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Francesco Pittau • La dernière station

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Eric avait baissé la vitre de la voiture et se laissa enivrer par l’air nocturne qui pénétra en lui comme un gant froid. Une vague vive emplit l’habitacle, effaçant d’un coup la moiteur qui y régnait. Il se tortilla, se redressa, se cala dans son siège et s’efforça de respirer avec toute la profondeur de ses poumons. Il roulait depuis des heures… il avait traversé des plaines lisses et monotones ; des vallées ravagées par le soleil et à présent il s’enfonçait dans un vaste paysage de forêts endormies. 

L’autoroute déserte paraissait immobile dans la trouée fixe des phares. Il se frotta les paupières d’une paume lasse et rapide, essaya de se désengourdir en faisant quelques mouvements étriqués, mais il continua de se sentir raide comme du bois mort. 

« Putain d’autoroute… »

Il eut un pincement aigu à l’estomac en se rappelant la bretelle de sortie qu’il avait croisée, 500 kilomètres auparavant— une sortie minuscule qui courait se fondre dans un bourg ensoleillé… Il y avait eu d’autres bretelles de sortie mais celle-là l’obsédait.
L’air froid était devenu glacial. Il remonta la vitre et se retrouva dans sa coquille à peine égratignée par le monde extérieur. Des voix tentaient de s’agripper à la carrosserie, glissaient sur toute la longueur puis lâchaient prise avec une espèce de crissement exaspéré.  
Là-bas, par-dessus les cimes, il aperçut une lumière diffuse et bleuâtre. Au fur et à mesure qu’il s’en approchait, du rouge et du jaune vinrent s’ajouter. Une station-service. Il allait pouvoir faire le plein, boire quelque chose…

Huit pompes à essence étaient alignées sous une sorte de gigantesque marquise blanche en forme d’aile d’oiseau. Il s’arrêta à hauteur de la pompe 6, descendit de voiture et fit le plein. Ensuite, il remonta dans son véhicule et démarra pour aller se garer devant le bâtiment vitré qui s’étalait en face des pompes. Une enseigne bleue et rouge brûlait sur le toit plat.
Quelques énormes camions étaient pétrifiés sur le parking un peu plus loin, et deux petites voitures engluées dans l’obscurité et l’humidité. Au lieu de sortir de sa voiture, il resta de longues minutes sans bouger, les yeux mi-clos, la nuque abandonnée à l’appuie-tête. Lorsqu’il ouvrit les paupières, il vit qu’un homme avait collé son visage contre la vitre du bâtiment et le regardait d’un air perplexe.

« Il doit penser que j’essaie de resquiller… »

L’homme, vêtu d’un polo rayé jaune et noir, se tenait derrière la caisse. D’une voix étouffée, il annonça la somme due pour l’essence. Sans lever les yeux, il happa les billets d’une main preste, fit tinter la caisse et jeta la monnaie sur le banc. Eric fit comme s’il n’avait rien remarqué de l’hostilité larvée, et il s’éloigna vers les toilettes. Le local était humide et frais, avec une odeur qui emportait le nez et la gorge. Il pissa rapidement, en retenant son souffle.

Trois types épais et massifs traînaient près des machines à café, ainsi qu’une jeune femme mince serrant contre sa poitrine un bébé qui dormait. Elle marchait de gauche et de droite tout en marmonnant. Comme il allait glisser une pièce dans la fente de la machine, la jeune femme s’approcha et, fixant un point par-delà son épaule, elle dit : “Il a mal…” Sa voix était terne. « Il a très mal. Il s’est endormi mais il a très mal. Il faut le soigner. Mon mari dort dans la voiture. Il n’en peut plus. J’attends qu’il se réveille. Lui, il dit que son fils n’a rien. » Le bébé, renfrogné, la peau comme frottée, tétait un sein invisible de ses lèvres avides. 

Eric ne savait que répondre. Il la regarda, recula d’un pas en lâchant un « ah ». Elle avança d’un pas et dit de sa voix qui semblait s’effilocher : « Je peux venir avec vous ? Vous me déposerez à la première sortie… Puis je me débrouillerai pour trouver un hôpital, n’importe qui capable de sauver mon bébé… »

Il recula encore ; elle n’eut aucun mouvement dans sa direction. Alors il lui tourna le dos.
Dans les grands réfrigérateurs du fond, il prit deux sandwichs au fromage emballés dans de la cellophane, et une grande bouteille de jus d’orange. En se rendant à la caisse, il vit que la jeune n’était plus là, et qu’il ne restait qu’un seul type près des machines à café.

Il paya ses achats et sortit les bras encombrés.

L’air s’enroula autour de son cou instantanément. 

« Monsieur… »

Eric reconnut la voix de la jeune femme. Elle se tenait à deux mètres sur sa gauche, à moitié éclairée par les lampes du bâtiment, le bébé toujours dans ses bras, le pressant encore plus fort contre elle pour le préserver de la fraîcheur. Sans lui adresser la parole, Eric se dirigea vers sa voiture. Il entendit les pas de la jeune femme claquer derrière lui sur un rythme court et nerveux.

Il ouvrit la portière arrière de sa voiture. La jeune femme s’installa sans un mot. 

Eric n’avait plus sommeil. La voiture était parcourue par une vibration paisible. Il regarda dans le rétroviseur et vit la jeune femme endormie à l’arrière, la tête appuyée à la vitre, légèrement inclinée, la bouche entrouverte, le bébé à moitié reposant sur ses genoux.

Plus tôt, ils avaient mangé chacun un sandwich, puis ils avaient bu le jus d’orange au goulot de la bouteille. Elle l’avait remercié d’un murmure, lui avait souri avant de dire en ayant un regard attendri vers son bébé : « Je le savais. »