Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (7 à 9)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.

 

7. Bloc

Bloc, stock, roc, étoc.
La nuit est douce sur la mousse.
Le stockfish sèche sur sa perche.
Et la souche anglaise s’accroche encore dans la glaise, à son aise.
Accroc, croc.
Du Bellay écrit “ stoc ”, chassant le K qu’a gardé
Klavierstücke ou Klavierstock…hausen !
Bloc-notes.
Le morceau de bois est tout d’un bloc.
Roche est un prénom féminin.
Elle est allongée, dormant dans le sol, sous sa couverture de mousse.
Etoc et Roc sont des prénoms mâles.
Etoc est un croc de mer, une vague pétrifiée, et
Roc est un bloc, non de bois comme à l’origine,
mais un bloc de roche, comme l’étoc.
La femme est sa matière mais il est fait bloc, dur, résistant au temps.
Le tronc abattu gît près de la souche. Il geint encore,
bois sonore,
dont nulle oreille ne perçoit la plainte.

Fermant la nuit, l’étau clos est fixe, bloc de métal joint, les crocs serrés.
Roche s’approche et commence à le desserrer.
Le jour paraît peu à peu. La marée découvre les étocs.
Dans la forêt, les troncs verticaux, équiens, attendent la lumière
qui réanimera d’abord leurs feuilles minces.
Mais ils sont inquiets : quand la scie, quand la hache,
à coups de crocs, les feront blocs et stock,
pas plus vivants que le roc et l’étoc ?

L’homme est un croc pour l’arbre, c’est le terme ad hoc !

Accroc, rupture, dure. Appogiature.
La respiration de la terre est à terre, terminée.
Müsik im bauch.
Il faudra recommencer éternellement, à partir de la mousse,
où germera la graine,
à reconstituer avec le temps, le manteau forestier.
Le jour passe vite et l’étau se referme.
Roche pourvoit son ombre et la nuit enveloppe tout.
Souches au sol, troncs longs, brindilles, perches.
Le pêcheur a lancé son carrelet.
Il fiche en terre la perche du stockfish.
Le filet doit être sans accroc, sous l’écume, espace clos ;
alors il capture en bloc,
soles, perches de mer, raies, lieues et plies.
Tout un stock de poissons poisseux.
Perché sur son roc, le pêcheur scrute les rets qui reviennent.
Car les rets ne sont plus à cent lieues.
Son œil bleu perçoit, dénombre les surnageants, évaluant le reste.
Il prend son croc pour tirer la masse grouillante sur le rivage.
Il ouvre le carrelet, en défait les plis, trie la marée au sol.
Bombe ! Les bras lui en tombent !
Un banc de harengs ! Que des harengs ! Hilarant ! Marrant !

L’homme est un loup de mer pour l’homme, pense-t-il,
c’est le terme haddock !

mot de base : bloc
phase préparatoire et d’écriture : L. Berio, Circles / Sequenza I III V ; K.-H. Stockhausen, Klavierstücke


8. Étrange

J’ai pensé raconter l’histoire d’un ange raciste qui suit les races à la trace. C’est la trame du drame. Il prend l’âme des races, partout, en rase campagne, partout, sur l’eau en suivant les traces des rames. Lui ne fait pas de trace de pas, car l’ange lévite.
Il a ainsi au fil de ses campagnes ramassé une masse de races. Il a même des thraces qu’il a laissés avec les autres races, en mélange dans le haras où il les entasse. Et dans le haras des races, les âmes errent, alors que l’ange, lui, se réjouit, il entre en transe devant son tas de races, son tas d’âmes.
Mais parfois l’ange est inquiet : aurait-il perdu la trace d’une race ou de son âme ? Alors il classe ses races, il les place face à face, les trie, puis, insatisfait, les brasse, et les replace, les reclasse à l’infini. A peine classées, et dès que l’ange est rasséréné, dès qu’il a les ailes tournées (il part en chasse à la race), les âmes errent aussitôt, leurs pas se mêlent et les races s’amalgament.
Car l’ange n’a rien compris : les races n’existent pas, seules les âmes des hommes existent. Mais l’ange est un chasseur et un classeur. Il a besoin de races pour être ange. Étrange. La transe de l’ange passe par la chasse à la race ? Pour justifier le statut d’ange gardien de races !

Dans le haras, les âmes divaguent sans arrêt. Mais un jour, par inadvertance, elles passent par un autre stade d’errance. Plus d’errance de masse, une errance organisée, solidaire. Une véritable « co-errance ». Alors les âmes s’amassent, se rassemblent et s’ébranlent par vagues d’âmes, par files, par rames d’âmes. Elles entrent en transe et s’entassent contre les barres du haras. Et, patatras ! Les barres cassent sous la masse. Et les âmes se barrent du haras, elles débarrassent le plancher du haras, elles tracent !
L’ange, rentrant de la chasse, place à la hâte ses races dans son haras. Mais, par Horace ! s’écrie-t-il, terrassé sur sa terrasse : où sont mes races, j’ai perdu toute trace de mes races, quelle poisse ! J’aurai dû amarrer les âmes des races aux barres du haras ! Et l’ange gardien de races est triste : il erre comme une âme en peine, il est en plein marasme.
Cette histoire n’est pas triste. Car, vous l’avez compris, cet ange est un rapace, un vautour-pape-race ; il n’a que ce qu’il mérite. Harassé, sans haras et sans races, l’ange perd le goût de la chasse à la race, ce qui met l’ange en déchéance, en « dés-errance ». Il est déchu, très déchu, tellement déchu qu’il trépasse.
Alors les âmes retrouvent leurs places dans le cœur des hommes ; elles se délassent, se prélassent, occupent l’espace. Et lorsqu’une âme passe près d’une autre âme, elles se parlent à voix basse : “ Ça change sans ange ! Pas de dérangement ! C’est la classe, sans chasse ! Pas d’angoisse ! Mais l’ange, qu’a-t-il ? Malade ? Une angine ? Ou aurait-il fini sa vie d’ange ? Sa vie de chasseur ! De prédateur ! D’emprisonneur ! De destructeur ! Une vie sans âme ! Quelle vie, être ange ! ”.

mot de base : trace
phase préparatoire et d’écriture : A. Webern, nombreuses œuvres ; dédié à Jacques Prévert


9. La lune fauve (de Laure l’ocre)

Ce soir la lune est ovale. En fait, il s’agit d’un faux-ovale car c’est une éclipse qui redessine son pourtour, lui donnant un visage fauve, ovale. Dans la garrigue, le buisson tremble au passage de Daphné ; ses rameaux longs partant en boule sont flexibles, ils portent à leur sommet des têtes de fleurs odorantes, suaves, d’un blanc laiteux, lunaire. On l’appelle le garou.
Daphné presse le pas. Il faut que l’empreinte soit prête à temps. Une empreinte peinte avec la main plaquée sur la roche et l’ocre mâchée projetée par la bouche.
Possession. Symbole de possession.
Laure arrive par l’autre versant de la colline. Le promontoire calcaire est ici naturellement dégagé en une plate-forme rocheuse où est érigé le dolmen. Laure fera aussi une empreinte, mais une empreinte noire, avec du charbon de bois. Elle accélère sa marche, se moquant des égratignures des buissons agressifs de la garrigue. Elle veut également être là à temps. L’éclipse se prolonge et les deux jeunes femmes sont désormais en vue du dolmen. Elles se voient au loin et se rejoignent. Elles s’approchent lentement l’une de l’autre. Puis, elles s’embrassent longuement sur la bouche. Rite ? Amour lesbien ? Préparent-elles la séance de peinture soufflée ? Leur baiser se prolonge, les ombres s’allongent.
Les voilà nues. Le rite continue. Elles ouvrent les petites outres de cuir qu’elles ont emportées ; elles contiennent la teinte. Daphné prend dans sa bouche l’ocre et la mâchonne. Elles grimpent toutes les deux sur le dolmen. Et les voilà sur la pierre, nues, agenouillées, face à face, les paumes bien à plat sur la roche. Laure s’est étirée, tendant bien ses bras et appliquant plus encore ses mains sur le dolmen. Daphné crache alors, elle crache de toutes ses forces sur les mains de Laure l’ocre en bouillie. On voit son ventre se crisper sous l’effort, car la teinte doit être projetée avec énergie. Souffle ocre ! Boue ocre orale !
Daphné a terminé. Les deux femmes relèvent leur buste, et dans la garrigue, attirés, les loups approchent.
Elles doivent faire vite et ne prennent pas le temps de regarder la lune ovale.
Elles intervertissent les rôles.
C’est maintenant Daphné qui, à genoux, étend ses mains vers l’avant et les appuie le plus qu’elle peut sur la surface.
Et Laure crache du noir. Elle prend une longue inspiration, une véritable inspiration d’artiste, son torse se gonfle sous l’effort, les côtes apparaissent et se jetant violemment vers le bas, presque comme quelqu’un qui vomit, elle projette le charbon mâché et mouillé sur les mains de Daphné. Souffle noir ! Noir oral !
Dans cette éructation symétrique, on dirait que la terre d’ocre et le charbon sortent des jeunes femmes même, d’elles-mêmes, qu’ocre et charbon sont leur matière constituante, et non la chair.
A peine descendues du dolmen, les loups sont sur elles, les mordent à la gorge, les déchirent, les déchiquètent, les mettent en pièces sanglantes. La horde est satisfaite. Daphné et Laure n’ont pas crié. Rien. Rien qu’un rictus à la lèvre de chacune.
Les loups traînent. Le pays n’a pas de hyènes, seulement quelques vautours, mais ils ne sont pas là. Les loups ont le temps. Ils terminent tranquillement leur festin puis repartent, lourds, le ventre plein, vulnérables, piteux, ayant accompli leur fonction carnassière.

Près du dolmen, deux points peu distants.
La roche calcaire commence à y changer de teinte. Elle se colore d’un halo rose, le calcaire rosit, et la lune toujours ovale est rousse. Puis bientôt la roche vire au rouge. La chaleur se répand, intenable. Des colonnes d’air chaud s’élèvent, tournoyantes. C’est le signe du magma qui remonte du ventre de la terre.
Près du dolmen, en deux points peu distants, la roche est en fusion. Elle est liquide. Sur ces deux plages bouillonnantes se forment même des vaguelettes de calcaire liquide.
De cette matrice brûlante, de ces entrailles fumantes, émergent alors droites et dressées, Laure et Daphné, intactes, renaissant de la lave. Elles prennent appui sur le bord du puits de magma puis pied sur la roche ferme. Leurs corps se ressuient des gouttelettes de calcaire en fusion qui en tombant forment des galets et des petits cailloux arrondis.
Elles s’embrassent à nouveau, encore embrasées et chaudes. Longuement. Puis, se tournant vers la garrigue, dos au dolmen, elles crachent des panaches de minuscules graines fauves. Leurs joues se resserrent et projettent les semences à distance. Souffle fauve. Graines ovales, orales.
Les dernières graines ont été expulsées. Elles se sont cachées parmi la végétation basse. Et sous la lumière lunaire voilée, les graines tressaillent, elles remuent, germent, incapables de dormance. Les jeunes racines cherchent les interstices du sol et leurs tigelles se dressent déjà. Leur croissance s’accélère. Les feuilles se déploient et les tiges deviennent des rameaux. Les buissons se ramifient en boule et les branches longues et flexibles portent à leur sommet des bourgeons en attente.
Laure et Daphné cheminent de l’une à l’autre. Elles posent un baiser furtif sur chaque bouquet de boutons qui épanouissent alors leurs fleurs lunaires, capiteuses.
Autour du dolmen, la colonie des garous s’est ainsi agrandie. Leur feuillage mobile contraste avec le dolmen intraitable, stoïque, inaltérable. Sur sa pierre, les quatre empreintes de main sont sèches, auréolées de teintes.
Possession.
Laure et Daphné sont reparties rejoindre leur campement. Outre les mains d’ocre et de charbon, il y a les empreintes des loups et de leur carnage. Et puis, à peu de distance du dolmen, en deux endroits, quelques galets et petits cailloux ronds qui interpellent le promeneur comme le géologue : quel torrent, quel courant est venu jusqu’ici les poser ?

mot de base : empreinte
phase préparatoire et d’écriture : G. LIGETI concerto pour violoncelle et orchestre (1966)


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

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