Archives de catégorie : Francesco Pittau • Nouvelles

Francesco Pittau • Dormir

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Simon pénétra franchement dans la pièce surchauffée, malgré le vertige qui le submergeait par vagues. Il accomplit un pas puis, hop ! il appuya sa main droite sur le coin arrondi du buffet ; un meuble sombre, long comme une péniche, avec ses hublots, ses glaces, ses poignées en laiton et son ancienne odeur de cire et de peinture.

« Merde ! faut pas que j’me pète la gueule… sinon, elle va m’casser les couilles pendant trois jours… » Il avala une profonde goulée d’air et réussit à mener deux foulées, juste assez pour atteindre la table nue sur laquelle une assiette contenant une côte de porc et du chou blanc était posée. La côte de porc ressemblait à un gros morceau de carton.

Simon tira la chaise vers lui et tomba dessus, en sac de viande.

Maman le suivait comme une cible de son regard bleu fondu. Un regard qu’il n’avait jamais pu croiser sans frémir. Maman était assise près du vieux poêle à charbon qui fumait, les bras mi-tendus devant elle, les mains nouées autour du pommeau en cuivre de sa canne. Elle ne disait rien, assise de toute sa largeur sur la petite chaise à fond de paille qu’elle occupait dès le matin, et jusqu’à ce qu’elle cède au sommeil, tard dans la nuit. Elle dormait très peu.
Il n’avait pas faim, seulement envie de se taire et de laisser sa nuque s’incliner vers l’arrière, et ses yeux fixer l’ampoule éblouissante jusqu’à ce qu’il oublie. Mais la voix de Maman l’arracha d’un coup à son début d’engourdissement : « Maintenant, qu’tu rentres, saligaud ? On s’demandait… et tu r’viens, plein comme une bourrique… »

Simon se redressa sur sa chaise. « Droit, bordel, j’ dois rester droit. » Il y parvenait mal. « Qu’elle crève ! » se dit-il fugitivement, en évitant le regard de Maman.

« Alors, t’as fait c’ que tu devais faire ? Tout fait ?… »

Il hocha la tête à plusieurs reprises pour dire “oui”, et il sentit ses yeux basculer vers l’intérieur à chaque mouvement. Il allait vomir. Une bouchée acide remonta dans sa gorge. Il déglutit. « Rien montrer, bon sang, rien montrer ! » Il leva le bras gauche d’une façon incertaine, comme s’il brandissait un poids énorme, mais le bras retomba aussitôt. La main claqua sur la table. 

Maman ne tressauta même pas.

Oui, il avait fait tout ce qu’il devait faire. Il avait encore dans les narines l’odeur sombre de l’eau du canal ; il sentait encore sur son visage les fines éclaboussures qui avaient monté jusqu’à lui ; il humait encore la brise humide qui avait passé sur ses cheveux…

« Tu veux pas manger ? »

Il voulait s’effondrer et mourir de sommeil. Rien de plus. S’enrouler sur lui-même et dans la tiédeur de ses vêtements, puis s’enfoncer. S’enfoncer sans penser à rien.

« Si t’as pas faim, mets l’assiette dans l’frigo. Pour demain. Et puis, on va dormir… »

Simon fermait les yeux quand un grand bruit le fit remonter brutalement à la surface. Maman venait de frapper la table avec sa canne, sans quitter sa chaise, sans même s’être penchée.

« L’assiette dans l’ frigo ! T’as entendu ? »

Il se leva, saisit l’assiette et, d’une allure ondoyante, il fit ce que Maman lui avait demandé.

Dans le frigo, ça puait le légume gâté et le lait tourné. Un jus marron stagnait dans un bol aux flancs décorés de fleurs bleues. Simon plaça l’assiette sur le bol, ailleurs c’était impossible tant il y avait de pots et de paquets, de sachets de nourriture et de matières informes.

En se levant de sa chaise, les bras appuyés sur la canne, Maman grogna : « Allez, au lit, salopard d’ivrogne ! Tu mérites que j’te casse ma canne sur les reins ! T’es juste bon à bouffer, chier, boire et m’faire ronger les sangs. La ferme s’rait une ruine, si j’étais pas là ! Passe devant… Et réveille pas ta sœur… »

Le grand lit aux draps dévastés, occupait presque toute la surface de la chambre, laissant à peine une galerie étroite de chaque côté. Simon s’en approcha doucement et, après avoir ôté sa veste et ses chaussures, il se jeta dessus, côté droit, tandis que sa soeur, encore vêtue de sa jupe et sa blouse rouge, était allongée à gauche, recroquevillée. Simon souffla et ferma les paupières sans même prendre le temps de fixer le plafond réticulé, comme il le faisait habituellement avant de s’endormir.

Peu après, il sentit le matelas ployer sous le poids de Maman qui venait se coucher entre lui et sa sœur.

Plus tard, il émergea du sommeil durant quelques secondes massacrées, et il perçut confusément les sanglots de sa sœur.


Francesco Pittau • Fin de journée

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Elle avait renversé le verre du plat de la main, puis regardé le lait se répandre sur la toile cirée et dessiner ainsi le fantôme d’une pieuvre. Le lait avait goutté sur le carrelage avec un bruit d’aiguilles. Ensuite elle s’était levée, laissant son père, stupéfait, écouter le cliquetis du lait. En passant dans le hall d’entrée, hop ! elle avait croché son vieil anorak d’un balancement du bras, l’avait enfilé d’un seul mouvement et bondi sur le trottoir recouvert d’une mince couche de neige gelée et patinée par les piétinements de la journée.  Une seconde durant, elle hésita, se retourna vers la maison. La porte restée ouverte montrait le corridor pénombreux, les escaliers étroits à droite et, tout au fond, le rectangle cassé de la porte de la cuisine.

« Y va s’ réveiller et s’ foutre à mes trousses ! » Elle démarra aussitôt d’une foulée qui tremblait. « Ja-mais-ja-mais-ja-mais… » Des larmes lui montèrent dans la gorge depuis le ventre. Il lui sembla entendre qu’il l’appelait mais ce devait être une illusion. Un chien lui mordait les reins.

L’heure du repas et le froid et la nuit approchante avaient chassé toute agitation des rues malingres. Quelques fenêtres commençaient à s’éclairer.

Elle n’osait plus se retourner.

Réunissant d’une main les pans de son anorak, elle courut encore dix minutes, peut-être plus, peut-être moins, jusqu’à ce que ses jambes soient engourdies. Une sorte de rage lui serrait la nuque. Elle avait frappé chaque pas de sa course, et une douleur confuse faisait à présent trémuler ses mollets et ses cuisses.

Elle renifla. Ça coulait chaud d’une narine. A cause de l’air glacé, une veinule avait dû péter. Du dos de la main gauche elle essuya le gros du sang puis elle tamponna le reste à l’aide d’un mouchoir rose qui sentait encore la lessive.

La tête renversée vers le ciel blanc sale, elle attendit que cesse le saignement. Puis elle repartit d’un pas traînard. Le froid l’étreignait de partout. Des voitures passèrent au ralenti entre les congères souillées, et elle allongeait sa foulée quand elle voyait les bagnoles faire mine de s’amarrer au trottoir.

« Salaud ! » grognait-elle à voix basse comme pour dissuader toute approche. On ne devait pas l’entendre mais aucune voiture ne s’arrêta à sa hauteur.

Elle avait un peu d’argent dans la poche de son anorak, de la mitraille, mais suffisamment pour se payer un sandwich jambon/beurre qu’elle mangea à petites dents, contre une porte grêlée par la neige.

« Y doit me chercher dans tous les coins. Cette fois, y m’ retrouv’ra pas. Y m’ retrouv’ra pas. Plutôt crever ! »

Elle se voyait, gisant dans une ruelle encombrée de cartons effondrés, de bouteilles brisées, le visage marqué au bleu, le corps labouré par les coups, et lentement recouverte par une neige plus légère que le souffle d’un oiseau.

« Plutôt crever ! » se dit-elle avant d’éclater d’un petit rire qui lui donna envie d’uriner. Elle dégota un coin sombre dans la cour intérieure d’un immeuble, près du local aux poubelles, elle baissa son pantalon et s’accroupit. Et alors qu’elle lâchait la première goutte, elle s’aperçut que la neige recommençait à tomber.


Francesco Pittau • Les fourmis

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Arthur avait d’abord agité les jambes pour se distraire.

Ensuite, il avait regardé ses jambes s’agiter. Et il avait fini par s’ennuyer. Alors, il s’était mis à examiner le décor autour de lui. La véranda dans laquelle il se trouvait : le plafond traversé par de longues fissures, le lampadaire couturé de chiures de mouches, les murs crème, les vasques de plantes affalées le long du mur ; puis ses yeux avaient balayé la cour aux grands carreaux rouges, la porte de la remise aux vitres fendues, le tas de bois pour l’hiver, la porte du garage désormais vide, le grillage de l’entrée, la poignée d’arbres fruitiers dans leur carré de terre, le mur mitoyen qui soutenait deux orangers… Et entre les orangers, il avait aperçu une sorte de trait vague et sinueux grouiller sur la blancheur éblouissante du lait de chaux.

D’un petit coup de reins, il avait quitté le siège en plastique vert sur lequel on lui avait demandé d’attendre.

« Reste assis là, on a des discussions de grands. Sois sage. Tu as soif ? » avait dit sa mère en lui apportant un verre de limonade. Il n’aimait pas la limonade. David aimait la limonade. Il en raffolait mais, lui, Arthur, il ne l’avait jamais aimée. Il secoua la tête pour dire qu’il n’en voulait pas. Qu’il n’en boirait jamais.

Sa gorge était sèche mais il ne boirait pas une goutte de limonade. D’ailleurs, il ne voulait plus boire. Il s’arrêterait de boire jusqu’à la fin du monde. Même pour atténuer la force de la poigne en fer qui lui écrasait l’œsophage.

« Tu es sûr que tu n’as pas soif ? Sûr et certain ? Il a fait chaud à mourir aujourd’hui… »
Arthur leva les yeux sur sa mère puis il marmonna que, non, il n’avait pas soif.

Elle l’avait fixé de ses yeux rougis, esquissé un geste pour lui toucher la joue mais elle s’était figée à mi-chemin avant de se redresser et de rentrer dans la maison en disant que s’il changeait d’avis, il n’avait qu’à demander.

Mais il n’avait rien demandé.

             
Maintenant, il faisait un pas timoré vers la cour, l’oreille aux aguets. A l’intérieur, ça continuait de bavarder. Un murmure franchissait à peine le rideau de perles sombres.
Il quitta l’ombre de la véranda.

D’un seul coup de langue, le soleil enveloppa son visage. Son costume lui parut soudain cousu sur sa peau. Il eut une grande inspiration. Une chaleur fade emplit ses poumons. Il essaya de respirer doucement pour avaler le moins possible de cet air sec comme un morceau de laine brute.
Il s’approcha du mur, suivant des yeux le trait qui grouillait de plus en plus nettement. Il savait ce que c’

« Des fourmis… » pensa-t-il. Et aussitôt, il les détesta.

Il s’en approcha encore, l’estomac noué. Pourtant, il ne craignait pas les fourmis. Ou, du moins, il ne les craignait plus. David lui avait appris à surmonter sa peur.

Il avait presque le nez sur le mur. Les fourmis menaient leur va-et-vient de brins et de graines, comme s’il n’était pas là. Durant quelques instants il les examina sans bouger. 
Il souffla doucement sur les fourmis. Certaines d’entre elles s’arrêtèrent une fraction de seconde puis elles reprirent leur course.

Arthur les détestait vraiment, ces fourmis, à cause de la peur qui revenait lui tordre le ventre.

A l’aide d’une brindille, il cassa le cortège des fourmis. Il y eut un affolement parmi les insectes. A gauche, à droite, puis les files se reformèrent.

Arthur cassa le cortège plusieurs fois de suite, et les files se reconstituèrent à chaque fois. Une espèce de colère s’empara de lui. Et hop-hop-hop-hop ! il brouilla les files à coups de brindille, expulsant les fourmis loin de leur chemin balisé.

Et il les regarda errer dans une panique totale, écrabouillant l’une ou l’autre, de la pointe de sa brindille.

Là, David aurait été fier de lui. Et à cette seule idée, un sourire vint sur ses lèvres. David aurait été fier de lui.

« Qu’est-ce que tu fais ? »

Sa mère s’approchait à rapides enjambées. Sa robe noire l’amincissait et faisait paraître ses cernes encore plus bleus.

« Ne reste pas en plein soleil. Tu vas être malade. » Elle planta sur lui un regard presque furieux.

« Tu veux être malade, toi aussi ? »

Non, il ne voulait pas.

« Alors, reste à l’ombre, comme j’ai dit. »

Il ne faisait rien de mal : il jouait avec les fourmis sur le mur. Comme David.

Sa mère s’accroupit à sa hauteur et murmura : « Tu sais bien… » mais elle n’alla pas plus loin.
Arthur sentit la poigne en fer lui serrer de nouveau l’œsophage.

Francesco Pittau • Le hérisson

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

De la pointe de son soulier droit, Paul fit rouler le hérisson qui avait gonflé. Le cadavre bascula sur le dos et s’immobilisa. On voyait parfaitement les petites pattes griffues et raides, le museau scellé et la large blessure du ventre envahie par la vermine. La veille, il avait aperçu le hérisson trottant sous la haie informe du fond du jardin. Ça faisait une semaine que Paul avait remarqué la présence de l’animal. Et depuis, il guettait ses sorties prudentes, quand la lumière déclinait et que la chaleur devenait plus supportable. Un matin, il avait posé sur son chemin une vieille assiette creuse remplie d’eau. Le soir, l’assiette était presque vide mais Paul était incapable de dire si le hérisson avait bu ou non. Il rôdait une kyrielle de chats errants et d’animaux furtifs sans doute assoiffés.

Dans l’herbe haute, un caillou attira son regard. Il était tout en angles et en facettes, rose, orange, veiné, taché de blanc. Sur certaines arêtes, un éclat acéré, presque métallique, brillait. Entre les brins d’herbe, les fourmis s’affolaient. Une saison à fourmis et à insectes, à bestioles de toutes sortes. Il pleuvait, il faisait chaud, et toute la végétation profitait de ce temps-là, proliférait, poussait ses branches et ses feuilles dans une gesticulation insensée. Paul soupira. L’air humide empoissait ses bras.

« Faut tondre la pelouse… elle pousse comme la lèpre… »

Le ciel était encore encombré de nuages immobiles. Il allait pleuvoir d’un moment à l’autre, d’une heure à l’autre. La journée ne s’achèverait pas sans une goutte d’eau. La mécanique était enclenchée : pluie, chaleur, pluie, chaleur…

« Faut l’enterrer sinon ça va puer la mort… »

Il regarda le hérisson encore une fois. On ne pouvait pas laisser ce cadavre traîner là, et attirer mouches et charognards.

Cela ne lui prendrait que quelques petites minutes : trois coups de bêche, et le trou serait assez profond pour le petit cadavre. Bien assez profond pour échapper au flair des animaux. Il avait juste le temps avant le dîner.

Comme il se dirigeait vers la remise pour prendre la bêche, Fanny l’appela pour manger.

Fanny avait des doigts d’or pour la cuisine. Elle avait des doigts d’or pour tout ce qui concernait le travail domestique. D’un bout de tissu elle faisait une chemise, une nappe, une robe. « Elle a des doigts d’or. » pensa Paul en la regardant servir le veau mijoté. Ses bras étaient un peu lourds « Mais pas trop », se dit-il. Il remarqua la légère acidité de sa transpiration. Elle avait eu chaud en cuisinant.

« Tu me diras si c’est bon ? Ne me raconte pas d’histoire pour me faire plaisir. C’est la première fois que je cuisine le veau de cette façon. Si ça ne te plaît pas, dis-le-moi. Je n’en referai plus. Promis ? »

« Promis… » dit-il en enfournant un bout de viande piqué au bout de sa fourchette. Il mastiqua lentement, les paupières mi-closes. Quand il eut avalé, il marmonna : « Délicieux. » Fanny eut un sourire pareil à une blessure.

« Merde ! Je vais pas le retrouver… » Paul avait oublié d’ensevelir le cadavre du hérisson. Il s’en était souvenu alors que la nuit avait occupé tout l’espace. Alors il s’était précipité : avait dégoté sa petite lampe de poche, celle qui fonctionnait une fois sur deux et qui n’éclairait presque pas ; il avait ramassé la bêche dans la remise, et il s’était mis à la recherche du hérisson mort.

Dans l’obscurité, le jardin avait des dimensions mouvantes et incertaines. La pelouse ressemblait à une mare d’eau froide.

Paul se rappelait exactement l’endroit où gisait le cadavre. Bien sûr qu’il se le rappelait — pas loin du buisson, à trois pas du groseillier, à une enjambée du bouleau qu’il faudrait bientôt étêter. La lumière de la lampe de poche tressautait sur l’herbe. Paul s’avança jusqu’à l’endroit supposé. Le cadavre était encore là. Il allait l’enterrer sur place. Serrant la lampe de poche entre ses dents, il commença de creuser. La bêche s’enfonça aisément, le sol était détrempé. En trois coups, Paul obtint un trou suffisant pour le hérisson. Il le posa au fond puis le recouvrit avec la terre entassée sur le côté. Puis il dama la terre avec le plat de la bêche, et à chaque coup asséné, il sentit le tremblement de la bêche passer du manche à son bras, puis du bras jusque dans sa poitrine.

Quand il eut terminé, il était en nage. « J’suis dans un sale état pour un trou de rien du tout. J’vais attraper la crève… » Mais au lieu de rentrer, il demeura sans bouger, ses mains croisées sur le bout du manche de la bêche, la lampe de poche toujours entre ses dents.


Francesco Pittau • La dernière station

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Eric avait baissé la vitre de la voiture et se laissa enivrer par l’air nocturne qui pénétra en lui comme un gant froid. Une vague vive emplit l’habitacle, effaçant d’un coup la moiteur qui y régnait. Il se tortilla, se redressa, se cala dans son siège et s’efforça de respirer avec toute la profondeur de ses poumons. Il roulait depuis des heures… il avait traversé des plaines lisses et monotones ; des vallées ravagées par le soleil et à présent il s’enfonçait dans un vaste paysage de forêts endormies. 

L’autoroute déserte paraissait immobile dans la trouée fixe des phares. Il se frotta les paupières d’une paume lasse et rapide, essaya de se désengourdir en faisant quelques mouvements étriqués, mais il continua de se sentir raide comme du bois mort. 

« Putain d’autoroute… »

Il eut un pincement aigu à l’estomac en se rappelant la bretelle de sortie qu’il avait croisée, 500 kilomètres auparavant— une sortie minuscule qui courait se fondre dans un bourg ensoleillé… Il y avait eu d’autres bretelles de sortie mais celle-là l’obsédait.
L’air froid était devenu glacial. Il remonta la vitre et se retrouva dans sa coquille à peine égratignée par le monde extérieur. Des voix tentaient de s’agripper à la carrosserie, glissaient sur toute la longueur puis lâchaient prise avec une espèce de crissement exaspéré.  
Là-bas, par-dessus les cimes, il aperçut une lumière diffuse et bleuâtre. Au fur et à mesure qu’il s’en approchait, du rouge et du jaune vinrent s’ajouter. Une station-service. Il allait pouvoir faire le plein, boire quelque chose…

Huit pompes à essence étaient alignées sous une sorte de gigantesque marquise blanche en forme d’aile d’oiseau. Il s’arrêta à hauteur de la pompe 6, descendit de voiture et fit le plein. Ensuite, il remonta dans son véhicule et démarra pour aller se garer devant le bâtiment vitré qui s’étalait en face des pompes. Une enseigne bleue et rouge brûlait sur le toit plat.
Quelques énormes camions étaient pétrifiés sur le parking un peu plus loin, et deux petites voitures engluées dans l’obscurité et l’humidité. Au lieu de sortir de sa voiture, il resta de longues minutes sans bouger, les yeux mi-clos, la nuque abandonnée à l’appuie-tête. Lorsqu’il ouvrit les paupières, il vit qu’un homme avait collé son visage contre la vitre du bâtiment et le regardait d’un air perplexe.

« Il doit penser que j’essaie de resquiller… »

L’homme, vêtu d’un polo rayé jaune et noir, se tenait derrière la caisse. D’une voix étouffée, il annonça la somme due pour l’essence. Sans lever les yeux, il happa les billets d’une main preste, fit tinter la caisse et jeta la monnaie sur le banc. Eric fit comme s’il n’avait rien remarqué de l’hostilité larvée, et il s’éloigna vers les toilettes. Le local était humide et frais, avec une odeur qui emportait le nez et la gorge. Il pissa rapidement, en retenant son souffle.

Trois types épais et massifs traînaient près des machines à café, ainsi qu’une jeune femme mince serrant contre sa poitrine un bébé qui dormait. Elle marchait de gauche et de droite tout en marmonnant. Comme il allait glisser une pièce dans la fente de la machine, la jeune femme s’approcha et, fixant un point par-delà son épaule, elle dit : “Il a mal…” Sa voix était terne. « Il a très mal. Il s’est endormi mais il a très mal. Il faut le soigner. Mon mari dort dans la voiture. Il n’en peut plus. J’attends qu’il se réveille. Lui, il dit que son fils n’a rien. » Le bébé, renfrogné, la peau comme frottée, tétait un sein invisible de ses lèvres avides. 

Eric ne savait que répondre. Il la regarda, recula d’un pas en lâchant un « ah ». Elle avança d’un pas et dit de sa voix qui semblait s’effilocher : « Je peux venir avec vous ? Vous me déposerez à la première sortie… Puis je me débrouillerai pour trouver un hôpital, n’importe qui capable de sauver mon bébé… »

Il recula encore ; elle n’eut aucun mouvement dans sa direction. Alors il lui tourna le dos.
Dans les grands réfrigérateurs du fond, il prit deux sandwichs au fromage emballés dans de la cellophane, et une grande bouteille de jus d’orange. En se rendant à la caisse, il vit que la jeune n’était plus là, et qu’il ne restait qu’un seul type près des machines à café.

Il paya ses achats et sortit les bras encombrés.

L’air s’enroula autour de son cou instantanément. 

« Monsieur… »

Eric reconnut la voix de la jeune femme. Elle se tenait à deux mètres sur sa gauche, à moitié éclairée par les lampes du bâtiment, le bébé toujours dans ses bras, le pressant encore plus fort contre elle pour le préserver de la fraîcheur. Sans lui adresser la parole, Eric se dirigea vers sa voiture. Il entendit les pas de la jeune femme claquer derrière lui sur un rythme court et nerveux.

Il ouvrit la portière arrière de sa voiture. La jeune femme s’installa sans un mot. 

Eric n’avait plus sommeil. La voiture était parcourue par une vibration paisible. Il regarda dans le rétroviseur et vit la jeune femme endormie à l’arrière, la tête appuyée à la vitre, légèrement inclinée, la bouche entrouverte, le bébé à moitié reposant sur ses genoux.

Plus tôt, ils avaient mangé chacun un sandwich, puis ils avaient bu le jus d’orange au goulot de la bouteille. Elle l’avait remercié d’un murmure, lui avait souri avant de dire en ayant un regard attendri vers son bébé : « Je le savais. »


Francesco Pittau • Par les couloirs

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Sarah portait son bras gauche comme une aile malade. Elle se l’était cogné en passant la porte vitrée peinte en blanc jusqu’à mi-hauteur. La douleur, brutale, vive et passagère avait engourdi son bras et, depuis, elle le tenait recroquevillé. Elle avait à peine gémi pourtant. Ce n’était pas le moment de jouer au bébé.

Une sorte de gémissement étouffé avait éclos au fond de sa gorge mais sous le regard de sa mère il s’était rabougri d’un seul coup, et transformé en grimace. La mère n’avait rien vu ; la mère ne voyait rien, la mère ne pouvait rien voir, obnubilée par sa destination, braquée vers son but ; le menton légèrement tendu vers l’avant, les lèvres amincies par l’effort, elle semblait haler un poids mort sur ses pas.

« Il faut suivre la ligne bleue » murmura-t-elle comme si elle craignait de l’oublier.

Sarah sursauta au son de cette voix qu’elle n’avait pas reconnue. Une voix qui s’épuisait dès qu’elle venait au jour. Une voix qui paraissait retomber sur ses lèvres en petits lambeaux.
« Ne traîne pas, Sarah, papa nous attend… »

Sarah ne pensait plus du tout à son bras, elle ne pensait qu’à cette ligne bleue qu’il fallait suivre absolument comme l’avait recommandé la jeune femme rousse de l’Accueil, dans un sourire de dents très blanches : « Gardez bien la ligne bleue à l’œil et vous ne vous perdrez pas dans ce labyrinthe. »

Sarah avait mâchonné le mot “labyrinthe” dans l’ascenseur qui descendait, puis elle l’avait écarté de son esprit afin de ne pas être distraite : « Papa attend… Suivre la ligne bleue… »
Des couloirs, des portes qui s’ouvraient et se refermaient sans bruit, des hommes et des femmes vêtus de blanc ou de bleu pâle, parfois de vert, et qui marchaient sur des semelles muettes. Pas comme celles des chaussures de sa mère, qui clac-clac-clac-claquaient trop fort entre les murs silencieux. Sarah clignait des yeux à chaque “clac” qui se fichait comme une épingle dans son bas-ventre.

La ligne bleue filait droit, s’estompait par endroits, réapparaissait plus loin, après deux ou trois enjambées, s’effilait, s’épaississait, partait en morceaux avant de reprendre sa forme initiale. Et puis, elle s’arrêta brusquement.

La mère, qui serrait dans son poing une petite balle rouge qu’elle venait de sortir de son sac à main dont la sangle faisait un trait sombre sur son épaule, dit dans un souffle à peine audible : « La ligne… », avant de rester pétrifiée devant la ligne interrompue à ses pieds. Elle se pencha pour vérifier qu’elle ne se trompait pas ; se redressa ; eut un bref regard vers Sarah puis elle laissa échapper un soupir.

Le couloir se poursuivait encore quelques mètres, puis il s’écartelait en croix.
Sarah se tortilla. « Pipi… » se dit-elle tandis que sa mère s’avançait jusqu’au croisement d’un pas stupéfait.

Elle regarda à gauche, puis à droite, puis encore à gauche, puis encore à droite, puis elle regarda devant elle ; ses cheveux masquaient un peu son visage. Elle revint vers Sarah.
« Il n’y a plus de ligne…»

A ces mots, Sarah bloqua sa respiration pendant quelques secondes. Elle reprit une goulée d’air seulement lorsqu’elle sentit une bouffée chaude envahir son crâne et picoter la racine de ses cheveux.

« Viens… » dit sa mère « on va finir par trouver quelqu’un pour nous aider… »

Elles s’engagèrent dans le couloir de gauche. De larges portes à battants ponctuaient leur marche. On devinait des présences dans des lumières blanches ; parfois, dans une sorte de hublot, on apercevait un lit, un visage endormi, une silhouette immobile. Les pas de la mère clac-clac-clac-claquaient encore plus clairement sur le revêtement. Sarah avançait à pas serrés.
Sa mère avait recommencé à triturer la petite balle rouge et, de temps en temps, elle ralentissait son allure pour permettre à Sarah de la suivre. Mais Sarah marchait de plus en plus lentement. La douleur à son bras s’était réveillée.

« Allez, ne traîne pas… papa nous attend… »

Sarah eut un sourire qui tremblait, et comme elle élargissait sa foulée, elle sentit une coulée tiède glisser rapidement sur sa jambe droite.


Francesco Pittau • Une attente infinie

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

— Oh, t’as vu ?
— Non, quoi ?
— La neige. Il neige. Je ne sais pas depuis quand. Y a dix minutes, il neigeait pas, je crois. Et là, on dirait qu’il a neigé pendant des semaines…
— Fallait s’y attendre. Ça menaçait depuis un moment. Ouais, tout est blanc. On voit plus rien
— Ça me fait peur tout ce blanc. Pire que du noir. Le noir, tu peux l’éclairer mais le blanc…
— Eclairer le blanc ?
— Rien, je dis rien. Ce qui me passe par la tête seulement.
— Mouais, toi et ta fantaisie…
— J’ai pas d’imagination, je vois des choses et je les dis. Mais j’ai pas d’imagination.
— T’en as à revendre à n’importe qui. Comme maman. Elle avait toujours des trucs à raconter, des histoires invraisemblables. J’aimais bien mais parfois elle me foutait la trouille avec ses histoires. J’avais même l’impression qu’elle voulait me faire trembler dans ma culotte.
— Oh, non… pas elle…
— En tout cas, elle est arrivée à me faire peur…
— T’as toujours été un trouillard.
— Non, j’ai jamais été un trouillard. Prudent, ça c’est vrai. Je me lance pas comme un bouc sur la chèvre. J’attends le bon moment. Mais je suis pas un trouillard.
— C’est vrai. J’ai trop parlé, là. Je regrette.
— Oh, le père m’en a dit des pires et je suis toujours debout… Je m’en remettrai.
— Oui.
— Lui, il s’en remettra pas.
— Non.
— Il l’a cherché.
— Oui, il l’a cherché. On dirait même qu’il le cherche sans le savoir. Comme par instinct.
— En tout cas, il a trouvé.
— Oui…
— Mais peut-être qu’il va pas revenir…
— Il revient toujours. Maman le disait : “Il est increvable.”
— C’est vrai qu’elle disait souvent ça : “Il est increvable.” Mais il va bien finir par crever, un jour. Y a rien qui reste debout tout le temps. Tu te rappelles le boucher ? Rouge, costaud comme deux bœufs, des poignets comme des mollets et des mollets comme des bûches… il est tombé d’un coup ! au milieu des tripes et du sang du cochon qu’il venait d’égorger…
— Ahahahahahahah ! et comment que je m’en souviens… ce saligaud… Il tripotait tout ce qui passait à sa portée. Ici, il a essayé dix fois… Avec ses vendeuses, il se gênait pas beaucoup.
— On l’a dit. J’ai jamais vu…
— La camionnette ! Je crois que j’entends la camionnette !
— La camionnette ?… Non, j’entends rien… Et puis, le temps de descendre dans la vallée, de faire des provisions, de remonter avec les routes enneigées, il lui faudra bien quatre heures en tout. Ça fait juste un peu plus de deux heures…
— J’espère qu’il ne reviendra pas…
— Ce serait plus simple mais il va revenir. Plus d’une demi-journée éloigné de sa maison, il reste pas. Il est quasiment né ici…
— Et il y crèvera, c’est sûr.
— J’ai envie d’un café…
— Moi aussi, tiens, histoire de dire.
— T’es pas obligée.
— Je sais. Mais ce qui est dit est dit.
— Je le prépare.
— Je vais sortir le pain du four. Faudra le changer plus tard.
— Oui…
— Il fonctionne plus très bien. Il chauffe plus d’un côté que de l’autre… le pain retombe pas cuit…
— Du pain reste du pain, même pas bien cuit.
— Maman aimait les choses bien faites. Moi aussi. J’ suis comme ça, c’est tout.
— Personne n’est jamais mort d’un pain mal cuit.
— C’est pas une raison. En tout cas, moi j’aime bien quand il est cuit égal partout.
— Le café est prêt. Ta tasse, sur la table…
— Un bon pain doit ressembler à de la brioche. Je vois le pain comme ça.
— C’est une phrase du père…
— Il a pas tort sur tout. Il a pas tort quand y parle du pain. Sa mère était une finassière pour le pain. Je dois tenir ça d’elle.
— Ou de lui.
— De lui aussi. Mais c’est un homme, et moi pas. J’ai dû hériter de sa mère. Il a répété mais sans comprendre vraiment. Il a jamais fait de pain. Il l’a mangé, c’est tout. Il en a bâfré du pain ! Bon Dieu qu’il en a bâfré !
— Il se nourrit presque que de ça. Et de viande. Là, il va en vouloir encore une platée monstrueuse. Surtout avec le temps qu’il fait.
— Ecoute… c’est pas la camionnette ?…
— Impossible ! J’ai calculé avec toi… il sera pas là avant deux heures… Un peu plus, si la neige continue de tomber. Ton café refroidit. L’oublie pas.
— Je l’oublie pas. Je le bois puis je prépare pour son retour…
— Dans deux heures…
— Oui, dans deux heures.

Francesco Pittau • Un jour à la mer

pittauFrancesco Pittau est l’auteur et le concepteur d’une centaine de livres pour la jeunesse (Seuil, Gallimard, Les Grandes Personnes, Albin Michel). Quatre recueils de poèmes, deux destinés à la jeunesse (Des noms d’oiseaux, au Seuil et Un dragon dans la tête chez Gallimard) et deux recueils adultes (Un crabe sur l’épaule, au Seuil et Une maison vide dans l’estomac aux Carnets du Dessert de Lune) ; il est en outre l’auteur d’un recueil d’aphorismes Une pluie d’écureuils paru aux Carnets du dessert de lune.

 

Marianne avait toujours prétendu ne pas savoir nager, et là, il la voyait pousser sa brasse (sans allure, il est vrai) dans l’eau transparente et verdâtre par endroits à cause de la végétation qui couvrait le fond près du rivage. La plage était étroite, constituée de petits galets et d’un gros sable gris ; on y accédait par un sentier en pente, large comme un pas, qui sinuait entre des pierres et des touffes d’herbes solides et minérales— d’énormes rochers lisses étaient fichés un peu partout, comme après une explosion.

José s’était laissé convaincre. Marianne aimait la chaleur, les longues heures baignées par l’air poisseux, les siestes interminables et les silences ; vers dix heures du matin, ils avaient quitté l’hôtel situé à deux kilomètres de la côte— un panier bourré de petites bouteilles d’eau, de tranches de pain, de tomates allongées comme des courgettes, de fromage de chèvre et de quelques pêches, posé sur le siège arrière de la voiture.

Tout cela avait été préparé par la patronne de l’hôtel, qui leur avait dit dans un mauvais français qu’ils ne seraient pas déçus par la plage, même si elle n’était pas de sable fin. En plus, elle était toute proche de l’hôtel. Ils auraient vite fait de rentrer lorsqu’ils en auraient assez. Ils avaient choisi cet hôtel pour ces raisons : son isolement dans les collines, et sa proximité avec la mer— afin que Marianne puisse profiter à l’occasion de la plage. Les premiers jours, José avait réussi à tenir un programme serré de visites diverses : petites églises à moitié effondrées, chicots de temples gréco-romains et même une fromagerie artisanale tenue par un vieil homme qui sentait la sueur et la crasse. La région était pauvre en lieux à prospecter : on y rencontrait surtout des combes désertes, des roches basaltiques et des terres rouges qui faisaient mal aux yeux quand le soleil était à son zénith. Marianne avait feint de s’intéresser aux visites de José, mais il n’avait pas été dupe. Surtout qu’elle ne cessait de répéter qu’il faisait une chaleur à se foutre à l’eau tout habillée. Pour toute réponse, José lui souriait doucement, comme il aurait souri à une fillette ; elle lui souriait en retour, secouant sa chevelure rousse coupée au carré.

Après avoir épuisé son réservoir de visites, José ne voulut plus sortir de l’hôtel pendant deux jours, prétextant que la canicule le terrassait, et il passa ces deux jours à lire quelques pages d’un livre sans intérêt, et à sommeiller dans la cour de l’hôtel, sous un parasol vert et blanc. Marianne avait grogné que l’inactivité à l’hôtel lui pesait. “Si c’est pour rester allongée à ne rien faire, j’aime autant le faire au bord de l’eau.” José avait dit qu’il la comprenait mais il n’avait pas réagi avant le lendemain.

« Je vais demander qu’on nous prépare un panier-repas… et on ira à la plage toute la journée… »

 

*
 

Il sentait le soleil sur ses épaules nues ; il avait ôté sa chemise à manches courtes— gardant ses pantalons beiges et ses espadrilles bleu foncé. Assis sur un rocher plat, il se laissait ensommeiller par la touffeur et le remuement régulier de la mer ; de temps en temps, quelques vagues brisaient le rythme, accouraient depuis l’horizon, s’enroulaient puis venaient se déployer et s’éparpiller sur le gros sable gris ; de rares oiseaux glissaient dans le ciel vide de tout nuage ; très haut, un point scintillant était passé et une sorte de vibration était parvenue jusqu’aux oreilles de José, quand le point scintillant avait déjà disparu.

« Jo ! »

Marianne, de l’eau jusqu’aux lèvres, agitait un bras dans sa direction tandis que de l’autre elle se maintenait maladroitement à flots. Il agita une main en réponse. “On dirait un veau marin…” pensa-t-il. Il n’avait aucune idée de ce qu’était un veau marin mais ça lui était venu d’un coup à l’esprit. Il regarda Marianne qui s’était remise à patauger, à grands battements de pieds, comme si elle voulait faire écumer toute l’eau de la mer.
Il ferma les yeux. La chaleur était raide. Le panier-repas attirait quelques mouches bleues qu’il éloigna de la main, visant au hasard. L’air était figé.

« Joooo ! »

Marianne s’était éloignée du rivage d’une dizaine de mètres ; comme tout à l’heure, elle s’était tournée vers José et lui faisait un signe de la main. Il répondit cette fois par un mouvement de la tête et un sourire qu’elle ne dut pas voir. Elle était trop loin. De toute façon, elle s’était de nouveau tournée dans la direction du large et s’était remise à nager.
Exaspéré par la chaleur, José plongea la main droite dans le panier-repas et en tira une pêche dans laquelle aussitôt il mordit à pleine bouche, sans l’avoir pelée. La chair fondait, il la déglutissait, puis recrachait la peau velue qui se coinçait entre ses dents. Deux ou trois guêpes s’ajoutèrent aux mouches. Elles dérivèrent lentement autour des fragments de peau de pêche, se posèrent dessus brièvement puis repartirent, alertées par un invisible danger, avant de revenir se poser.

José les contemplait, de plus en plus envahi par une torpeur irrésistible. Il était en sueur ; les guêpes et les mouches grouillaient sur la peau de pêche. De très loin, il entendit qu’on l’appelait. Il releva la tête. Marianne n’était plus qu’un point roussâtre sur l’eau, un point perdu parmi les paillettes qui palpitaient comme de minuscules volets. Le bras de Marianne devait probablement se balancer de gauche à droite, pour le saluer, mais il n’en perçut qu’un trait clair et fugace.

A l’aide de sa chemise roulée en boule, il se tamponna sous les aisselles, puis il s’épongea le visage, et sa propre odeur lui sauta au nez avec la violence d’un coup de poing.