a répété mais sans comprendre vraiment. Il a jamais fait de pain. Il l’a mangé, c’est tout. Il en a bâfré du pain ! Bon Dieu qu’il en a bâfré !
— Il se nourrit presque que de ça. Et de viande. Là, il va en vouloir encore une platée monstrueuse. Surtout avec le temps qu’il fait.
— Ecoute… c’est pas la camionnette ?…
— Impossible ! J’ai calculé avec toi… il sera pas là avant deux heures… Un peu plus, si la neige continue de tomber. Ton café refroidit. L’oublie pas.
— Je l’oublie pas. Je le bois puis je prépare pour son retour…
— Dans deux heures…
— Oui, dans deux heures.

Aurélien Barrau & Mathieu Brosseau • Cause

10003116_613872105358140_1146890352_nAurélien Barrau est astrophysicien et spécialiste de cosmologie et relativité générale ; il est professeur à l’Université Joseph Fourier de Grenoble, ainsi que — entre autres — chercheur au Laboratoire de Physique Subatomique et de Cosmologie du CNRS. Il travaille également sur des philosphes dont plus particulièrement Dbrosseau_icidanscaerrida, Nancy, Goodman.

Mathieu Brosseau est bibliothécaire à Paris où il s’occupe du fonds poésie et écritures contemporaines. Comme poète, il a publié dans de nombreuses revues de poésie. Il anime la revue en ligne Plexus-S depuis 2006. Il vient de publier le recueil Ici dans ça, aux éditions du Castor Astral.

 

 

 

 

 

Y a des trucs qui naissent, on ne sait pas pourquoi. Comme le Christ par exemple ou les virus. C’est le bris des liens, tu vois ? Les singes…

 

L’acause. La forme sans contours mais poussée…

Quand il ou elle bifurque en je. Mon clinamen. L’œil s’ouvre… poussée. On ne sait d’où. Mais ça pousse. Comme plante sans rien dessous. Dans cette insisterrance désespérée, sans insistance.

 

Quand ça jaillit, quand ça gicle, quand ça fuse. Ça tombe ou ça remonte mais toujours le même moteur innommable, juste un bruit ou un souffle, un goût d’accord.

C’est dur l’ingénuité. Il conviendrait d’être naïf. Comme un roi. Ça stridance les immondes. Ça crie là-bas, en moi. Ça royaume les frontières sans être vu, ça se forme mais ça ne se voit pas. Puis ça s’interrompt de mouvement pur. Ça se voit ne plus avancer. Ca s’incline sur.

L’acause accuse toujours un peu : le temps, la série, l’enchainé. Ça se relie. Il lui faut du rien. C’est dur de défaire le vide, de s’enrubanner de vacuités denses. C’est dur une défaite après une victoire et ce n’est pas Narcisse qui cause, c’est juste une chute, une chuite ou une cuite.

 

Penser spontanément serait un a-bris de Un. Se délier de son horizon ou l’avaler pour ne plus voir. Pas devant. Faire centre sur ses bords. Disséminer la singularité. Il faudrait inventer du continu. Il faudrait compter plutôt que vivre. Vivre, c’est la vouivre, c’est chaîne, forcément.

Ça n’a rien d’impossible, pourtant, d’être la frontière, le contour. Ça n’a même rien d’improbable. C’est juste ailleurs. Juste être avec rien autour.

C’est dans le jouir de la chute. Peut-être que l’orgasme, hein, Marie ?

C’est dans l’atemps de la latence, la mémoire numérique. Un, deux, trois, compte les jours qui te séparent de ta naissance…

C’est dans la vase de la langue, aussi. Le souvenir du bris. Dans cette boue de mots qui déphrase. Répété cent fois, le mot « boue » perd son sens. Perdre sa cause, si d’aventure le sens provoquait le réel. Il y a beaucoup place ici, dans le royaume. C’est immense. Sur quoi s’adosser quand il n’y a plus de frontière ? Sur ce morceau de pierre, ce tas de terre, ne plus être vu, sous terre. Il faut faire bord un peu partout, être la frontière pour y remédier. Des bribes de limbes pour soutenir et effondrer. Sans testament, ça c’est une crevure. Et pourtant.

 

Il y a des fractures pour briser les saccades. Pour demeurer dans le commencement de. Pour s’assoir dans une si rassurante instabilité. Délice du précaire. Apparition, disparition.

Voilà où ça (dé)mène : déchirure spontanée des peaux de mondes, à l’intérieur de l’œil.

La peau du serpent de feu toujours déjà résiduelle. Il mue. Désactualiser le virtuel. Insister contre-temps. Si tu t’adosses au mur et te mets à rêver : tu crèves. Se terrer dans l’angle est un appel aux démons, sans le savoir, les pages sont reliées, le livre est fait, tu es fait.

 

TU ES FAIT, QUAND CA MURE.

 

Quand l’acause s’en mêle. Ça change tout. Tombé d’un rien, et on ne parle pas de prétendues libertés.

La brèche n’a rien d’une fêlure. C’est l’arracher qui chaotise. Et c’est l’instable qui incise. C’est là que ça s’interrompt, encore, de survitesse. Ça s’attend dans l’écroule. La rencontre perce, une flèche en travers de la tête, pas cupidon, non, non. Quoique Marie-Madeleine…

 

Au lit, à cause d’un virus étrange que seuls les singes attrapent. Personne ne comprend, au zoo, on m’a dit : « c’est l’histoire d’un atome ».

 

C’est figé comme un photon qui se temps. Ça se pelure.

Spontanément c’est un son. Puis un ton. Un rythme. Bientôt une résonance, un écho. Ca retimbre. On apprendra plus tard que c’est une musique atonale. Il n’y a que ça. Le reste est guirlande-sur-frontières.

Et la fugue fuit. Quand je deviens.

 

Puis ça creuse. Alors on compte dans le sous-terrain. Combien de kilomètres avant ta mort ? Combien d’heures avant ta tombe ? Tu comptes à ma place car on a la même vie, les étoiles sont des nombres mais il ne faut surtout pas l’apprendre. Chut ! On grignote des nombres, on équationne, le sublime est ma frontière. OUI ! LE SUBLIME EST MA FRONTIERE, l’idée, la chose est chair parce que molle sans être liquide. On se gave de purée mécanique. On s’excède de déterminisme. On se gave les oies du corps. On se remplit le bec et les poches de graisses. On se trace. On se renouvelle. Les recettes de cuisine connaissent des variations. On s’enivre de pareil. On se même. Mais quelle est la cause de la variation ? Le sublimé pourrait venir de là. Dans une équivalence. La variation de la cause. Puis ça disparaît.

 

***

 

Ça s’eau. C’est humide de traces. On est là. Embué de signes, dans la gueule, cette gueule. On se met à courir. Très vite. Mais on reste immobile. C’est l’os. Presque désemparé. Les feuilles glissent. Accélèrent encore. Le vent. Puis la chute. La forêt s’est élevée (visage sur les racines), retournée (suivie presque instantanément par le ciel), saccadée (heureusement : la mousse). Longtemps. Jusqu’à la branche. Cinglante avant même d’avoir frappé. Elle approche, elle résiste à la pression de la peau. Elle se pose sur sa lèvre. Elle ne le blesse pas. La forêt s’est figée. Nous ne savons plus qui bouge, qui bat, qui meurt.

 

Un trou. Noir. Un trou de bête, forcément noir. Un trou évident, évidemment noir. Le tunnel se glisse autour de lui. Doucement cette fois. La terre frotte ses épaules. Elle rampe. Elle se blesse, un peu. Elle perd des bouts. Elle noircit (encore). Des radicelles blanc (mais noirs) se mêlent un instants à la texture maintenant terreuse de ses cheveux. Son corps est devenu marron (mais noir). Ça avance toujours. La galerie. Ça s’élargit un peu. Il respire mieux. La taupe. Il est heureux (il l’entend). Elle a peur. Il s’hypostasie. Elle veut partir. Elle panique. Une griffe près de son visage. Vers sa lèvre. C’est très rapide. Désordonné. Il esquive. (Par hasard). Tout ce qui ressent a des yeux. Les regards décrivent. C’est peut-être ça, la vie non-retournée sur elle-même.

 

La forêt revient, plus basse. Un arbre descend. Ses mains ressentent une écorce de plus en plus fine. Moins de mousse. Trop de lumière. La cime vient. Les racines sont très loin maintenant. Quelque chose semble ne plus s’accrocher, la taupe a de la mémoire. Il n’est pas tranquille : si elles remontaient ? Peu importe. L’air bouge beaucoup plus vite que l’arbre. La mémoire danse avec les nombres. Il se demande un peu pourquoi lui ne bouge jamais. Il aimerait se voir bouger. Il n’y arrive pas. Il n’y est jamais arrivé. Pourquoi ne peut-on faire que l’expérience de la fixité ? C’est affreux. Un oiseau encore plus vite que le vent plus vite que l’arbre. La cause de la variation. Les rencontres, par série aléatoire. Il passe souvent. Un corbeau, évidemment. (Pour le bec, un oiseau-bec). Il approche. On ne le voit approcher que quand il est déjà parti. Il frôle. Il touche. Le visage. Sous le nez. Trop agile. Il ne peut pas blesser. L’arbre remonte. Plus rien ne bouge. Presque. Parfois ça frissonne. Il fait plus sombre. Ça attend. Il pleut. C’est fou ce que les gouttes bougent vite. (Mais elles devraient aller encore plus vite, beaucoup plus vite : elles tombent de si haut, elles sont si peu freinées. Pourquoi ne vont-elles pas encore plus vite ? ça devrait. C’est la loi. Ça ferait mal. Ça devrait faire légalement mal.) C’est dur d’être un esprit, c’est-à-dire de ne pas le penser. Encore moins de l’attraper. Ce ne sont pas des gouttes. Ce sont des bouts. C’est dur. C’est froid mais trop vite pour qu’il le sente. Les grêlons percent. Une violence dans la forêt. Ça troue, ça cingle, ça tue. Pas la taupe, dessous. Les autres, ceux qui rampent en surface, ceux qui marchent (certains). Pas lui, il est trop gros. Mais ça peut ouvrir une lèvre, faire brèche. Ça coupe. Ça peut. Mais non. A coté. Une lèvre qui attrape le virus qui ne se voit pas. Mais pas la taupe.

 

La nuit. La forêt marche à nouveau. Moins vite. Moins sure. Moins droite. Elle frissonne. Parfois un arbre bute sur ses mains tendues. Parfois un rat vient sous ses pas et ne se désolidarise du mouvement de la boue que juste avant l’écrasement. (Il ne tue jamais.) Parfois un champignon pulvérisé lui laisse une désagréable impression d’indolente brutalité. Mais les ronces. Comme en rhizome. Epineux monde connexe qui ne le laisse pas s’opposer au mouvement de la forêt. Haillons. Brûlure de surface. Jambes sang. Equilibre vacillé (retour, donc, au rythme de la forêt). Visage sang. Juste front. Coulure douces jusqu’aux commissures. Sommeil. Demain là. Ruisseau. Stratification. Scarification. Eau vite. Galets mous comme chair, mi-cause, mi-effet. Vent, un peu. Déréférencement. Flux laminaire. Laminant. Mal être de trop de mouvements. Contact poreux-pénétrants. Le mélange. La mélasse. Ecoulement. Ecroulement. Minéraux sur l’eau. Instables, improbables. Instant risque. Disjonction. Trop. Rien. Ça s’agite, on dirait, avant la cause…

Le voila. Ça y est.

Seul, noir, long. Lourd.

Indifférent. Posé là. Autonome. Ailleurs. Possible, c’est-à-dire, là.

Comment le bois torturé de ce piano peut-il encore supporter la présence de la forêt ? Le cintrage lui a imposé des galbes impossibles. Pourquoi n’a-t-il pas cédé ? Pourquoi s’est-il ainsi plié, courbé ? À perdre sa verticalité. Il ne gravite plus. Maintenant il résonne. Il pourrait résonner. Il est solidaire de l’immense table d’harmonie. D’harmonie ? ça ne prouve rien. Je veux qu’il sonne comme un clavecin. Je veux qu’il soit décent. Pudique. Je veux qu’il soit loin. Je veux qu’on l’entende à peine. A peine. Je veux qu’il s’étouffe de retenue. Je veux. Je veux que son nombre soit chuchoté.

Il y a trop de notes. Une octave de plus. Pas où il faut. Pas à gauche. Pas pour la basse. Pas si grave. Qui pourrait vouloir d’une octave au-delà du do-8 ? C’est insensé. Insane. Justement. Juste. Qui voudrait de cette bête et de son hurlement ? Les territoires ne sont pas fait pour ça ! Il faudrait un no man’s land pour l’accueillir, ce bruit rauque.

 

Pas de couvercle. Pas besoin de cette inclinaison ridicule du concert. Ouvert vers le haut. Il oriente. Perméable. Pas dénudé, juste découvert.

Fin pourtant. Comme élancé. Allongé. Etendu. Loin. Je veux que les chevilles –lieux immondes de torsion et d’achèvement– soient loin du clavier. Qu’on ne les voit plus, qu’on oublie ce qu’elles endurent. Chut, pas de nombre s’il vous plait : la musique, ça regarde devant car ça se devient.

Ils sont proches. Ils se frôlent. Il voudrait jouer mais ne pas le toucher. Il voudrait jouer avec sa pensée. Avec le poids de ses loques d’idées. Il voudrait parler la langue sans mots et prononcer des notes sourdes. Ne surtout pas chanter. Il voudrait qu’il n’y ait plus d’air entre les cordes et les oreilles. Il voudrait voir le son. Il voudrait détruire le clavier. Arracher les touches, rendre l’ivoire à la terre et l’ébène à la forêt. Brutalement. Comme on peut vouloir frapper ce qui profane. Détruire la délicate mécanique à coups de tête. Jusqu’à ce que son front –encore– garde l’empreinte. Il lui en veut d’être là, presque offert. Obscène maintenant. Il l’aurait aimé pourtant. Les boucles se succèdent toujours.

 

Il le touche. Il n’a pas la texture du bois mort. Quelque chose d’imputrescible. Une essence vibratile qui prend le temps. Une touche.

Il joue. Le Clavier bien Tempéré. Parce que ça convient. C’est ce qu’il faut. Le deuxième prélude. Désuétude du do mineur. C’est ce qu’il faut. Ça se passe bien. Devenir la règle pour l’éliminer. Il a peur. Ça se passe bien. L’éliminer. Il a peur. Pas de nombre. Ça se passe bien. Oublier. Ça sonne loin, comme il faut. Oublier. Il a peur. Ça se perd tout de suite dans la forêt. Comme il faut. Ça ne veut rien dire. Comme il faut. Il a peur. Oublier. Il pense que la pédale de forte pourrait l’aider à ce moment précis. Il a honte. Il se retient. Il a peur mais il sourit. Ça se passe bien. Il a peur. C’est trop long. Comme il faut. Ça s’écarte. Comme il faut. Ça va revenir. Il a peur. C’est là. Ça a été. Ça s’est bien passé. Quelque chose l’a précédé.

 

On doit pouvoir transposer. Rien d’audacieux. Juste quelques octaves. Juste des mots. Juste pour voir. Juste pour savoir. Pour avaler sans savoir. Du rien. Juste pour toucher les notes en trop, qu’on met dans l’oreille. Juste pour entendre, accessoirement, celles qui ne devraient pas être là mais dans la terre. Ça s’y prête. Les premiers préludes, on leur a tout fait. Ils sont là pour ça. Le mur est là. Presque avalé. On se croit plein. Mais rien, sans rien derrière. Ça dépend de l’œil. Tout dépend de l’axe du regard.

 

Il essaye. Il a peur. Oublier. Ça marche. Ils le savaient. Ça marche. Oublier. Ça s’en est allé. C’est exactement ce qu’il fallait. Dans la terre, pas de virus sonore. Des blocs sans matière.

 

Il n’a plus peur. Il se tait. Ses épaules commencent à bouger. Il met du corps. Il érotise. Il sensualise. Les fins de phrase s’enrichissent d’harmoniques. Comme une emphase. Le dernier accord retentit avec éclat. Du silence. Ça ne va plus du tout. La mémoire. Ça a cassé. La tempérance a cassé. La dernière corde a cassé. Le son. La tension était immense. Ça cingle sans faire de bruit. Il se souvient. Ça vient à son visage, l’image. Ça coupe sa lèvre. L’image coupe sa lèvre. Ça saigne. C’est mort. Ça a spontanément tué. Le Christ spontané est un singe. L’image a coupé la lèvre. Le bruit a remplacé le nombre. Les conditions du virus sont réunies. Mais l’œil devient.

Il a compris. Rien ne le précède, croit-il.