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Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (17)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

17. Roche et fleuve, un amour réfléchi

Fais-moi. Suis moi ! Je suis moi.
Fuis-je ? Que fuis-je ? Que suis-je ? Suis-je moi ? Aide-moi ! Au secours !
Fais-moi moi ! Refais-moi moi ! Reconstruis-moi !
Je me fuis. Je m’enfuis de moi. Fin de moi.
Où m’emmènes-tu ? Vers moi ? !
Quel moi ? Le vrai moi ! ?
L’émoi est trop fort. Aide-moi. Soutiens-moi.
Ce n’est pas le vrai moi ?
Le vrai nous ?
Tu confirmes !
Moi, infirme ! ? Je suis perdu. Fin de moi.
Guide-nous ! Marine !
Le moi doit devenir l’émoi !
Et mon destin se noue sur le nous !
Mais… Je dois laisser faire.
Mais… L’amour fera le reste.
Que dis-tu ? “ Nous ne sommes pas égaux ”.
Pourquoi ce rictus moqueur ? Ah ! Oui, égo et non égaux.
On dirait que tu es l’ancien moi. Fragment.
Tu m’as fragmenté, dissocié.
Pourquoi ris-tu ? C’est dur pour moi.
Ah ! C’est bien pour nous ! Je ne sais plus où j’en suis !
Turbulences, Karl, turbulences. C’est toi qui m’a appris ce mot. La turbulence c’est pour toi. Je préfère mouvance. Je mène ta mouvance. Et tu es pris à ton propre piège. Pourquoi ? Mais tu as oublié l’amour, Karl. Lecture plurielle, dimensions, facettes, et l’amour ? Ah toi, l’amour de toi seulement, c’est-à-dire l’amour-miroir, un amour réfléchi, un amour fictif, comme les images des miroirs. Eh oui ! Karl, l’amour est pluriel, il est nôtre.
Amours profondes, certes. Mais nos amours profondes.
Il faudra que tu t’y habitues.

Tu ne dis plus un mot. Karl, qu’as-tu ?
Tu es dominé ? Tu n’as pas l’habitude ? Prends cette habitude.
Notre nous va s’imposer, s’exprimer, tu vas re-nous-er avec la vie.
Re-nous-er. C’est même le nom d’une plante.
A défaut de te déplaire, tu n’existes plus, car tu es nous.
Respire bien. Ça va aller.
Je t’ai détruit comme tu brises, analyses les raisonnements, les idées, les concepts. Mais je ne suis pas une idée, ni un concept, mais un être aimant.
Et ma velléité nouvelle, c’est nous.
Nous sans toi, ou rien.

Nous sans toi, ou rien.

Cette phrase, enfin cette sentence, résonnait en moi comme la vibration d’un métal frappé. Serais-je en train de te perdre ? Sans toi ! Sans toit ! Sans protection. Vulnérable. La moindre pluie, la moindre averse, la moindre controverse, et je fonds, je me dilue, me disperse, me dissous, perds ma cohérence. Tu n’as pas conscience de ton toit, du parapluie (de golf, vaste coupole) que tu tiens en permanence au-dessus de moi. Cet objet anodin quoiqu’utile fait partie de nous, Marine. J’apprécie ta constance, la constance de ta conscience, la force du poignet, la prise au vent de la coupole. Inspiration. Tu inspires, tu respires, acte inconscient. Tu aimes. Acte réflexe aussi, chez toi. Cela semble instinctif, naturel. Tu aimes naturellement. Quelle montagne, quel doux et profond magma ? Inconscience ? Amour conscient et inconscient à la fois. Voilà les fils entressés de ta corde, ta ligne de vie. Amour double, double trouble. Tu veux pouvoir avoir, veux voir, prendre, effleurer, caresser, désirer, posséder. Et pour cela quelle arme ? Quelles larmes ? Celles d’amours profondes, bleues comme la nuit, sombres pour cacher ta force au monde, la force de ta force, cet amour double, en nombre et en nature, double spirale orientée, dirigée…

Dirigée, dans quel sens ? Et qui dirige ? Le moi ou le nous ? Et cette corde si précieuse (vitale, indestructible car qui la rompt te tue), ta corde de vie, quel est son dessin, sa trajectoire ? Où commence-t-elle, où finit-elle ?

Un anneau, Karl, un anneau. Tu aurais dû comprendre plus vite. Je suis le fleuve sans source ni fin, je suis la boucle de l’eau, je suis tes raisonnements circulaires, tes graines qui lèvent au printemps célébrant leur espèce. Un anneau fait de deux brins entrelacés. Entrelacs de brins torsadés. Torsade-cercle infini. C’est cela mon être. Cet amour fleuve à deux courants qui se boucle en moi.

Et la vitesse de mon fleuve varie. Quand je te vois, le courant s’active. L’émotion (lecture, texture de la voix, sourires, lèvres, joie, éclat des yeux) vient, comme une crue. Elle m’emplit. Tu le vois bien. C’est facile. Je ne suis pas comme toi montagne. Je ne retiens pas. Parce que l’activation de ce fleuve intérieur me réchauffe, me porte. Cri. Tu n’as pas entendu mon cri qui s’est répercuté sur les flancs de tes pentes, réverbéré sur tes falaises. Tu sais, le cri le plus fort, celui qui force ma force, le cri silencieux.

Ah ! Comme d’habitude, tu pensais à l’écrit, aux figures verbales. Mais quel sourd ! Tu n’as entendu ni le cri, ni la fin du cri qui me soulage.

Soulagement. Respiration. Émotion. Passion.

Tu as lu que le cri était un mouvement de conscience, et cela me convient bien. C’est bien la définition de mon cri.

C’est bien la définition de mon cri.

A la fin du cri, le son s’estompe. Mais en moi, c’est ce son silencieux qui s’estompe. Mon fleuve reprend sa course normale, son flot, sa vibration. Je ne sais qui les règle en fait, peu importe, j’attends ses débordements, ses rugissements.

Marine, je crois que l’aspiration est dehors. Le réglage de ta boucle d’eau, ce n’est pas toi. Au-delà de ta force d’indépendance, de ta conscience volontaire, de ton moi très moi, capacité de moi, preuve de moi et de soi, identité et existence. L’existence de l’existence, c’est l’indépendance et sa personne, bouclée sur elle-même. Indépendance d’esprit, de corps et de cœur ? Vanité que tout cela. Illusions. Tu as beau courir, rattraper le temps (qui est la mort narquoise), te consacrer à ton œuvre qui construit ton toi, le pétrit comme le potier son argile haletante. Quelle figurine prépares-tu ? Attention. L’argile est une roche. Ici commence la montagne, au piémont l’argile imperméable. Imperméable ou parapluie ? Attention, le géologue te parle : l’argile n’aime pas le soleil, avec la chaleur, elle se rétracte, elle se couvre de craquelures. Cri. Je l’ai entendu celui-là. Celui de la poupée d’argile, ou plutôt celui du fleuve-torsade intérieur qui redoute cette argile inconsistante. Trop tendre comme enveloppe ! Trop tendre ! L’anneau-fleuve sait. Il sait qu’il entamera le corps de l’argile, qu’il l’érodera, et qu’à terme, il s’échappera de son lit circulaire. Cri. Fleuve en danger. A corps d’argile, la volonté ne suffit pas. L’argile ne se pense pas, elle est, se dépose en lies fines peu à peu, sous le regard sadique de l’ogre-temps.

Les argiles font partie des terres froides.

Encrier, qu’as-tu ? Oh ! Mon encre bleu marine est épuisée. Il faut que j’arrête l’écrit : roche et fleuve, amours interdites.

A cet instant de mon récit, au sein du petit jardin d’hiver où j’avais pris l’habitude de présenter, soumettre mes textes à Marine, je sentis qu’elle (retrait presque imperceptible trahi par l’œil dont l’éclat soudain plus profond, ralentissement du rythme respiratoire, tête un peu plus en arrière, léger déplacement des cheveux…) se demandait bien quelle étrange relation nous avait noués, ensemble. Je percevais qu’elle s’était maintenant positionnée sur le mode analytique, se remémorant les bribes d’éléments que lui avais libéré au fil des rencontres, avec la sincérité la plus objective et la plus stricte. Certes, si l’ensemble était vrai, le mode de libération avait fluctué, tout d’abord la forme – verbale, écrite – le style – direct, littéraire, allusif … et le contexte – les lieux et les moments propices et non propices. Un puzzle, forcément un puzzle de morceaux de vérités, à rassembler. Je l’imaginais bien repartir de mon aveu initial, celui de l’enchaînement de mes sept nuits blanches consécutives du mois d’Octobre. Elle n’en doutait plus maintenant, comprenant mieux qui j’étais, comment je fonctionnais, réalisant qu’il ne s’était pas agi simplement d’un éclair amoureux fulgurant qui s’était prolongé, car aucune proposition directe ne lui avait été faite en fait, voire même suggérée en fait, malgré la couleur sensuelle de quelques textes ou fragments de textes. Un choc émotionnel, il avait reçu un puissant choc émotionnel – et intuitif aurait-il ajouté. Il lui avait d’ailleurs exposé la prééminence de ses intuitions décisionnelles, analysées et expliquées (explicare) par la suite. Mais cette façon de penser était nouvelle pour elle, cette manie de ré-apparier les mots, les syllabes et de leur trouver un sens symbolique, philosophique et tout simplement autre. L’image, l’assemblage du puzzle se précisait maintenant au fil du récit qu’elle écoutait quand même et qui par moment lui faisait passer des émotions masquant momentanément son analyse. Mais l’enquête continuait. Elle tenait un fil et ne voulait pas le perdre. Sept jours d’insomnie. Sept, son chiffre fétiche. Il ne le savait même pas à l’époque ! Une longue et grande semaine sans dormir. Qu’avait-il dit déjà ? Ah oui ! Cela trahissait chez lui une zone de turbulence, de réorientation (majeure compte tenu de l’envergure de sept jours à la mesure des expériences passées : les chocs d’inflexion qui avaient auparavant défini sa trajectoire avaient été beaucoup plus courts). Mais définitivement, elle n’y voyait vraiment pas clair. Certes, la passion de la géologie, de ces couches, ces strates qui s’additionnent, se superposent dans le temps, se succédant, s’étageant sans fin.

La géologie, les roches, les couches qui se suivent dans le temps. Et cela représente quoi se demandait-elle ? Des séries… Non, trop logique. Non. Des teintes ? Des nuances ? Non, je ne le sens pas, trop complexe et trop léger à la fois. Voyons, je ne sais pas, de la dureté, du poids,… Oui, du poids, du poids ! Un poids énorme. Des millions d’années entassées les unes sur les autres et sur la balance. Un poids énorme, inimaginable. Et cette pesanteur géologique appuie pesamment et irréversiblement sur l’écorce terrestre. “ Orogénèse ”, “ orogénèse ”, la naissance des montagnes. Ainsi les connaissances accumulées depuis l’enfance, les sédiments au détriment des sentiments, ont créé, avec le temps, un édifice cérébral de type montagne, donc lourd, mais montagne jeune, faite de roches dures, à l’éclat vif, et, de surrection des strates, mêlées, entremêlées à n’y rien comprendre. Pas un esprit logique, mais un esprit géo-logique.

Et justement, n’y rien comprendre. Comprendre.

Marine, ta vibration a franchi directement ces murailles, escarpements, falaises, corniches, ressauts et toute l’épaisseur des couches sous-jacentes. Directement, entends-tu, directement. Jusqu’à instiller une vibration intime au cœur de la matière… humaine. Directement et sans difficulté, comme une onde se jouant de la dureté et de la résistance de la roche.

Sentiments sédimentés.

Tu cherches la strate de mes amours profondes et tu l’as trouvée. Amours profondes, réactivées, prêtes à entendre. Chez moi roche, roche tendre.
Chez toi, fleuve, fleuve méandre.

Je levais la tête. J’avais fini mon récit. Et, dans le jardin d’hiver, de l’autre côté de la petite table ronde en pierre, la vraie Marine, silencieuse, avait libéré la source de ses larmes.

Tu aimes ? dis-je. Elle répondit oui par un signe de tête, sans dire un mot, me fixant des yeux.
« Allons, Marine, allons, dis quelque chose ». Mais elle restait muette, passant simplement ses doigts sur ses joues. Et ce silence qui se prolongeait, entra en moi. Moi aussi, je ne pouvais plus dire un mot. Plus un mot. Une envie irrésistible m’avait gagné, une envie folle, tendre, apaisante et tenace, celle de me noyer dans ses larmes, de fondre ma roche dans son fleuve de larmes.

Crie ! Crie moi ! Semblait-elle dire.
Écris-moi ! Décris-moi !
Noue ! Encorde nous ! Encorde nous et serre !
Serre-moi fort.

Corde, brins, flèches, tempes
Lie nos fleuves ensemble.
Lis moi ton texte, le fleuve de tes mots.
Lis moi et lie moi.
Embrasse moi ! Embrasse moi du regard, de ton œil cristal.
Embrasse moi de tes larmes qui s’échappent !
Embrasse moi
et
Embrase moi !
Désir, Amour, Passion.

Le silence qui suivit dura longtemps. L’émotion se prolongeait. Karl, immobile, respirait mal, avait peine à retenir le fleuve d’émotion qui était aux portes de ses yeux. La source. L’émotion.

En réalité, relisant ces lignes, Fordern comprenait désormais mieux ce terme, émotion.

La cristallisation des mots n’était en fait qu’une partie d’un phénomène plus vaste, à savoir la formation et la naissance des mots, leur genèse, en termes techniques la motion.

Il était dès lors clair pour lui que l’é-motion représentait l’action de faire sortir les mots, leur accouchement, le mouvement de leur extraction du corps (Herausforderung), leur expression orale, leur genèse orale (l’oro-genèse), voire leur première vie dans l’environnement du sujet.
Motion. É-motion. Formation et naissance des mots.

Après quelques recherches dans ses encyclopédies, Fordern en apprit bien plus sur ce phénomène, notamment en matière de biologie et de physiologie humaines. Le cerveau humain disposait en fait d’un centre spécialisé pour la formation des mots, nommé centre moteur ou neuro-moteur selon les auteurs. Ainsi les mots naissaient-ils de l’action du centre neuro-moteur sur une matière préalable inorganisée, une masse de lettres et diphtongues en vrac, une sorte de vaste vivier de signes, appelé par certains “ lettres intimes ”.

Il était encore dans ses lectures quand il entendit le klaxon de Marine. Il lui avait demandé de le prendre à son domicile (un spacieux appartement proche du centre ville où il vivait au milieu de ses livres) pour aller faire une balade dans la nature proche, entre midi et deux. La vallée de la Doller près de l’abbaye de l’Œlenberg, et les belles forêts riveraines. Il fit juste par la fenêtre un signe de la main à Marine qui était sortie sur la rue. Il l’aimait bien avec ses lunettes de soleil. Prenant juste sa musette qui contenait les mini-jumelles, le Nikon avec trois optiques et du petit matériel de terrain, il descendit rapidement les étages.
Aussitôt qu’il fut installé sur le siège du passager, Marine lui adressa un grand sourire détendu et d’un geste énergique, mis en route son moteur.

Après-propos

Ce texte ne serait-il – au final – qu’un autoportrait avec moteur ?


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (16)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.


16. La montagne ensourcelée (psychologie d’un horizon sédimentaire)

Secousse ? Doute.           Secours.
Secousse ! Ce coup-ci           Rescousse.
la terre tremble.           Ensemble, tous ensemble.
Tu trembles aussi.           Familles rassemblées.
Tout tremble encore.           Ré-unies.
Piquets de la tente           On taille
balayés. de nouveaux piquets.
Le feu On cherche
sur la toile tombée.           des toiles de réserve.
Tu étais dehors.           On récupère
Curieusement, il fait beau.           les tisons.
Secousse !           On réinvente le camp
Cris. Peurs. Frayeurs.           auprès de la … Mais ?
Gens qui courent. Pourquoi ?           Tu as vu.
Pas ou peu de mal.           Tu as réagi la première.
Habitat léger.           A sec.
Secousses.           La source est à sec.
Dans la montagne,           La secousse a mis
le choc des blocs           la source à sec.
Pans ! de montagne           Ce cours d’eau
qui s’entrechoquent.           interrompu.
Arbres brisés           Vide,
par des rocs dévalant.           vide comme les têtes.
Bruits forts, secs.           Pâleur du chef
Contacts claquent,           aussitôt cherché.
Roc contre roc. Sans eau-ressource.

L’Anti-Liban est passablement oxfordien.

La toute-puissance des reliefs calcaires crée la condition de montagne sèche. En effet, la craie s’organise en grandes tables, longues, homogènes, uniquement et optiquement ouvertes par la persévérance obstinée de quelques rivières devenues épisodiques avec le temps. Lors des soubresauts utérins qui donnèrent naissance au massif du Caucase, ces plateaux calcaires se sont fracturés. Sacrilège de la jeunesse auquel on pardonne car le Caucase est beau, l’enfant a bien grandi. L’Anti-Liban est donc fracturé et les modestes pluies qui amusent parfois ses hauteurs s’infiltrent en profondeur.

Les horizons marneux sont rares et jaloux. La montagne garde son eau, le peu qu’elle a, pour elle. La montagne n’a jamais aimé les hommes. Périodiquement, elle s’en lasse, elle ne les supporte plus, ces petits temporels de passage qui gesticulent sur son derme. Leurs pulsions médiocres l’exaspèrent, la mettent sur les nerfs. Alors, elle tremble, de rage, d’exaspération. Et la secousse lui fait du bien.

Le chef a pris une bonne décision. Deux commandos d’hommes, six pour chacun, l’un pour remonter l’éboulis et les parois qui dominent l’ex-source. Objectif, trouver la cause du tarissement et y remédier si possible. L’autre pour rechercher un nouveau point d’eau, libre d’occupation. Nul besoin de long discours : chacun tait ses querelles, chacun sait. C’est la survie de la communauté ou non. Plus bas, dans la Bekaa, il y a bien les rivières, mais les Khrénites sont bien armés, ils ont de bons armuriers, ils occupent et défendent leur espace. Sur le Liban — auquel il faudrait déjà accéder sans dommages – la plupart des points d’eau are settled.

Oxfordien et cornélien avant l’heure.

Les colonnes d’hommes sont parties. Auparavant, ces hommes ont regardé leurs enfants, dans les yeux, fortement, intensément. Ils tiendront moins longtemps sans eau que les autres.
En fait, il n’y avait pas de solution. Effectivement, ces hommes n’ont plus revu leurs enfants. Le second groupe a été pris par surprise ; des chasseurs khrénites à la recherche d’animaux effrayés par les secousses et devenus imprudents. Quelle joie féroce de diriger leurs flèches vers ces hommes, de plus affaiblis par l’effort et par les privations, la soif. Le premier commando est lui remonté assez haut, a franchi des escarpements difficiles, mais n’a pu expliquer le tarissement. Et la montagne s’est réveillée lors de leur redescente. Un nouveau tremblement, elle est très irritable, apparemment. Aucun survivant. Mais, la source a repris, la secousse ayant dérangé des horizons profonds, remis les marnes en contact, un filet d’eau jaunâtre au début, une eau boueuse, plus abondante au fil du temps. Et donc, les enfants, les femmes, les hommes restés au camp ont survécu.

Car l’ultime et cruelle secousse les a re-sourcés.

Leur peuple, les Aranathréens, s’est même développé par la suite, ils ont colonisé tout l’Anti-Liban et prospéré plus à l’est vers l’actuelle Syrie. Ils ont capté les sources, édifié des réservoirs, bâti des tours de guet, des mausolées, et même quelques palais dont les fresques racontent cet épisode où leur peuple a failli disparaître. Ils sont fiers des fontaines de porcelaine qui ornent leurs patios. L’Anti-Liban, lui est resté oxfordien.

Le récit qui précède est faux, imaginaire. Je me demande pourquoi j’ai écrit cela, un soir, en écoutant les deux premiers mouvements de la septième symphonie de Beethoven et en pensant à toi. Je ne sais. Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. Je n’ai que des impressions. On dirait que l’Anti-Liban, c’est moi. Une montagne de quoi ? De fragments de connaissances, de données ponctuelles, partielles, toutes aussi nombreuses, les unes que les autres, à apprendre, à ordonner, à comprendre et à ne pas comprendre, à synthétiser sans réduire, à transmettre… Une montagne lourde, géologique, alourdie par le temps. Une montagne qui garde ses larmes, son eau. Œil sec, cœur sec, barrage, retenue, réserve.

Et tu es venue à mon secours. La secousse s’est toi. Tu vibres. En moi, tout s’est sédimenté, formant un horizon épais de particules fines, les marnes du savoir, une argile scientifique qui retient l’eau, les larmes, l’émotion. Quelle secousse a-t-il fallu pour cela, quelle volonté, quelle force, quelle inconscience pour bousculer, ébranler, perturber cette strate installée, pour entrer dans la psychologie de cet horizon sédimentaire ? Tu es la source de mes vibrations.

Un archet
sur la corde
Un archer
tend la corde.
Le son de la flèche
fend le silence.
La corde vibre
et,
de l’arc-violoncelle,
l’arme de la muse
qui excelle,
s’élance
le son grave et gai
qui unit
les voix intérieures.

mot de base : source
phase préparatoire et d’écriture : L. van Beethoven, 7e Symphonie, Mouvements 1 & 2.


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (12 à 15)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.


12.Collapsus

Las. Être las. Spasme du temps. Espace-temps. Là.
Apte. Être apte. Désir psychosomatique.
Pâle. Être pâle. Paille pâle comme la robe jeune.
Spall. To spall. Éclat bleu du lapis juste le laps d’une éclipse.
En longeant les isohypses, la veine de gypse,
le jebsal pâle,
en traquant le salpêtre,
la racine-hydre du sol, aspire et lappe, suce
la roche mère et ses enfants effrités, ses sables libérés,
les arènes voyageuses et les argiles fines.
Psalmodie ! Chante un psaume attique ! Grec.
Puis lappe le sang. Lapsang ! Thé fumé et tokay gypsé.
Chant mille fois réécrit, laspi sur laspi,
vieux palimpseste, parchemin des vignes hautes.
Et reste apte.
Las ? Collapsing ? Spasmes ? Quel laps ?
Un temps indéfini, celui de la lampée qui diffuse le venin-vin,
doux venin qui,
t’en souviens-tu,
rappelle ce laps de terre et de ceps.
Ceps. Bois. Cèpes des bois.
Gît sur le gypse.
Éveille la merveille !

mot de base : laps
phase préparatoire et d’écriture : Dusapin Laps (1987)

Texte dédié à Léonard Humbrecht et son génial Jebsal (pinot gris sur gypse à Turckheim).


13. Portique stoïque

L’époque est musquée. Héros érotiques, ego authentiques.
Éthique ? Where ? Wo ? Dove ? Masques. Loups.
L’époque est abêtie, ab-éthique.
Il nous faut retrouver le portail stoïque, la porte éthique,
sans prophétie, sans fêtes ni prophètes,
un grès stoïque, red sandstone ou bunt sandstein éthique.
La base, le début de la matière.
L’entrée de l’oikos, le stoikos !
Le grès du portique est primaire, paléozoïque, paléostoïque.
Il faut donc descendre, redescendre à travers le magma
pour trouver le fin fond, la roche dure, la pierre fondatrice.
Musc ? Mousse, mousseron. Feuilles ! Mortes ? Bunte blätter.
Oronge orange sous le cognac de la feuille et ses veines.
Reine automne. Humus musqué, noirâtre. Cendres. Bruyère.
Bois ! Bois le bois. Résine. Hume la résine,
Hume l’humus lent et rampant.
Œil, exerce et traque la teinte, la nuance, nue,
enlacée, la fusion de la forêt orange
avec le vert sombre smaragd de ta pupille.
Braque l’iris sur la roche en attente, le grès patient.
Qui prendra le burin ? Quelle main saisira l’acier ?
Et découpera dans l’odeur du silex
les flancs droits des pierres équarries
qui engendreront le stoïque portique !

mot de base : stoïque
phase préparatoire et d’écriture : Xénakis, Morsima-Amorsima, Anaktoria


14. Hélitreuillé de l’eau

Œil ! Que braques-tu
Dans les flots verts,
à distance ?
Quelle tache jaune
parmi les lames se balance ?
Un corps ? Un homme ?
Entre deux eaux, il oscille.
Vite, cours ! Forces ta force.
Force ton corps docile.

Le phare allumé, au loin.
Ton axe. Espoir fragile.
Spirale des marches. Monte,
Inspire, halète.
Crie plus fort de ta voix
ténue qui vacille.
Il entend, descend, pensant
Qui a mal ? penchant la tête.

Filet de voix. Visage parlant.
Visages se parlant.
Jaune / Tache.
Larmes / Alarme.
Tu pleures encore ? / Rotor.
Pâle ? / Pales tournoyées.
Tu craches ? / Le bourdon s’arrache.
Tu redescends les marches.
Et sur les vagues lames, il y a le corps à l’eau noyé.

Câble, filin, tends-toi,
tire.
Hisse ta prise.
Hélitreuillé de l’eau, bravant la bise
il s’élève, hors eau,
héros flasque
dans la bourrasque.

Sur le sable, le voilà
inconscient, immobile.
Cet homme ramené, cet homme ranimé, qui-est-il ?
Elle s’agenouille. Dégage
son visage. Sexe. Age ?
Et dans l’iris, cristal de l’œil, éclat subit, mirage ?

Il vit, mais oui il vit,
son corps s’anime.
Œil ! Que braquais-tu
dans les flots verts ?

Hélitreuillé de l’eau, vivant !

mot de base : œil
phase préparatoire et d’écriture : Mylène Farmer, Ainsi soit je et chansons de la même époque


15. Toi

Blond et bleu : même origine.
Pers et bleu de soie : nuance.
Tes yeux et leurs reflets changeants.
Au Portugal, une terre poussiéreuse gris-jaunâtre.
La veine qui court le long du bras pâle.
L’homme livide et inquiet.
La jacinthe qui fleurit au cœur du désert.
Et le bleuet au milieu des blés.
Même origine.

Ton jean qui te va si bien, pastel de Gênes.
Le bolet frais cueilli qui bleuit à la coupe.
L’encre qui sort de ma plume.
Le ciel. Tu lèves les yeux. Trop pâle encore.
Ton visage étonné de me voir.

Les deux enfants blonds jouent sur la plage. Le blond de leurs cheveux est très clair, homogène. Nous sommes au nord de l’Allemagne, sur le littoral baltique. Ils ont les yeux d’un bleu délavé, et sur leur corps nu, la peau est pâle, blanchâtre et laisse voir le réseau de leurs veines bleues. Le linguiste est là qui les regarde : sont-ils blæwaz ?

Le bleu du cuir de tes valises.
L’aéroport gris, froid, ombreux.
Tu pars ! La veine du cœur qui se gonfle.
L’air fendu par la flèche.
Mes larmes bleu pâle.
Le vol sans problèmes puis la panne.
L’atterrissage forcé. Pose en catastrophe sur la glace.
La banquise tiendra-t-elle ?
Je t’attendais. Temps immobile.
Même origine.
Temps suspendu. Souffle suspendu.
Tu as froid, je le sens.
Tu vis, je le sens.
Tu n’as pas fini tes jours dans les glaces de la Baltique.
Puissante et chaleureuse intuition.

Certes, ils sont blæwaz ou blawir, blao et finalement blau. Bleus. Bleu a une double origine : la teinte légèrement bleuâtre-livide des peaux exsangues et nordiques et le bleu plus sombre des veines qui y tracent leurs ramifications. Non pas deux origines distinctes, mais réunies, vivantes dans ces enfants blonds et bleus sur le sable. A la cour de Darius, les chevaliers entrent en procession. Ils portent le ruban moiré et bleu de leur rang et de leur sang. C’est un bleu foncé tirant sur le noir, croit-on. Mais les avis sont partagés. La science est passée par là … Alors le bleu des Perses est resté vague et tes yeux sont pers devenus, c’est-à-dire d’un bleu nuancé à reflets changeants.

Mes bras où tu tombes.
Quelle cuirasse as-tu arraché ?
Je me sens fait de sang et d’eau.
L’amour coule à grands flots.
Mais ne restons pas là, sur ce marbre.
Pierre livide, je t’aime pour tes veines bleues.
Moire et bleu du ruban perse.
L’entrée des chevaliers et leur danse.
Même origine.

Amour pourquoi nous tiens-tu ?
Quel fil bleu nous rassemble ?
Quel fil bleu nous ressemble ?
Hélitreuillée de l’eau, vivante.
Et dans mes bras pour un instant éternel.

L’ancien germanique blæwaz a donné en latin blavus. Est-ce un mauvais copiste, un malentendant ou un poète qui a compris flavus, blond ? Blond et bleu sont apparentés par la fluctuation de leur initiale. En espagnol, blavo désigne un gris-jaunâtre terreux, rappelant la lividité des teints nordiques. Les chevaliers forment maintenant un double rang d’honneur. On déroule un tapis perse. L’assistance attend l’arrivée du dauphin. Les chevaliers trépignent aussi. Il apparaît. Une clameur. C’est un enfant d’un blond insolent aux grands yeux bleu clair. Dans son habit de diamant, il a oublié la plage et le sable.

mots de base : bleu et pers
phase préparatoire et d’écriture : musique médiévale Hespérion XX ; Lully, Marche pour la cérémonie des turcs (Tous les matins du monde) ; Prokoviev, Roméo & Juliette, Danse des chevaliers


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (11)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

 


11. Erre vers l’adverse, erre !

Oui erre, malgré la trajectoire imprimée par la corde, le crin lâché par l’arc ployé puis libéré et malgré la droite ligne, la voie tracée, la vigueur de la flèche qui se vrille dans l’air, guidée, nonobstant la droite ligne où est enchâssée, emprisonnée la flèche, cette tension rectiligne, malgré le sifflement continu et feutré, la flèche erre.
Elle erre, car transperçant la gorge de l’adversaire qui s’écroule et qui gît, elle agit.

Qui agit ?
Flèche, tu n’es pas autonome, libre, indépendante. Quelqu’un te conduit.
Mais qui te conduit ?
Toi, l’homme à l’arc, toi qui a courbé le bois d’if, qui l’a ployé à rompre, qui a tendu le crin, à la limite, et qui dans cet instant d’équilibre des tensions (entre celle de la corde et du bois et celle de la flèche impatiente, fière de sa pointe en métal) qui a décidé de lâcher ce doigt, propulsant la mort ? Décidé ? Toi-même décidé ? En es-tu bien sûr ?
Tu pensais dominer l’action, pour dominer ton adversaire.
Dominais-tu vraiment ? Que dominais-tu exactement ?
Vaniteux ! Tu ne dominais rien ! L’arc était ton maître, l’arc, bois, corde, flèche te dominaient toi.
Car l’if au bois rouge et aux aiguilles sombres puise dans les entrailles de la terre un suc profond, chaud comme le magma, et ce suc est damné, il imprègne le bois d’if et quand tu le coupes, le tailles, le façonnes, il pénètre par tes mains, il fait le même chemin en toi, il remonte tes veines, suit tes artères, t’envahit, il passe les parois ce venin ancien, ce venin martien.

Mars n’a jamais été un dieu, c’est un fluide malsain. Il est la mort de toute chose, la fin des êtres et il vit dans le magma central. Quelques ulcères volcaniques en projettent parfois à la surface.

Mais il est plus insidieux. Il a capté les racines profondes, il les pénètre, circulant dans la sève et Mars qui fait le printemps cache son jeu meurtrier. Il diffuse en toi, irrigue ton mental, te pollue.

Touche l’arc, vois l’arc, pense l’arc et tu en es le robot. Tu penses mort. Tu le saisis et tu es guidé. Tu te lèves, décidé, ton carquois plein. Tu vas vers ton œuvre, impuissant à l’entraver.

Et tu fomentes ainsi guerres après guerres.

Homme ! Instrument, tu n’es qu’un instrument ! Un piteux instrument.

Mais ce jour est autre car une autre flèche se dirige vers toi. Elle fend l’air humide, qui s’enroule en petits tourbillons autour des plumes qui rectifient sa trajectoire. Elle va vite, propulsée par un arc de plus grande taille.

Cet arc est différent, taillé dans le bois d’un charme. La flèche est elle-même plus longue, faite de rouvre. La pointe n’est pas métallique, c’est un os pointu, enduit d’un onguent huileux, noirâtre, un baume très concentré.

Et cette flèche-là n’erre pas. Non, elle n’erre pas. Car la main qui l’a lâchée est vivante, fine et assurée. Elle domine l’arc, l’arme. Sa force a résisté au venin martien et à la sève polluée. Car, dans le corps de la femme, il y a un principe de vie plus fort encore. Comme toute chose, ce principe vient aussi de la terre, Déméter. Femme anti-Mars, ton sang est de Vénus et tu n’es pas un instrument de vie, tu es la vie même. Dès que le venin paraît, tu entres en résistance et il te fuit reconnaissant le corps étranger, l’erreur d’adresse. Il cherche le mâle bien réceptif, mû par son sexe plus que par sa tête, proie idéale. Celui-là voudra dominer, détruire l’autre, l’exterminer, l’écraser, l’éliminer, un régal pour Mars, le fluide ophidien, un vrai bonheur de malheurs.

La longue flèche poursuit sa route. Pourquoi toi ? Tu t’es retourné et tu l’as vue à distance, elle avance. Tu vois l’os et le baume. Ton œil ralentit tout.

Mais tu es pétrifié ! Figé. Vers quel organe se dirige-t-elle ? Quel point névralgique l’archère a-t-elle choisi ? Ton œil, ta tempe, ton front ? Tu jauges, tu juges la trajectoire. Non ! Ta cuirasse ! ? Ta cuirasse ! Pourquoi ta cuirasse ? Et à peine a-t-il pensé cela que la flèche se fiche net dans la cuirasse, le faisant reculer sous le choc et même s’agenouiller en arrière. Seule la pointe a percé et l’a égratigné, injectant le baume.

Il saisit la flèche longue qui l’entrave et tente de la dégager. Il tire sur elle mais l’os taillé en forme de harpon est bien entré. Il tire plus fort et son torse pivote. Il voit alors la seconde flèche dans sa pureté rectiligne. Il est sûr que, cette fois, elle frappera un point essentiel et attend la mort immédiate. Mais elle se plante à nouveau dans la cuirasse à hauteur de l’épaule. Doublement handicapé par les deux flèches, il saisit alors son glaive et sectionne les flèches, laissant les bouts restants dans la cuirasse. La troisième flèche est pour son dos, l’archère a dû changer de place. Il ne comprend pas sa tactique, il devrait être mort à l’heure qu’il est. Il titube, il a du mal à se mettre à courir, à vite trouver une protection dans la taïga. Et les flèches arrivent toujours et encore. Flac ! Sur le côté. Flac, région de l’omoplate. Flac ! Les reins. Et toujours la cuirasse. Puis — l’archère a-t-elle tremblé — il hurle, la cuisse gauche, transpercée de part en part. Juste au début de sa course. Il tombe en avant, abîmant son visage dans les troncs de bouleau couchés au sol.

Il se retourne. Elle est là, au-dessus de lui. Il la regarde, grimaçant de douleur. Elle ne porte pas de cuirasse, mais une armure métallique qui cache ses formes féminines. Le heaume enlevé, elle se baisse vers lui, prend à sa ceinture un fort poignard pour l’achever, pense-t-il. Mais, elle continue en fait son œuvre. Elle coupe, déchire, taille dans la cuirasse de l’homme, s’acharne à la mettre en pièce. On sent sa volonté dans la puissance un peu rageuse du geste. Le cuir épais saute, les lanières et les morceaux arrachés tombent au sol. Elle dégage alors sa poitrine d’un coup final. Il attend l’estocade, la lame qui l’éventrera.

Mais non, elle le prend par le bras, le soulève, l’appuie sur son épaule et l’entraîne avec elle. Il boîte, crie, grimace à cause de la jambe abimée. Il se rappelle qu’il a dissimulé dans sa ceinture de tissu une petite lame effilée, il cherche des yeux malgré la douleur les jointures de l’armure, lignes vulnérables. Mais l’armure est bien faite, technique, experte, bien maîtrisée. Elle passe un linge sur son front sale et humide de sueur. Il n’a pas encore compris. Elle veut l’arracher aux griffes de Mars. Ce baume qui enduit la flèche est femelle, bourgeon de peuplier et de cerisier.

Deux natures pour la flèche, instrumentale et femelle, ou guerrière et mâle.

Homme, réfléchis ! Evite la flèche, l’arc et la corde. Jette-les dans la flamme. Ne reprends pas ta cuirasse.

Femme, ôte ton armure, si élaborée soit-elle.

Allez l’un vers l’autre. Unissez-vous. Partagez vos élans. Aimez-vous.

Homme, tu ne domines rien. Protège, comprends, aime cette femme. Garde la. Elle seule possède en elle l’antiMars, l’antidote qui t’empêchera de succomber au dieu printanier qui te guette.
Tu vois cet arc à tes pieds, ce carquois, ces flèches. Fixe les bien de tes yeux et ne les ramasse pas. Laisse les là, au sol, se dégrader lentement, la corde s’effilocher, le bois rouge pourrir, mourir peu à peu, se décomposer, devenir humus ; le suc qui s’en échappera reviendra à la terre, il percolera à travers la matière et rejoindra son magma.

Et sur la peau de la femme, le duvet a frémi.

Son ennemi la caresse.

mot de base : Mars
phase préparatoire et d’écriture : G. Holst, The planets – G. Ligeti – Miles Davis


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (10)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

 

10. L’amour bouclier

Okeanos est le nom d’un fleuve sans source ni fin qui coule autour du monde terrestre. Ce fleuve sans fin se jette dans sa source…

Propulsées et portées par leurs aigrettes, les graines s’échappent, vacillent plus ou moins, sont transportées par la brise et s’abîment dans le sable plus loin. La bouche de l’enfant s’est enflée, arrondie, ses joues se sont gonflées, ont fait une bosse lorsqu’il a soufflé. Buccula, “ petite bouche ”, comme dit son père en le voyant.

Les grands boucliers de protection permettent aux guerriers romains d’avancer en position de tortue. Un anneau central est fixé dans un creux façonné dans leur face interne. A l’extérieur, cela fait une bosse, la buccula comme l’a appelée l’inventeur, le père de l’enfant aux graines volantes.

Une île de lumière sur ton visage. Captons l’instant : ma main fébrile cherche le Nikon, la bonne optique. Vite, le soleil est fugace. Quand te reverrai-je ?
Les mots “bout” et “but” diffèrent peu ; en fait, un but est un bout sans son “o”, sans son petit cercle, petite figure sans bout.
« Son but était d’atteindre le haut de la butte ». Mais une butte n’a pas de “o”, de petit cercle, sauf les anciens sites celtes, couronnés de leurs cercles de pierres levées. Calendriers cosmiques.

Le bout de la vie, est-ce le but, a demandé Michel. Le but ou le début d’une autre. Ce début, est-ce le but ? Ou l’un des buts ?
Quel but as-tu dans la vie ? Dis-moi. Puis-je t’aider ? Quelle sera ta route ? Le mot route – je te l’apprends – vient du terme rupture, une route est une rupture dans l’espace, une ligne directrice illuminant un espace continu, morne, monotone, sans repères.
Quelle sera ta route ?

Les planètes suivent indéfiniment leurs trajectoires, prisonnières de leurs chemins cycliques, routes-boucles.

La petite bouche de l’enfant a une fonction guerrière.

Le fleuve qui épaissit ses flots à chaque affluence file vers son destin maritime, bleu marine.

Déjà une bruine invisible sous l’insolente persévérance du rayonnement solaire s’élève de la surface marine. L’océan transpire. Ainsi viendra la pluie, simple boucle, retour de l’eau.

Inondées de soleil, les feuilles des arbres frémissent ; la vibration atteint vite l’arbre entier et l’eau du sol, appelée par les feuilles, l’irrigue. L’arbre partage : une part pour lui, une autre nébulisée dans l’atmosphère. Déjà une bruine invisible sous l’insolente persévérance du rayonnement solaire s’élève de la surface verte. Ainsi viendra la pluie, simple boucle, retour de l’eau.

Boucle ta ceinture, nous repartons. Padoue n’est plus très loin. Sourire énigmatique. Le coupé bleu a repris l’autoroute : il trace son trajet dans la plaine de Pô. Les pneus lapent l’asphalte et malgré leur matière souple, le contact reste dur, gris sombre sur plus pâle. Rotation technique, rouages sur ruban de ciment, panneaux métalliques, traits blancs vite avalés, messages « in caso di nebbia »… Mais la passagère peut orienter son regard vers les lignes pures des processions de peupliers qui dansent sur l’arrière des rizières et des prés calmes, gorgés d’eau, la vigueur des pousses et des verts, les reflets furtifs, rapides et les bruns labourés dans la profondeur de l’alluvion, quelques fleurs de brume encore accrochées aux buissons. Des lignes étirées dont la chasteté est sous la garde des peupliers sentinelles…
Homme, n’arrêtes pas les cascades, ni les sources, ni les océans, ne tarit pas leurs cycles. N’es-tu pas une fraction, une modeste fraction d’un trajet sans retour ? Tu le crois. Eh ! bien non. Tout s’encycle, tout tourne sur lui-même, planètes, eaux, êtres, matières, tout s’enroule autour du temps et revient un jour.

Torrent, où tournes-tu tes eaux ? Et malgré ta véhémence, ta volonté d’avancer, ton flux rapide, tu es toujours le même, immobile apparence.

Cascade inverse, Anne. Pluie inverse, Anne. Sur le radeau des cimes, tu es trempée sous le soleil ardent. La grande usine végétale s’est mise en route pour le retour de l’eau. Et tes vêtements, ton corps mouillé témoignent du flux inverse. Chaque arbre coupé est une parcelle de sécheresse.

Sandrine, tu es la fin de ma finitude.

Du haut de la tour, regarde les tours et les détours des routes sans retours. Regarde ces entrelacs où se perdent les lignes. Où est ta ligne de vie ? Étoffe de routes, ruptures enroulées, tissu de déroutes, ruptures déroulées. Piège, aucun fil de tissu tressé ne bifurque, évidemment. Où est l’erreur ? C’est la tour : tu es sur Tour, dieu hermaphrodite qui veille sur les cycles, sur les boucles. Est-ce que Tour ment ? Non, c’est nous qui sommes dans l’erreur, nous brisons les cycles, et Tour enregistre et transmet. Tour, mesure immanente de la persistance des boucles.

A quelle fin as-tu employé ce terme ? Quel terme ? Terme ! Boucle.

Il est faux de dire que la tour mente. Cela me tourmente. Existe-t-il une étoffe, un paysage où les fils s’unissent, se fusionnent ?
Le tournant de la vie, c’est quand ? C’est mon tour ? ! C’est toi ! ? Toi qui oriente mon destin, toi que je regardais sans comprendre.

Dans le jardin de Padoue, l’espace est circulaire et s’ouvre quatre fois, au levant et au ponant, au septentrion et au midi. Est-ce à dire que le cercle est rompu ? Non. Les graines cueillies par les jardiniers seront semées au printemps et la vie lèvera.

Le consul est de passage dans son protectorat. Il inspecte les troupes, l’avancement des routes, les constructions. Les autorités lui montrent les cultures gagnées sur la nature, les réserves alimentaires, lui font goûter les meilleurs vins, entendre les poèmes et les chants les plus beaux. Mais l’homme aime les armes, avant d’être consul, il était général des armées de César. Il visite les forges, essaie les armes, les caresse en connaisseur. Il s’arrête devant le nouveau bouclier. Qu’est-ce, demande-t-il au père de l’enfant, qu’est-ce que cet anneau au centre ? Le père, intimidé par cet imprévu, cherche ses mots, le peu qu’il a. Il ne veut pas faire attendre le consul, montrer son illettrisme. C’est la buccula dit-il, conscient de l’inexactitude, mais ne trouvant que ce mot dans sa tête, bien mémorisé à cause de l’enfant.
Le consul essaie l’arme. Il la saisit, la relâche puis la reprend avec précipitation, appréciant la rapidité avec laquelle le bouclier se place en bonne position.
C’est bien cette buccula, dit-il, très bien. Et il ordonne la fabrication du modèle qui équipera désormais les armées romaines. Et depuis, la buccula, la boucle, c’est l’anneau. La forme, la bosse a été oubliée au profit de la fonction, l’anneau de maintien. C’est très romain, l’efficacité avant le verbe.

Tendresse. Elle revient, elle, aussi, cyclique, tournoyante, tendrement tournoyante. Visage de passage, lumière vacillante. Amour, te boucles-tu ? Quel bouclier te protège ? Quel partage est ta fin première ? Ne bouge pas, immobilise cet instant où l’amour passe, invisible et beau, échange irréel. Courant. Récit sans paroles, à bouches qui se touchent. Le contact des lèvres boucle le cycle, comme l’eau, la matière, la nature, comme la planète qui accomplit sa révolution, l’amour boucle. Prends, je te le donne, il ne m’appartient pas, je ne sais d’où il vient, je le sens impatient au fond de moi. Il est pour toi, il m’échappe. Il fuit vers son destin magique.
Amour est le nom d’un fleuve sans source ni fin.

mot de base : boucle
phase préparatoire et d’écriture : A. Bruckner, Symphonie n° 8 1er mouvement – P. Kaas, Les mannequins d’osier


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (7 à 9)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

 

7. Bloc

Bloc, stock, roc, étoc.
La nuit est douce sur la mousse.
Le stockfish sèche sur sa perche.
Et la souche anglaise s’accroche encore dans la glaise, à son aise.
Accroc, croc.
Du Bellay écrit “ stoc ”, chassant le K qu’a gardé
Klavierstücke ou Klavierstock…hausen !
Bloc-notes.
Le morceau de bois est tout d’un bloc.
Roche est un prénom féminin.
Elle est allongée, dormant dans le sol, sous sa couverture de mousse.
Etoc et Roc sont des prénoms mâles.
Etoc est un croc de mer, une vague pétrifiée, et
Roc est un bloc, non de bois comme à l’origine,
mais un bloc de roche, comme l’étoc.
La femme est sa matière mais il est fait bloc, dur, résistant au temps.
Le tronc abattu gît près de la souche. Il geint encore,
bois sonore,
dont nulle oreille ne perçoit la plainte.

Fermant la nuit, l’étau clos est fixe, bloc de métal joint, les crocs serrés.
Roche s’approche et commence à le desserrer.
Le jour paraît peu à peu. La marée découvre les étocs.
Dans la forêt, les troncs verticaux, équiens, attendent la lumière
qui réanimera d’abord leurs feuilles minces.
Mais ils sont inquiets : quand la scie, quand la hache,
à coups de crocs, les feront blocs et stock,
pas plus vivants que le roc et l’étoc ?

L’homme est un croc pour l’arbre, c’est le terme ad hoc !

Accroc, rupture, dure. Appogiature.
La respiration de la terre est à terre, terminée.
Müsik im bauch.
Il faudra recommencer éternellement, à partir de la mousse,
où germera la graine,
à reconstituer avec le temps, le manteau forestier.
Le jour passe vite et l’étau se referme.
Roche pourvoit son ombre et la nuit enveloppe tout.
Souches au sol, troncs longs, brindilles, perches.
Le pêcheur a lancé son carrelet.
Il fiche en terre la perche du stockfish.
Le filet doit être sans accroc, sous l’écume, espace clos ;
alors il capture en bloc,
soles, perches de mer, raies, lieues et plies.
Tout un stock de poissons poisseux.
Perché sur son roc, le pêcheur scrute les rets qui reviennent.
Car les rets ne sont plus à cent lieues.
Son œil bleu perçoit, dénombre les surnageants, évaluant le reste.
Il prend son croc pour tirer la masse grouillante sur le rivage.
Il ouvre le carrelet, en défait les plis, trie la marée au sol.
Bombe ! Les bras lui en tombent !
Un banc de harengs ! Que des harengs ! Hilarant ! Marrant !

L’homme est un loup de mer pour l’homme, pense-t-il,
c’est le terme haddock !

mot de base : bloc
phase préparatoire et d’écriture : L. Berio, Circles / Sequenza I III V ; K.-H. Stockhausen, Klavierstücke


8. Étrange

J’ai pensé raconter l’histoire d’un ange raciste qui suit les races à la trace. C’est la trame du drame. Il prend l’âme des races, partout, en rase campagne, partout, sur l’eau en suivant les traces des rames. Lui ne fait pas de trace de pas, car l’ange lévite.
Il a ainsi au fil de ses campagnes ramassé une masse de races. Il a même des thraces qu’il a laissés avec les autres races, en mélange dans le haras où il les entasse. Et dans le haras des races, les âmes errent, alors que l’ange, lui, se réjouit, il entre en transe devant son tas de races, son tas d’âmes.
Mais parfois l’ange est inquiet : aurait-il perdu la trace d’une race ou de son âme ? Alors il classe ses races, il les place face à face, les trie, puis, insatisfait, les brasse, et les replace, les reclasse à l’infini. A peine classées, et dès que l’ange est rasséréné, dès qu’il a les ailes tournées (il part en chasse à la race), les âmes errent aussitôt, leurs pas se mêlent et les races s’amalgament.
Car l’ange n’a rien compris : les races n’existent pas, seules les âmes des hommes existent. Mais l’ange est un chasseur et un classeur. Il a besoin de races pour être ange. Étrange. La transe de l’ange passe par la chasse à la race ? Pour justifier le statut d’ange gardien de races !

Dans le haras, les âmes divaguent sans arrêt. Mais un jour, par inadvertance, elles passent par un autre stade d’errance. Plus d’errance de masse, une errance organisée, solidaire. Une véritable « co-errance ». Alors les âmes s’amassent, se rassemblent et s’ébranlent par vagues d’âmes, par files, par rames d’âmes. Elles entrent en transe et s’entassent contre les barres du haras. Et, patatras ! Les barres cassent sous la masse. Et les âmes se barrent du haras, elles débarrassent le plancher du haras, elles tracent !
L’ange, rentrant de la chasse, place à la hâte ses races dans son haras. Mais, par Horace ! s’écrie-t-il, terrassé sur sa terrasse : où sont mes races, j’ai perdu toute trace de mes races, quelle poisse ! J’aurai dû amarrer les âmes des races aux barres du haras ! Et l’ange gardien de races est triste : il erre comme une âme en peine, il est en plein marasme.
Cette histoire n’est pas triste. Car, vous l’avez compris, cet ange est un rapace, un vautour-pape-race ; il n’a que ce qu’il mérite. Harassé, sans haras et sans races, l’ange perd le goût de la chasse à la race, ce qui met l’ange en déchéance, en « dés-errance ». Il est déchu, très déchu, tellement déchu qu’il trépasse.
Alors les âmes retrouvent leurs places dans le cœur des hommes ; elles se délassent, se prélassent, occupent l’espace. Et lorsqu’une âme passe près d’une autre âme, elles se parlent à voix basse : “ Ça change sans ange ! Pas de dérangement ! C’est la classe, sans chasse ! Pas d’angoisse ! Mais l’ange, qu’a-t-il ? Malade ? Une angine ? Ou aurait-il fini sa vie d’ange ? Sa vie de chasseur ! De prédateur ! D’emprisonneur ! De destructeur ! Une vie sans âme ! Quelle vie, être ange ! ”.

mot de base : trace
phase préparatoire et d’écriture : A. Webern, nombreuses œuvres ; dédié à Jacques Prévert


9. La lune fauve (de Laure l’ocre)

Ce soir la lune est ovale. En fait, il s’agit d’un faux-ovale car c’est une éclipse qui redessine son pourtour, lui donnant un visage fauve, ovale. Dans la garrigue, le buisson tremble au passage de Daphné ; ses rameaux longs partant en boule sont flexibles, ils portent à leur sommet des têtes de fleurs odorantes, suaves, d’un blanc laiteux, lunaire. On l’appelle le garou.
Daphné presse le pas. Il faut que l’empreinte soit prête à temps. Une empreinte peinte avec la main plaquée sur la roche et l’ocre mâchée projetée par la bouche.
Possession. Symbole de possession.
Laure arrive par l’autre versant de la colline. Le promontoire calcaire est ici naturellement dégagé en une plate-forme rocheuse où est érigé le dolmen. Laure fera aussi une empreinte, mais une empreinte noire, avec du charbon de bois. Elle accélère sa marche, se moquant des égratignures des buissons agressifs de la garrigue. Elle veut également être là à temps. L’éclipse se prolonge et les deux jeunes femmes sont désormais en vue du dolmen. Elles se voient au loin et se rejoignent. Elles s’approchent lentement l’une de l’autre. Puis, elles s’embrassent longuement sur la bouche. Rite ? Amour lesbien ? Préparent-elles la séance de peinture soufflée ? Leur baiser se prolonge, les ombres s’allongent.
Les voilà nues. Le rite continue. Elles ouvrent les petites outres de cuir qu’elles ont emportées ; elles contiennent la teinte. Daphné prend dans sa bouche l’ocre et la mâchonne. Elles grimpent toutes les deux sur le dolmen. Et les voilà sur la pierre, nues, agenouillées, face à face, les paumes bien à plat sur la roche. Laure s’est étirée, tendant bien ses bras et appliquant plus encore ses mains sur le dolmen. Daphné crache alors, elle crache de toutes ses forces sur les mains de Laure l’ocre en bouillie. On voit son ventre se crisper sous l’effort, car la teinte doit être projetée avec énergie. Souffle ocre ! Boue ocre orale !
Daphné a terminé. Les deux femmes relèvent leur buste, et dans la garrigue, attirés, les loups approchent.
Elles doivent faire vite et ne prennent pas le temps de regarder la lune ovale.
Elles intervertissent les rôles.
C’est maintenant Daphné qui, à genoux, étend ses mains vers l’avant et les appuie le plus qu’elle peut sur la surface.
Et Laure crache du noir. Elle prend une longue inspiration, une véritable inspiration d’artiste, son torse se gonfle sous l’effort, les côtes apparaissent et se jetant violemment vers le bas, presque comme quelqu’un qui vomit, elle projette le charbon mâché et mouillé sur les mains de Daphné. Souffle noir ! Noir oral !
Dans cette éructation symétrique, on dirait que la terre d’ocre et le charbon sortent des jeunes femmes même, d’elles-mêmes, qu’ocre et charbon sont leur matière constituante, et non la chair.
A peine descendues du dolmen, les loups sont sur elles, les mordent à la gorge, les déchirent, les déchiquètent, les mettent en pièces sanglantes. La horde est satisfaite. Daphné et Laure n’ont pas crié. Rien. Rien qu’un rictus à la lèvre de chacune.
Les loups traînent. Le pays n’a pas de hyènes, seulement quelques vautours, mais ils ne sont pas là. Les loups ont le temps. Ils terminent tranquillement leur festin puis repartent, lourds, le ventre plein, vulnérables, piteux, ayant accompli leur fonction carnassière.

Près du dolmen, deux points peu distants.
La roche calcaire commence à y changer de teinte. Elle se colore d’un halo rose, le calcaire rosit, et la lune toujours ovale est rousse. Puis bientôt la roche vire au rouge. La chaleur se répand, intenable. Des colonnes d’air chaud s’élèvent, tournoyantes. C’est le signe du magma qui remonte du ventre de la terre.
Près du dolmen, en deux points peu distants, la roche est en fusion. Elle est liquide. Sur ces deux plages bouillonnantes se forment même des vaguelettes de calcaire liquide.
De cette matrice brûlante, de ces entrailles fumantes, émergent alors droites et dressées, Laure et Daphné, intactes, renaissant de la lave. Elles prennent appui sur le bord du puits de magma puis pied sur la roche ferme. Leurs corps se ressuient des gouttelettes de calcaire en fusion qui en tombant forment des galets et des petits cailloux arrondis.
Elles s’embrassent à nouveau, encore embrasées et chaudes. Longuement. Puis, se tournant vers la garrigue, dos au dolmen, elles crachent des panaches de minuscules graines fauves. Leurs joues se resserrent et projettent les semences à distance. Souffle fauve. Graines ovales, orales.
Les dernières graines ont été expulsées. Elles se sont cachées parmi la végétation basse. Et sous la lumière lunaire voilée, les graines tressaillent, elles remuent, germent, incapables de dormance. Les jeunes racines cherchent les interstices du sol et leurs tigelles se dressent déjà. Leur croissance s’accélère. Les feuilles se déploient et les tiges deviennent des rameaux. Les buissons se ramifient en boule et les branches longues et flexibles portent à leur sommet des bourgeons en attente.
Laure et Daphné cheminent de l’une à l’autre. Elles posent un baiser furtif sur chaque bouquet de boutons qui épanouissent alors leurs fleurs lunaires, capiteuses.
Autour du dolmen, la colonie des garous s’est ainsi agrandie. Leur feuillage mobile contraste avec le dolmen intraitable, stoïque, inaltérable. Sur sa pierre, les quatre empreintes de main sont sèches, auréolées de teintes.
Possession.
Laure et Daphné sont reparties rejoindre leur campement. Outre les mains d’ocre et de charbon, il y a les empreintes des loups et de leur carnage. Et puis, à peu de distance du dolmen, en deux endroits, quelques galets et petits cailloux ronds qui interpellent le promeneur comme le géologue : quel torrent, quel courant est venu jusqu’ici les poser ?

mot de base : empreinte
phase préparatoire et d’écriture : G. LIGETI concerto pour violoncelle et orchestre (1966)


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (5 et 6)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

5. Le plaisir des sens (l’arme sans cible)

Un encensoir est un objet qui donne du sens aux mots que j’écris ce soir. L’encens est le sens que prend le mot. L’encens est donc, en quelque sorte, le combustible de l’écrivain, son essence, ce qui va lui donner son aisance, lui permettre d’avancer dans son intention littéraire.

Laurence, ta présence est mon véritable encens, c’est insensé, mais c’est comme ça. Pour moi, cela tombe sous le sens.

Reste, reste encore, oui encore, ne me laisse pas sans sens !

Sangsue, elle ? Non, car l’écrivain, un homme de l’être, est alors sans son sang, pâle et son effort est vain, sans gain, sans effet. Et puis, pour écrire, il faut une tension, sémantique s’entend. L’acte d’écriture se compose alors de trois phases : en premier, sans encens, la pré-tension suivie de peu de l’entrée en tension (techniquement l’in-tension). Alors tu entres en scène, et en transe saine, j’écris. C’est la seconde phase de détention où l’écrivain est prisonnier de son texte. Les sens s’enchaînent, le sens usuel, puis le sensuel, en toute décence, c’est le bon sens. La phase tierce est l’ex-tension ou détente, le moment où l’attention se relâche, et donc où les sens s’émancipent. L’écrivain est à ce moment moins sensible à l’exactitude du sens ; il ne va plus à l’essentiel.

Il est temps qu’il arrête sa séance.

L’écrivain peut devenir poète, mais s’il revient à la prose, il perd ses vers.

En poésie, cela est un peu différent. Les sens sont des sons.

Ils se sentent bien comme sons.

Heureux d’être un son, le sens crie et c’est l’origine de la langue.

Et pourtant le poème est a priori sans sons, et si nous inversons, les sons ont parfois du sens. Notamment, en fonction du ton du texte, car le ton peut donner un sens en l’absence de sens du mot lui-même.

Ton propre ton et ton sens de la poésie donneront un sens à ces notes éparses, leur trouveront une juste mesure, une portée.

Mais cela suffit-il ? Ne faut-il pas que j’active ma science ? Une bonne séance de science du sens en phase quatre : on recense les sens, on les soumet au sens critique, on cherche les réminiscences, les contresens, le médisances et autres indécences. Et si la phase quatre est réussie, le sens du texte renaît, une véritable renaissance !

Une cinquième phase peut survenir, cela dépend de la sensibilité de l’écrivain, car c’est la phase dite des cinq sens. Le but est de rechercher la destination finale du texte. Pour qui est-il écrit ? L’arme opportune est la connaissance des lecteurs, une connaissance élargie, non pré-ciblée. La connaissance éclectique, l’arme sans cible qui coule sur la joue de l’écrivain, installé à sa table de travail, dans son oriel qui donne sur la rue ancienne du vignoble alsacien.

Mais au fait, dit-elle, avant de partir, cela a quel sens oriel ?

mot de base : sens
phase préparatoire et d’écriture : A. Akbar Khan, Shree Rag – S. Prokoviev, Roméo & Juliette


6. Le temps plié (tempes liées)

I

Le temple est de marbre et il le reste. Les veines du marbre ne battent pas.
Elle arpente les artères de la ville antique et les allées du temple sans toit, seule, au milieu des ruines.
Mais, sous sa tempe, une artère vit, elle bat le rythme du temps. Et lorsqu’elle t’aperçoit, c’est sa tempe qui la trahit : elle s’échauffe en douceur sous les pulsions renouvelées, accélérées.
Tu es l’origine de ce battement, temple vivant, templier du temps actuel.
Tu arpentes aussi ces ruines qu’elle a caressé de son œil mauve, épuisant les formes et l’usure du temps.
Et toi, ta tempe, comment est-elle ? Brûlante.
Elle s’arrête, sans raison apparente, dans l’attente. Tu la regardes.
Qu’a-t-elle détruit ? A-t-elle attaqué ta ville-forte, tes remparts ? Est-ce elle qui a provoqué leur érosion, leur percement, leurs brèches dont t’avertit le signal de ta tempe ! ?
Le soleil rend les dalles brûlantes. Quelle arme ! Quelles larmes ourlent tes yeux. Quelle brillance les provoquent.
Elle avance vers toi et le temps s’arrête, ta tempe est muette, comme de marbre.

II

Les ruines du temple sont loin dans les spasmes du temps. Ensemble, ils arpentent les artères de la grande ville. Les pulsions populaires y tracent et dessinent des réseaux d’appels silencieux qui les traversent. Ouverts, ils ont oublié la rencontre du temple et se laissent emporter par les flots du temps.
Puis, un jour, le temps se replie sur eux, il les enferme, alors ils vivent vite, sans temple et sans temps et leurs tempes battent à rompre, dé-rythmées, intemporalisées, incapables d’aucun signal. Alors ils sous-vivent : leur vie est fast, rien de faste.
La fatigue les envahit. Leurs yeux ne trouvent plus leurs éclats d’autrefois. Une existence matérielle, sans plus. Ils sortent rarement de la grande ville usante, terne et dominante.
Mais, ce dimanche, ils sont en forêt. Les hauts fûts gris des hêtres les dominent. L’air est frais, bon. Il chemine dans leurs poumons, s’infiltrant dans leurs ramifications les plus intimes.
Ils n’ont pas vu arriver la flèche. Seules les tempes ont réagi, mais ils n’ont pas su l’interpréter. Ils prolongent leur promenade, trop près l’un de l’autre, cibles faciles. En fait, ils décompressent de leur vie urbaine, ils expulsent plus qu’ils impulsent.
Bois arraché au cœur du torse par la flèche vagabonde et douleur ! D’où leur étonnement lorsque la flèche les pénètre.

III

Ils tombent au sol, sur le lit de feuilles mortes.
Ils sentent la terre et la fine odeur de tabac du matelas de feuilles.
Ils regardent les troncs gris s’élever comme les colonnes d’un temple naturel.
Tempe, tu réagis à nouveau. Tu bats le temps, tu le déplies, tu le caresses.
Temple, tu n’es pas de marbre, la sève inonde tes troncs au rythme paisible de la forêt.
Temps, tu leur rends leur vie et t’effaçant, ils se souviennent. Les dalles brûlantes de Delphes. Ces appels croisés et compris. L’éclat des premiers instants, des premiers contacts. La douceur.
Ils se relèvent. Ils ont décidé, ils quitteront la grande ville vile. Vite. La ville-ogre, ogre de leur temps, de leurs moments, de leurs instants, de leurs complicités. La ville qui les cuirasse à nouveau, les enfermant dans une coque dure, une gangue étanche qui s’immisce aussi entre eux. Ils chercheront ailleurs, un ailleurs où les flèches les perceront ensemble chaque jour, chaque soir, presque à chaque heure, sans heurts,
et la tempe qui écrase en frappant le sang sur sa paroi saura à nouveau rythmer leur amour.

mot de base : tempe
phase préparatoire et d’écriture : S. Prokoviev, Roméo & Juliette

à suivre


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (3 et 4)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

 

3. Explication (Le cordelier invisible)

Expliquer expliquer, maintenant.
Parcourir cette boucle !
“ Ante explicationem flores purpurascunt ”
Traduction
“ Les fleurs sont pourprées avant leur épanouissement. ”
Danse, dans cet espace sans place, danse.
Tourne, virevolte, tresse ta trace dans l’espace.
Et que mon œil, infatigable sur toi l’embrasse.
Et que mon esprit, si sensible à toi, la place
Au cellier des souvenirs heureux.
Explicare. Déplier. Défaire le pli, dérouler. Soigneusement, pli après pli, pour à la fin embrasser du regard l’étoffe du concept, son grain, son point, sa moire, son assemblage, sa trame. Expliquer. Épanouir. Dérouler la parure de la fleur, lui donner sa couleur, l’ouvrir au soleil, au jour et l’aider dans sa mission secrète.
La vie se déroule mais ne s’explique pas.
C’est complexe et ça laisse perplexe. Pas étonnant. C’est le plexus, cette tresse de fils tendus qui a donné le pli. Plexere – plicare, le lien est là. Vérités latines.
Quelle est ta trajectoire ? Ta ligne ?
Non pas celle de ta danse,
Mais celle de ton existence.
Est-elle courbe ? Fourbe ?
Droite ? Stricte ?
Non, elle est tressée par un cordelier invisible et moqueur, jamais distrait, toujours habile.
Laisse ta corde souple. Ne la tends pas. Ne l’éprouve pas sans arrêt. Ne perds pas les fils de la tresse. Le temps gourmand ronge sa part. Délasse-toi. Enlace-moi. Étreins-moi.
Tu combattras le sens strict (sensu stricto, strictement sensuelle) d’étreindre qui est l’étroitesse et l’oppression.
Je suis toujours excité
Par la perplexité
Devant la complexité.
Alors mon esprit se met en route. Sans détresse, il dé-tresse, dénoue, suit la trajectoire des cordelettes, cherche le fil de l’histoire, décompose, opère : le cristal logique, le fond animal, la perspective historique, l’émotif, le mystique, l’éclat créatif, la puissance culturelle, la présence éthique,… l’inventaire de tous les prismes. Retirer le sujet de sa gangue. L’examiner sous toutes ses facettes, brillante et pénétrante analyse… D’Anne à Lise, il y a moi, blotti, heureux.
Elles sont si tôt sensuelles. Sans un mot, elles m’expliquent la vie, la faculté d’être.
Magiques. Elles ne décomposent rien, pas de prismes, pas de stress, de détresse. La vie en ligne directe.
Tu presses le pas. Ne le presse pas !
Tu fonces. Ralentis. Rien n’est clair quand on fonce !
Si tu veux t’épanouir, mets ta joue au soleil et l’y laisse un moment. La couleur viendra.
Je veux te comprendre, expliquer ton toi, te révéler ton toi. Trouver les espaces encore clos, les tresses profondes. Repérer les graines en dormance.
Et
Déclencher leur développement.
Puis attendre, attentif à toi.
La couleur de ta joue, le rictus au coin de ta bouche, ton œil complice te trahiront. Ils me diront si j’ai compris le sens dans lequel le cordelier invisible a tressé les brins.

mots de base : explication
phase préparatoire et d’écriture : A. Vivaldi, Concerti – J.-B. Lully, Marche pour la cérémonie des turcs (Tous les matins du monde) – S. Prokofiev, Roméo & Juliette Danse des chevaliers – G. Mahler, Symphonie n° 2, 1er mouvement


4. Colonne torse

Dos. Buste.
Au fond de Saint-Séverin, sous les ogives,
se visse la pierre
et les lignes s’enserrent, se tressent,… stress !
Or crypté, oracle et tarse du démon.
Mentor.
Spire. Inspire. Respire le torse nu,
comme la pierre à nu, sans ornement, sans peinture,
sans bustier ocre !
Store. Jalousie. Rais d’or. Reste dans la lumière du store.
Storage, orage, rage.
Elle éclaire ton buste et caresse son relief.
Torse ocre. Peau bise.
Ombres de la jalousie sur le corps bai,
qui en souples les formes ondoient.
Onde, quelle onde, une onde torse et spirale, râle.

Inspire, souffle. Gonfle la voile du torse.
Sans voile, le torse réapparaît plus bis encore, en or,
car le vent a poussé les persiennes et
l’éclat de Râ inonde la nef, la travée, les dalles grises,
les parcourant comme pressé.
Il atteint la colonne torse, l’anime
et l’âme de la nef vibre, le son gronde sous les voûtes.
L’or a libéré le son.
Orage sonore.
Les piliers s’écartent et le buste ocre est là, contre le volet
persan, le repoussant, claquant le bois
et fermant l’espagnolette.
Et le corps sombre dans la nuit comme
la colonne de Saint-Séverin qui s’enfonce
dans le sol et met la terre en perce.
Démets Terre, Or reste !

mot de base : tors
phase préparatoire et d’écriture : G. Scelsi, Pfhat Konx-Om-Pax Aion


à suivre


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (1, seconde partie, et 2)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.


Lucile avait fermé les yeux. La tête légèrement penchée en arrière, elle cherchait à ressentir au plus profond d’elle-même les effets sensuels des gestes et des phrases de Fordern.

Elle était torse nu, ayant gardé son blue jean (son bleu de Gênes) bien moulant qui lui allait à ravir. Fordern s’était aussi mis torse nu, mais il ne faisait qu’approcher le buste de Lucile, tout juste pour qu’elle sente sa présence, sa chaleur, mais sans pour l’instant la douceur du contact, créant ainsi une nouvelle attente, une nouvelle et tendre attente.

D’un coup, il la souleva dans ses bras, la porta et la posa sur le lit où elle s’enfonça dans le matelas profond d’autrefois. Caressant à pleine main cette fois-ci son ventre chaud, et lui parlant aussi, l’incitant à se détendre pleinement, à rechercher la plus profonde décompression (tout cela au creux de l’oreille, à la limite de la perception et avec la délicatesse de la confidence), il s’était dans son bagage subrepticement saisi d’une poignée de crayons de maquillage bleus, et avait commencé, tout en continuant les caresses de l’autre main, à tracer sur le corps de Lucile des lignes et des plages bleues.

Le bleu s’ombre. L’espace bleu clair ainsi dessiné descendait de la clavicule à la naissance du sein, et, outre le fait de proposer au regard un double plan de lecture, le volume de la forme et l’irruption de la couleur, se recouvrait par places et peu à peu d’un autre bleu plus dense, plus profond qui auréolait et s’étirait en croissants et bordures Prusse, levant d’autres volumes et des vagues virtuelles. Ces bleus ombrés et ourlés, par contraste, rendaient le reste du buste plus impressionnant encore.

Fordern avait délicatement et progressivement atténué ses caresses puis les avait abandonnées. Il avait installé un petit éclairage halogène et photographiait maintenant Lucile d’abord allongée, puis ensuite levée debout, lui demandant de passer ses mains dans les cheveux pour mettre en valeur son buste. Il alternait les objectifs, allant du plan large à la photographie rapprochée. Lucile avait apprécié en premier toutes ces caresses très douces et localisées puis cette séance de prise de vues où l’homme tentait de traduire la beauté de son corps à elle, de garder la trace de son regard et d’imprimer aussi un peu de sa créativité.

En fait, aucune relation sérieuse, plus approfondie n’avait succédé à ce contact entre les deux êtres. Il faut dire que les évènements ne l’avaient pas vraiment facilité. Fordern avait décroché un contrat sur la préservation de la forêt atlantique brésilienne et était parti six mois outremer, et Lucile, ayant pris du retard sur sa thèse car beaucoup de sources germaniques s’étaient révélées incontournables et avaient exigé des déplacements et des traductions fastidieuses, avait dû s’enfermer au travail pour respecter les délais.

Elle fut donc très surprise, et même un peu flattée, lorsque dans la salle d’attente de son dentiste, elle tomba, dans l’une de ces revues bon chic bon genre en papier glacé, truffées de pubs et de mode, sur son buste bleui – de forts belles photos ma foi, Fordern avait trouvé les angles pour exprimer les courbes… – une série de photos couleur vraiment superbes, sans aucune vulgarité, toutes centrées sur l’esthétique, la beauté des formes et teintes. Le photographe avait simplement signé “KF” et intitulé la série “le corps, don bleu”. Le journaliste qui signait l’article était comme à l’habitude dans ce genre de périodiques, dithyrambique (le « renouveau photo-graphique du nu », le « nu new style », vite à New York, etc…) et plat. Au fond d’elle-même, elle en voulait un peu à Fordern, mais cela l’amusait plutôt, rassurée par l’anonymat sur sa personne. Elle sortit du dentiste avec un sourire un peu narquois qui accompagna son trajet à pied jusqu’au campus.

Cette aventure n’avait eu chez elle, en apparence, qu’un effet minimal. Depuis ce temps, en effet, elle avait légèrement modifié son vocabulaire, légèrement, et pour des moments précis. La marque de l’étonnement qu’autrefois elle exprimait de façon anodine par des « ah ! bon ! », des « hein ! » ou plus maîtrisés des « vraiment ! » ou des « incroyable ! » s’était muée en des « ventrebleu ! », proférés avec une douceur feutrée et un éclat malin du regard, et des « palsambleu ! » dits également avec une douceur sensible et un œil un peu moqueur, mais celui-là, pas très bien prononcé, le “an” de “am” tirant plutôt vers un son “un”, donnant un résultat intermédiaire : « pâle sein bleu ! ».

Dure et douce. Sens-tu comme cette après-midi fut dure et douce, Karl ? La douceur des feuilles au sol, de leurs tons, du contact souple sous nos pieds, l’air frais au sortir de la forêt, vers les prairies.

Et dure par le métal, l’engrenage des mécaniques, les portières, les sons convulsifs du démarreur, les pneus s’usant sur l’asphalte, la vitesse du véhicule pénétrant l’air comme pour y échapper, la voiture, espace métallique et plastique clos.

C’était Lucile qui avait parlé.

Tu vois, Karl, cette après-midi, c’était très toi. Doux et dur à la fois. Karl avait froncé le sourcil. Lucile savait sans crier gare l’atteindre au fond de lui-même, près de son être. Aimant dominer son sujet, il n’avait pas l’habitude. Elle lui montrait ainsi qu’il parlait de choses superficielles, bien qu’intéressantes, documentées, copieuses, certes, mais la profondeur de l’être ne transparaissait pas.

L’être profond ! Aveugle, Karl, tu es aveugle. L’être profond. Insistante recherche de Lucile, insistante de tous les instants. Soif d’être. Elle a soif d’être ! L’humanité intérieure de Lucile commençait à poindre aux yeux de Karl ; une perception qui quoique tenue, filiforme lui entrait même par les yeux, diffusait en lui, se dirigeait, non pas vers son esprit mais vers la profondeur de son torse, dans son intimité respiratoire cadencée. Que produisait-elle là ! Karl sentait son souffle opérer un autre rythme, non plus son rythme mécanique habituel (le moteur, les vitesses, les cylindres… ils avançaient vite sur la voie rapide, au son happé des jointures du bitume), non plus son rythme mécanique habituel, mais un tempo plus fragile, ouvert sur l’extérieur, sensible, irrégulier comme une musique contemporaine qui serait harmonieuse.

Les feuilles. La forêt. La courbe du sentier et le talus éclairé… Ces nouveaux intervalles respiratoires provoquaient aussi chez Karl une mutation plus intime encore, cela semblait extirper (herausfordern) son émotion, ses émotions.

Submergé par ces modifications, et peut-être par précaution, son mental coupa net, revenant au présent routier. Pas trop à la fois !

Mais Lucile ne l’entendait pas ainsi. D’autres incidentes fondamentales étaient prêtes pour le reste du parcours. Heureusement Mulhouse approchait. Il tenta de mémoriser toutes ces questions tout en sachant ou ressentant qu’elles le pénétraient comme les autres et qu’elles seraient stockées quelque part en lui, agissantes.

L’être profond, seule cette expression demeurait dans son esprit, obsédante. Il tenta une analyse grammaticale idiote, quoique.

L’être profond, cette expression était-elle au singulier ou au pluriel ?
Toi et moi singuliers. Nous pluriel ?

Le véhicule se rangeait en cahotant dans le parking provisoire du centre de Mulhouse, espace livré à la voiture après de nouvelles démolitions. Les pneus essayaient d’éviter les clous et autres résidus métalliques. Karl sourit en revoyant le cabriolet bleu sombre de Lucile : il se rappelait les bleus tracés sinueux qu’il avait apposé sur son corps, les trouvant tout-à-coup superficiels. En surface. Surfant sur le corps, surfant sur sa surface. Alors qu’elle, elle dessinait en lui un autre être, modelé dans la couleur profonde des sentiments et façonné par lui-même ! Un autre être ! Qui prenait naissance en lui, au fond de lui.

Ils se séparèrent rapidement.

Bouleversé, Fordern rentra directement chez lui, supprimant son traditionnel passage au bureau en fin de journée. Quel nouvel être sommeillait désormais en lui ? Il s’allongea, tentant de remettre de l’ordre dans ses idées ; mais cet ordre ne venait pas, mais à sa place un autre, impérieux : écrire ! Ecrire, comme le disait Barthes, au merveilleux sens intransitif du verbe. Ecrire. Cristalliser les mots. Il lui fallait désormais écrire…
Lucile, la musique et les mots.


2. Ode à l’x


Ex-il

L’ex-il de Saxe s’exerce, sexe herse.
Il voit la cible, cherche l’axe exact, axe et cible.
Ex-il prend le temps, des entractes, des entre-axes, Ex est lent.
Ex qui ? Saxon évadé, évasif, désaxé, désexé, hors axe, hors âge !

Ex-elle


Ex-elle, qui est-elle ? L’âge exact, l’âge actuel.
Ex-actuelle, qu’acte-t-elle ? L’exil du sexe, l’ex-sexe ?
Ou (houx, ilex) le retour de son saxon, redevenu axe et cible.
Ex-perte, exactement. Elle acte la fin de sa perte, la fin de l’exil.

Eux

Ex-elle et Ex-il unis à neuf, ré-unis, Ex-il uni vers elle.
Ex-elle aimant, Ex-elle enserrant, tous deux se dés-ex-ant
Devenant ré-il, ré-elle et eux, ré-eux.
Eux re-liés, heureux. Elle et lui. Sexe et Saxe. Excès axés !


Ile de Saxe.
Aile de sexe.
Hasard d’eux ?
Cafard d’eux ?
Non.
Escale à deux.

mot-lettre de base : x
phase préparatoire et d’écriture : G. Scelsi, Triphon, Pranam II, In nomine lucis I, V.

dédié à I. XENAKIS

à suivre…


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (1, première partie)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

 

Avant-propos

Ce texte a été écrit d’octobre 1997 à mars 1998 à Mulhouse (Haut-Rhin). L’écriture a été générée par trois sources obligatoires et concomitantes :
— une muse inspiratrice (ici Lucile) ;
— un mot-clé choisi intuitivement, et son étymologie (étudiée avec l’aide du
Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey) ;
— et une musique vécue (et non simplement écoutée), ressentie comme propice. Tout démarre du mot qui vibre par la muse et sur la musique. Seuls les deux textes initial et final ont pu s’affranchir de la musique.

Place aux mots qui animent et dominent le scribe.

 

1. Don bleu

Passionné des teintes, des couleurs, notamment naturelles, mais aussi de celles crées par l’homme sur le fil du temps, il avait un jour passé sa main dans les cheveux de Lucile, presque sans le vouloir, comme un peu absent, en photographe qu’il était, car ce blond et ce paille dans cette lumière incidente venue de l’arrière, par la main qui atténuait l’épaisseur de la chevelure, la présentait en mèches fines dans le soleil, se muaient en mille teintes voisines, des miels, odorants échos des forêts sombres ou reflets tilleul de fragiles parchemins, des bruyère et terre, fils, veines de merisier, traits de bruns, éclats de Sienne, et rideaux de fibres fines dont le lent glissement animé par sa main devant l’or de l’arkhe-machine solaire avait fait scintiller dans l’œil véronèse de Fordern des lumières profondes.

La main avait gagné l’épaule, puis ils s’étaient serrés l’un contre l’autre.

Vous m’intéressez vous !

Cette réaction à la fois volontaire et spontanée – le verbe, l’action bien enchâssée, bien corsetée entre deux incisifs “vous” — avait surpris Fordern.

Lucile était venue le voir dans le cadre de sa thèse. Elle recherchait des sources botaniques anciennes, liées à l’histoire de Mulhouse. Le sujet qui lui avait été confié conjointement par l’Université et l’École de Chimie de Mulhouse — la très ancienne école fondée en 1822 — s’attachait (s’attaquait) à l’histoire des colorants. C’était à Mulhouse que l’industrie des colorants artificiels était née, rupture avec un long passé d’utilisation des plantes, et aussi des terres (ocres et autres). Alizarine, garance, fuchsine, Mer Rouge… une ribambelle de mots colorés avaient depuis quelques mois investi le vocabulaire de Lucile, prolongeant et démultipliant sa passion naturelle pour les bleus sombres – nuit – Prusse – bleu-noir et autres pastels.

Fordern – on connaissait sa vieille passion pour la Botanique — était ravi, comme tout naturaliste, historien ou collectionneur,… d’exposer son savoir , même s’il demeurait conscient de ce fait et détestait l’érudition pour l’érudition , mais tentait toujours par volonté de pratiquer la connaissance dans l’optique d’un projet précis et construit.

Fordern avait donc indiqué à Lucile, aussitôt, sans se référer à des ouvrages, directement, du tac-au-tac, l’ensemble des sources qui lui seraient nécessaires.

Impressionnée par le discours de Fordern, son érudition accessible et ses incidentes prospectives ou anecdotiques, épiçant son verbe, Lucile l’avait recruté !

« Vous m’intéressez vous ! » Quelle formule ! La jeune femme n’avait pas froid aux yeux, pensa-t-il ; il ne put esquiver un sourire, signe qu’il avait aussi été séduit et amusé par cette mi-remarque, mi-proposition, mi-injonction de type jeune dirigeant, et surtout par l’attitude de Lucile lors de son intervention : la tête légèrement baissée en avant, les mèches miel et paille de sa chevelure mi-longue couvrant en entier son œil droit, et son œil gauche dégagé et jade pointé, fixé sur Fordern.

 

Ils s’étaient revus et la confiance les avait gagnés.

Ils se revoyaient souvent, en général pour une promenade dans la nature. Cela les sortait de la vie urbaine et ils aimaient bien. Beaucoup de promenades courtes car Lucile vivait une fin d’études très prenante et ne pouvait se libérer qu’entre midi et deux. Destinations : environs proches de Mulhouse, les premières ondulations du Sundgau, le vignoble sur Thann ou Guebwiller, plus simplement la Hardt, voire les bords du Rhin.

Ils observaient les couleurs, les formes, les paysages, les petites plantes comme les troncs imposants des plus vieux arbres. Souvent, soudain, ils interrompaient leur marche pour, se sentant seuls en contact avec la nature, s’embrasser longuement, fougueusement ou tendrement, recherchant une vibration commune.

Pour leur première nuit, ils choisirent Montbéliard.

Outre les enfilades industrielles, y domine encore le château, comme dressé par orgueil au milieu de l’urbanisation. Mais la région proche était très belle, rythmée par les falaises claires et les lourds manteaux forestiers, allongés en ourlets sur les corniches et frangeant les vallées dont la fraîcheur vivace ourdissaient chez le visiteur quelque inquiétude : trop tranquille cette nature à l’unisson, trop calme pour ne pas être aussi magique ou maléfique.

Ils avaient recherché une chambre d’hôte blottie dans une petite vallée affluente, irriguée par des routes bien étroites mais plutôt accueillantes. Pendant le trajet, dans la voiture (une ancienne Volvo des années 60, caprice de Fordern qui aimait ce modèle), il avait entrepris d’expliquer, de déplier, en choisissant chaque mot, et avec toute la lenteur désirée, quel était, quel serait son attente sensuelle. Il ne souhaitait que s’occuper d’elle, refusant son propre plaisir pour cette fois, s’excluant plus ou moins de la relation pour exacerber son plaisir à elle, le rechercher dans toute sa complexité et sa différence.

Décomposer ce plaisir, enchaîner les sensations, les localiser, les exprimer, les faire ressentir dans leur propre originalité, les extraire et modeler leurs limites…

Lucile avait été quelque peu surprise, mais désormais habituée aux frasques littéraires et autres originalités comportementales de son compagnon, elle n’était en fait qu’à moitié étonnée.

La chambre était meublée d’un beau mobilier simple, rustique et solide en fil de chêne sombre, infiniment jurassien. Le lit était épais, lourd et rassurant.

Fordern commença par caresser les cheveux de Lucile, retrouvant ainsi ses premières sensations, s’y ré-abreuvant, y puisant toute la ténuité qu’il sentait nécessaire. Puis, écartant le bouton nacré du chemisier bleu sombre, il effleura de ses doigts le relief claviculaire, en en suivant sa ligne horizontale, le touchant à peine, et même par moment simulant le contact, le simple déplacement d’air exerçant la sensation. De l’autre main, il soulignait l’aréole du sein gauche qui transparaissait à la surface tissu bleu du bustier. Il tenait à ces attouchements contrastés et délocalisés, car la distance et la différence ainsi créées (entre la clavicule évoquant plutôt force et charpente et le sein…) attisaient une tension sensuelle qui, outre les liaisons corporelles qu’elle suscitait, procurait aussi la surprise, possible révélatrice de sensations inattendues.

Lucile n’était pas au bout de ses surprises. Il l’embrassa promptement sur les lèvres, là encore dans un contact léger, un peu fugace, accompagnant ce geste d’une étreinte douce, sans brusquerie aucune, sans masculinité déplacée, et il écourta le contact de leurs langues, refusant la fougue qu’il avait senti se déclencher en elle.

Il avait aussi ce faisant peu à peu découvert le buste, dégageant d’abord les épaules qu’il orientait dans la lumière de la lampe de chevet (pied de bois sombre surmonté d’un abat-jour écru, grossièrement cousu à la main, et délivrant des lueurs feuille morte). Avec toute la lenteur voulue, il dévoila les seins aux mamelons prune, les enveloppa de son œil de photographe, puis repris ses caresses infinitésimales et distancées. Nouvel effleurement de l’aréole avec un contact direct du bout des doigts, de façon circulaire, répétitive et tout en tendresse, et, caresse délicate de l’oreille opposée, pour éveiller le frêle duvet qui l’auréolait.


à suivre


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).