Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (1, seconde partie, et 2)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.


Lucile avait fermé les yeux. La tête légèrement penchée en arrière, elle cherchait à ressentir au plus profond d’elle-même les effets sensuels des gestes et des phrases de Fordern.

Elle était torse nu, ayant gardé son blue jean (son bleu de Gênes) bien moulant qui lui allait à ravir. Fordern s’était aussi mis torse nu, mais il ne faisait qu’approcher le buste de Lucile, tout juste pour qu’elle sente sa présence, sa chaleur, mais sans pour l’instant la douceur du contact, créant ainsi une nouvelle attente, une nouvelle et tendre attente.

D’un coup, il la souleva dans ses bras, la porta et la posa sur le lit où elle s’enfonça dans le matelas profond d’autrefois. Caressant à pleine main cette fois-ci son ventre chaud, et lui parlant aussi, l’incitant à se détendre pleinement, à rechercher la plus profonde décompression (tout cela au creux de l’oreille, à la limite de la perception et avec la délicatesse de la confidence), il s’était dans son bagage subrepticement saisi d’une poignée de crayons de maquillage bleus, et avait commencé, tout en continuant les caresses de l’autre main, à tracer sur le corps de Lucile des lignes et des plages bleues.

Le bleu s’ombre. L’espace bleu clair ainsi dessiné descendait de la clavicule à la naissance du sein, et, outre le fait de proposer au regard un double plan de lecture, le volume de la forme et l’irruption de la couleur, se recouvrait par places et peu à peu d’un autre bleu plus dense, plus profond qui auréolait et s’étirait en croissants et bordures Prusse, levant d’autres volumes et des vagues virtuelles. Ces bleus ombrés et ourlés, par contraste, rendaient le reste du buste plus impressionnant encore.

Fordern avait délicatement et progressivement atténué ses caresses puis les avait abandonnées. Il avait installé un petit éclairage halogène et photographiait maintenant Lucile d’abord allongée, puis ensuite levée debout, lui demandant de passer ses mains dans les cheveux pour mettre en valeur son buste. Il alternait les objectifs, allant du plan large à la photographie rapprochée. Lucile avait apprécié en premier toutes ces caresses très douces et localisées puis cette séance de prise de vues où l’homme tentait de traduire la beauté de son corps à elle, de garder la trace de son regard et d’imprimer aussi un peu de sa créativité.

En fait, aucune relation sérieuse, plus approfondie n’avait succédé à ce contact entre les deux êtres. Il faut dire que les évènements ne l’avaient pas vraiment facilité. Fordern avait décroché un contrat sur la préservation de la forêt atlantique brésilienne et était parti six mois outremer, et Lucile, ayant pris du retard sur sa thèse car beaucoup de sources germaniques s’étaient révélées incontournables et avaient exigé des déplacements et des traductions fastidieuses, avait dû s’enfermer au travail pour respecter les délais.

Elle fut donc très surprise, et même un peu flattée, lorsque dans la salle d’attente de son dentiste, elle tomba, dans l’une de ces revues bon chic bon genre en papier glacé, truffées de pubs et de mode, sur son buste bleui – de forts belles photos ma foi, Fordern avait trouvé les angles pour exprimer les courbes… – une série de photos couleur vraiment superbes, sans aucune vulgarité, toutes centrées sur l’esthétique, la beauté des formes et teintes. Le photographe avait simplement signé “KF” et intitulé la série “le corps, don bleu”. Le journaliste qui signait l’article était comme à l’habitude dans ce genre de périodiques, dithyrambique (le « renouveau photo-graphique du nu », le « nu new style », vite à New York, etc…) et plat. Au fond d’elle-même, elle en voulait un peu à Fordern, mais cela l’amusait plutôt, rassurée par l’anonymat sur sa personne. Elle sortit du dentiste avec un sourire un peu narquois qui accompagna son trajet à pied jusqu’au campus.

Cette aventure n’avait eu chez elle, en apparence, qu’un effet minimal. Depuis ce temps, en effet, elle avait légèrement modifié son vocabulaire, légèrement, et pour des moments précis. La marque de l’étonnement qu’autrefois elle exprimait de façon anodine par des « ah ! bon ! », des « hein ! » ou plus maîtrisés des « vraiment ! » ou des « incroyable ! » s’était muée en des « ventrebleu ! », proférés avec une douceur feutrée et un éclat malin du regard, et des « palsambleu ! » dits également avec une douceur sensible et un œil un peu moqueur, mais celui-là, pas très bien prononcé, le “an” de “am” tirant plutôt vers un son “un”, donnant un résultat intermédiaire : « pâle sein bleu ! ».

Dure et douce. Sens-tu comme cette après-midi fut dure et douce, Karl ? La douceur des feuilles au sol, de leurs tons, du contact souple sous nos pieds, l’air frais au sortir de la forêt, vers les prairies.

Et dure par le métal, l’engrenage des mécaniques, les portières, les sons convulsifs du démarreur, les pneus s’usant sur l’asphalte, la vitesse du véhicule pénétrant l’air comme pour y échapper, la voiture, espace métallique et plastique clos.

C’était Lucile qui avait parlé.

Tu vois, Karl, cette après-midi, c’était très toi. Doux et dur à la fois. Karl avait froncé le sourcil. Lucile savait sans crier gare l’atteindre au fond de lui-même, près de son être. Aimant dominer son sujet, il n’avait pas l’habitude. Elle lui montrait ainsi qu’il parlait de choses superficielles, bien qu’intéressantes, documentées, copieuses, certes, mais la profondeur de l’être ne transparaissait pas.

L’être profond ! Aveugle, Karl, tu es aveugle. L’être profond. Insistante recherche de Lucile, insistante de tous les instants. Soif d’être. Elle a soif d’être ! L’humanité intérieure de Lucile commençait à poindre aux yeux de Karl ; une perception qui quoique tenue, filiforme lui entrait même par les yeux, diffusait en lui, se dirigeait, non pas vers son esprit mais vers la profondeur de son torse, dans son intimité respiratoire cadencée. Que produisait-elle là ! Karl sentait son souffle opérer un autre rythme, non plus son rythme mécanique habituel (le moteur, les vitesses, les cylindres… ils avançaient vite sur la voie rapide, au son happé des jointures du bitume), non plus son rythme mécanique habituel, mais un tempo plus fragile, ouvert sur l’extérieur, sensible, irrégulier comme une musique contemporaine qui serait harmonieuse.

Les feuilles. La forêt. La courbe du sentier et le talus éclairé… Ces nouveaux intervalles respiratoires provoquaient aussi chez Karl une mutation plus intime encore, cela semblait extirper (herausfordern) son émotion, ses émotions.

Submergé par ces modifications, et peut-être par précaution, son mental coupa net, revenant au présent routier. Pas trop à la fois !

Mais Lucile ne l’entendait pas ainsi. D’autres incidentes fondamentales étaient prêtes pour le reste du parcours. Heureusement Mulhouse approchait. Il tenta de mémoriser toutes ces questions tout en sachant ou ressentant qu’elles le pénétraient comme les autres et qu’elles seraient stockées quelque part en lui, agissantes.

L’être profond, seule cette expression demeurait dans son esprit, obsédante. Il tenta une analyse grammaticale idiote, quoique.

L’être profond, cette expression était-elle au singulier ou au pluriel ?
Toi et moi singuliers. Nous pluriel ?

Le véhicule se rangeait en cahotant dans le parking provisoire du centre de Mulhouse, espace livré à la voiture après de nouvelles démolitions. Les pneus essayaient d’éviter les clous et autres résidus métalliques. Karl sourit en revoyant le cabriolet bleu sombre de Lucile : il se rappelait les bleus tracés sinueux qu’il avait apposé sur son corps, les trouvant tout-à-coup superficiels. En surface. Surfant sur le corps, surfant sur sa surface. Alors qu’elle, elle dessinait en lui un autre être, modelé dans la couleur profonde des sentiments et façonné par lui-même ! Un autre être ! Qui prenait naissance en lui, au fond de lui.

Ils se séparèrent rapidement.

Bouleversé, Fordern rentra directement chez lui, supprimant son traditionnel passage au bureau en fin de journée. Quel nouvel être sommeillait désormais en lui ? Il s’allongea, tentant de remettre de l’ordre dans ses idées ; mais cet ordre ne venait pas, mais à sa place un autre, impérieux : écrire ! Ecrire, comme le disait Barthes, au merveilleux sens intransitif du verbe. Ecrire. Cristalliser les mots. Il lui fallait désormais écrire…
Lucile, la musique et les mots.


2. Ode à l’x


Ex-il

L’ex-il de Saxe s’exerce, sexe herse.
Il voit la cible, cherche l’axe exact, axe et cible.
Ex-il prend le temps, des entractes, des entre-axes, Ex est lent.
Ex qui ? Saxon évadé, évasif, désaxé, désexé, hors axe, hors âge !

Ex-elle


Ex-elle, qui est-elle ? L’âge exact, l’âge actuel.
Ex-actuelle, qu’acte-t-elle ? L’exil du sexe, l’ex-sexe ?
Ou (houx, ilex) le retour de son saxon, redevenu axe et cible.
Ex-perte, exactement. Elle acte la fin de sa perte, la fin de l’exil.

Eux

Ex-elle et Ex-il unis à neuf, ré-unis, Ex-il uni vers elle.
Ex-elle aimant, Ex-elle enserrant, tous deux se dés-ex-ant
Devenant ré-il, ré-elle et eux, ré-eux.
Eux re-liés, heureux. Elle et lui. Sexe et Saxe. Excès axés !


Ile de Saxe.
Aile de sexe.
Hasard d’eux ?
Cafard d’eux ?
Non.
Escale à deux.

mot-lettre de base : x
phase préparatoire et d’écriture : G. Scelsi, Triphon, Pranam II, In nomine lucis I, V.

dédié à I. XENAKIS

à suivre…


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

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