Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (17)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

17. Roche et fleuve, un amour réfléchi

Fais-moi. Suis moi ! Je suis moi.
Fuis-je ? Que fuis-je ? Que suis-je ? Suis-je moi ? Aide-moi ! Au secours !
Fais-moi moi ! Refais-moi moi ! Reconstruis-moi !
Je me fuis. Je m’enfuis de moi. Fin de moi.
Où m’emmènes-tu ? Vers moi ? !
Quel moi ? Le vrai moi ! ?
L’émoi est trop fort. Aide-moi. Soutiens-moi.
Ce n’est pas le vrai moi ?
Le vrai nous ?
Tu confirmes !
Moi, infirme ! ? Je suis perdu. Fin de moi.
Guide-nous ! Marine !
Le moi doit devenir l’émoi !
Et mon destin se noue sur le nous !
Mais… Je dois laisser faire.
Mais… L’amour fera le reste.
Que dis-tu ? “ Nous ne sommes pas égaux ”.
Pourquoi ce rictus moqueur ? Ah ! Oui, égo et non égaux.
On dirait que tu es l’ancien moi. Fragment.
Tu m’as fragmenté, dissocié.
Pourquoi ris-tu ? C’est dur pour moi.
Ah ! C’est bien pour nous ! Je ne sais plus où j’en suis !
Turbulences, Karl, turbulences. C’est toi qui m’a appris ce mot. La turbulence c’est pour toi. Je préfère mouvance. Je mène ta mouvance. Et tu es pris à ton propre piège. Pourquoi ? Mais tu as oublié l’amour, Karl. Lecture plurielle, dimensions, facettes, et l’amour ? Ah toi, l’amour de toi seulement, c’est-à-dire l’amour-miroir, un amour réfléchi, un amour fictif, comme les images des miroirs. Eh oui ! Karl, l’amour est pluriel, il est nôtre.
Amours profondes, certes. Mais nos amours profondes.
Il faudra que tu t’y habitues.

Tu ne dis plus un mot. Karl, qu’as-tu ?
Tu es dominé ? Tu n’as pas l’habitude ? Prends cette habitude.
Notre nous va s’imposer, s’exprimer, tu vas re-nous-er avec la vie.
Re-nous-er. C’est même le nom d’une plante.
A défaut de te déplaire, tu n’existes plus, car tu es nous.
Respire bien. Ça va aller.
Je t’ai détruit comme tu brises, analyses les raisonnements, les idées, les concepts. Mais je ne suis pas une idée, ni un concept, mais un être aimant.
Et ma velléité nouvelle, c’est nous.
Nous sans toi, ou rien.

Nous sans toi, ou rien.

Cette phrase, enfin cette sentence, résonnait en moi comme la vibration d’un métal frappé. Serais-je en train de te perdre ? Sans toi ! Sans toit ! Sans protection. Vulnérable. La moindre pluie, la moindre averse, la moindre controverse, et je fonds, je me dilue, me disperse, me dissous, perds ma cohérence. Tu n’as pas conscience de ton toit, du parapluie (de golf, vaste coupole) que tu tiens en permanence au-dessus de moi. Cet objet anodin quoiqu’utile fait partie de nous, Marine. J’apprécie ta constance, la constance de ta conscience, la force du poignet, la prise au vent de la coupole. Inspiration. Tu inspires, tu respires, acte inconscient. Tu aimes. Acte réflexe aussi, chez toi. Cela semble instinctif, naturel. Tu aimes naturellement. Quelle montagne, quel doux et profond magma ? Inconscience ? Amour conscient et inconscient à la fois. Voilà les fils entressés de ta corde, ta ligne de vie. Amour double, double trouble. Tu veux pouvoir avoir, veux voir, prendre, effleurer, caresser, désirer, posséder. Et pour cela quelle arme ? Quelles larmes ? Celles d’amours profondes, bleues comme la nuit, sombres pour cacher ta force au monde, la force de ta force, cet amour double, en nombre et en nature, double spirale orientée, dirigée…

Dirigée, dans quel sens ? Et qui dirige ? Le moi ou le nous ? Et cette corde si précieuse (vitale, indestructible car qui la rompt te tue), ta corde de vie, quel est son dessin, sa trajectoire ? Où commence-t-elle, où finit-elle ?

Un anneau, Karl, un anneau. Tu aurais dû comprendre plus vite. Je suis le fleuve sans source ni fin, je suis la boucle de l’eau, je suis tes raisonnements circulaires, tes graines qui lèvent au printemps célébrant leur espèce. Un anneau fait de deux brins entrelacés. Entrelacs de brins torsadés. Torsade-cercle infini. C’est cela mon être. Cet amour fleuve à deux courants qui se boucle en moi.

Et la vitesse de mon fleuve varie. Quand je te vois, le courant s’active. L’émotion (lecture, texture de la voix, sourires, lèvres, joie, éclat des yeux) vient, comme une crue. Elle m’emplit. Tu le vois bien. C’est facile. Je ne suis pas comme toi montagne. Je ne retiens pas. Parce que l’activation de ce fleuve intérieur me réchauffe, me porte. Cri. Tu n’as pas entendu mon cri qui s’est répercuté sur les flancs de tes pentes, réverbéré sur tes falaises. Tu sais, le cri le plus fort, celui qui force ma force, le cri silencieux.

Ah ! Comme d’habitude, tu pensais à l’écrit, aux figures verbales. Mais quel sourd ! Tu n’as entendu ni le cri, ni la fin du cri qui me soulage.

Soulagement. Respiration. Émotion. Passion.

Tu as lu que le cri était un mouvement de conscience, et cela me convient bien. C’est bien la définition de mon cri.

C’est bien la définition de mon cri.

A la fin du cri, le son s’estompe. Mais en moi, c’est ce son silencieux qui s’estompe. Mon fleuve reprend sa course normale, son flot, sa vibration. Je ne sais qui les règle en fait, peu importe, j’attends ses débordements, ses rugissements.

Marine, je crois que l’aspiration est dehors. Le réglage de ta boucle d’eau, ce n’est pas toi. Au-delà de ta force d’indépendance, de ta conscience volontaire, de ton moi très moi, capacité de moi, preuve de moi et de soi, identité et existence. L’existence de l’existence, c’est l’indépendance et sa personne, bouclée sur elle-même. Indépendance d’esprit, de corps et de cœur ? Vanité que tout cela. Illusions. Tu as beau courir, rattraper le temps (qui est la mort narquoise), te consacrer à ton œuvre qui construit ton toi, le pétrit comme le potier son argile haletante. Quelle figurine prépares-tu ? Attention. L’argile est une roche. Ici commence la montagne, au piémont l’argile imperméable. Imperméable ou parapluie ? Attention, le géologue te parle : l’argile n’aime pas le soleil, avec la chaleur, elle se rétracte, elle se couvre de craquelures. Cri. Je l’ai entendu celui-là. Celui de la poupée d’argile, ou plutôt celui du fleuve-torsade intérieur qui redoute cette argile inconsistante. Trop tendre comme enveloppe ! Trop tendre ! L’anneau-fleuve sait. Il sait qu’il entamera le corps de l’argile, qu’il l’érodera, et qu’à terme, il s’échappera de son lit circulaire. Cri. Fleuve en danger. A corps d’argile, la volonté ne suffit pas. L’argile ne se pense pas, elle est, se dépose en lies fines peu à peu, sous le regard sadique de l’ogre-temps.

Les argiles font partie des terres froides.

Encrier, qu’as-tu ? Oh ! Mon encre bleu marine est épuisée. Il faut que j’arrête l’écrit : roche et fleuve, amours interdites.

A cet instant de mon récit, au sein du petit jardin d’hiver où j’avais pris l’habitude de présenter, soumettre mes textes à Marine, je sentis qu’elle (retrait presque imperceptible trahi par l’œil dont l’éclat soudain plus profond, ralentissement du rythme respiratoire, tête un peu plus en arrière, léger déplacement des cheveux…) se demandait bien quelle étrange relation nous avait noués, ensemble. Je percevais qu’elle s’était maintenant positionnée sur le mode analytique, se remémorant les bribes d’éléments que lui avais libéré au fil des rencontres, avec la sincérité la plus objective et la plus stricte. Certes, si l’ensemble était vrai, le mode de libération avait fluctué, tout d’abord la forme – verbale, écrite – le style – direct, littéraire, allusif … et le contexte – les lieux et les moments propices et non propices. Un puzzle, forcément un puzzle de morceaux de vérités, à rassembler. Je l’imaginais bien repartir de mon aveu initial, celui de l’enchaînement de mes sept nuits blanches consécutives du mois d’Octobre. Elle n’en doutait plus maintenant, comprenant mieux qui j’étais, comment je fonctionnais, réalisant qu’il ne s’était pas agi simplement d’un éclair amoureux fulgurant qui s’était prolongé, car aucune proposition directe ne lui avait été faite en fait, voire même suggérée en fait, malgré la couleur sensuelle de quelques textes ou fragments de textes. Un choc émotionnel, il avait reçu un puissant choc émotionnel – et intuitif aurait-il ajouté. Il lui avait d’ailleurs exposé la prééminence de ses intuitions décisionnelles, analysées et expliquées (explicare) par la suite. Mais cette façon de penser était nouvelle pour elle, cette manie de ré-apparier les mots, les syllabes et de leur trouver un sens symbolique, philosophique et tout simplement autre. L’image, l’assemblage du puzzle se précisait maintenant au fil du récit qu’elle écoutait quand même et qui par moment lui faisait passer des émotions masquant momentanément son analyse. Mais l’enquête continuait. Elle tenait un fil et ne voulait pas le perdre. Sept jours d’insomnie. Sept, son chiffre fétiche. Il ne le savait même pas à l’époque ! Une longue et grande semaine sans dormir. Qu’avait-il dit déjà ? Ah oui ! Cela trahissait chez lui une zone de turbulence, de réorientation (majeure compte tenu de l’envergure de sept jours à la mesure des expériences passées : les chocs d’inflexion qui avaient auparavant défini sa trajectoire avaient été beaucoup plus courts). Mais définitivement, elle n’y voyait vraiment pas clair. Certes, la passion de la géologie, de ces couches, ces strates qui s’additionnent, se superposent dans le temps, se succédant, s’étageant sans fin.

La géologie, les roches, les couches qui se suivent dans le temps. Et cela représente quoi se demandait-elle ? Des séries… Non, trop logique. Non. Des teintes ? Des nuances ? Non, je ne le sens pas, trop complexe et trop léger à la fois. Voyons, je ne sais pas, de la dureté, du poids,… Oui, du poids, du poids ! Un poids énorme. Des millions d’années entassées les unes sur les autres et sur la balance. Un poids énorme, inimaginable. Et cette pesanteur géologique appuie pesamment et irréversiblement sur l’écorce terrestre. “ Orogénèse ”, “ orogénèse ”, la naissance des montagnes. Ainsi les connaissances accumulées depuis l’enfance, les sédiments au détriment des sentiments, ont créé, avec le temps, un édifice cérébral de type montagne, donc lourd, mais montagne jeune, faite de roches dures, à l’éclat vif, et, de surrection des strates, mêlées, entremêlées à n’y rien comprendre. Pas un esprit logique, mais un esprit géo-logique.

Et justement, n’y rien comprendre. Comprendre.

Marine, ta vibration a franchi directement ces murailles, escarpements, falaises, corniches, ressauts et toute l’épaisseur des couches sous-jacentes. Directement, entends-tu, directement. Jusqu’à instiller une vibration intime au cœur de la matière… humaine. Directement et sans difficulté, comme une onde se jouant de la dureté et de la résistance de la roche.

Sentiments sédimentés.

Tu cherches la strate de mes amours profondes et tu l’as trouvée. Amours profondes, réactivées, prêtes à entendre. Chez moi roche, roche tendre.
Chez toi, fleuve, fleuve méandre.

Je levais la tête. J’avais fini mon récit. Et, dans le jardin d’hiver, de l’autre côté de la petite table ronde en pierre, la vraie Marine, silencieuse, avait libéré la source de ses larmes.

Tu aimes ? dis-je. Elle répondit oui par un signe de tête, sans dire un mot, me fixant des yeux.
« Allons, Marine, allons, dis quelque chose ». Mais elle restait muette, passant simplement ses doigts sur ses joues. Et ce silence qui se prolongeait, entra en moi. Moi aussi, je ne pouvais plus dire un mot. Plus un mot. Une envie irrésistible m’avait gagné, une envie folle, tendre, apaisante et tenace, celle de me noyer dans ses larmes, de fondre ma roche dans son fleuve de larmes.

Crie ! Crie moi ! Semblait-elle dire.
Écris-moi ! Décris-moi !
Noue ! Encorde nous ! Encorde nous et serre !
Serre-moi fort.

Corde, brins, flèches, tempes
Lie nos fleuves ensemble.
Lis moi ton texte, le fleuve de tes mots.
Lis moi et lie moi.
Embrasse moi ! Embrasse moi du regard, de ton œil cristal.
Embrasse moi de tes larmes qui s’échappent !
Embrasse moi
et
Embrase moi !
Désir, Amour, Passion.

Le silence qui suivit dura longtemps. L’émotion se prolongeait. Karl, immobile, respirait mal, avait peine à retenir le fleuve d’émotion qui était aux portes de ses yeux. La source. L’émotion.

En réalité, relisant ces lignes, Fordern comprenait désormais mieux ce terme, émotion.

La cristallisation des mots n’était en fait qu’une partie d’un phénomène plus vaste, à savoir la formation et la naissance des mots, leur genèse, en termes techniques la motion.

Il était dès lors clair pour lui que l’é-motion représentait l’action de faire sortir les mots, leur accouchement, le mouvement de leur extraction du corps (Herausforderung), leur expression orale, leur genèse orale (l’oro-genèse), voire leur première vie dans l’environnement du sujet.
Motion. É-motion. Formation et naissance des mots.

Après quelques recherches dans ses encyclopédies, Fordern en apprit bien plus sur ce phénomène, notamment en matière de biologie et de physiologie humaines. Le cerveau humain disposait en fait d’un centre spécialisé pour la formation des mots, nommé centre moteur ou neuro-moteur selon les auteurs. Ainsi les mots naissaient-ils de l’action du centre neuro-moteur sur une matière préalable inorganisée, une masse de lettres et diphtongues en vrac, une sorte de vaste vivier de signes, appelé par certains “ lettres intimes ”.

Il était encore dans ses lectures quand il entendit le klaxon de Marine. Il lui avait demandé de le prendre à son domicile (un spacieux appartement proche du centre ville où il vivait au milieu de ses livres) pour aller faire une balade dans la nature proche, entre midi et deux. La vallée de la Doller près de l’abbaye de l’Œlenberg, et les belles forêts riveraines. Il fit juste par la fenêtre un signe de la main à Marine qui était sortie sur la rue. Il l’aimait bien avec ses lunettes de soleil. Prenant juste sa musette qui contenait les mini-jumelles, le Nikon avec trois optiques et du petit matériel de terrain, il descendit rapidement les étages.
Aussitôt qu’il fut installé sur le siège du passager, Marine lui adressa un grand sourire détendu et d’un geste énergique, mis en route son moteur.

Après-propos

Ce texte ne serait-il – au final – qu’un autoportrait avec moteur ?


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

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