Jacques Serena • Licence trois

toulonFinFev2014 011 copieJacques Serena est né à Vichy en 1950. Après de nombreux petits boulots, il se consacre à l’écriture. Son premier roman Isabelle de dos paraît aux Éditions de Minuit en 1989 où il publiera ensuite six romans. En parallèle à sa production romanesque, il écrit pour le théâtre et, notamment, Rimmel qui a été monté par Joël Jouanneau, en 1998, au Théâtre Ouvert, à Paris, au Théâtre du Point du Jour, à Lyon et au Théâtre National de Strasbourg.

 

Aurore, Ingrid, Caro et moi n’avons plus qu’une idée, aujourd’hui, nous fuir. Je nierai en bloc avoir animé des options dans un quelconque établissement et tout ce qui aurait pu s’en suivre. Et elles, de leur côté, démentiraient mordicus avoir jamais été certains vendredis soirs mes élèves préférées. Alors que pourtant il nous semble bien que, autour d’avril, fin avril début mai, à tour de rôles. Mais la vérité. La vérité n’existe plus, voilà la vérité. Ou si elle existe encore, elle n’est plus pour nous. Jamais plus nous ne pourrons prendre le risque de croire à l’objectivité de qui que ce soit, ni à aucun témoignage, ni à aucun souvenir, même de bonne foi, surtout de bonne foi. En ce qui nous concerne, Aurore, Ingrid, Caro et moi, nous ne pouvons plus croire, au fond, qu’en ce que nous désirons follement et craignons terriblement de croire. A ces heures où ça ne fait plus tellement de différence, où on peut s’avouer redouter ce qu’on désire et bien sûr désirer au fond ce qu’on redoute à ce point. En général après vingt-deux heures. Mais dans la journée, aujourd’hui, force nous est de constater que nous passons notre temps à nous fuir, à ne plus nous répondre ou à nous inventer de fausses crises d’allergies. Nous ne voulons plus au grand jour de ces secrets qui agacent nos gencives, font pourrir nos mollets et titillent notre sang comme des spinelles sous la peau. Fuir et nier, d’accord, mais la question, une des questions, c’est comment expliquer l’indéniable concordance des détails, des temps et des lieux dans les récits de chacune d’elles et de moi. Comment expliquer aussi cette incompréhensible photo retrouvée entre les pages de mon second roman. On peut assez facilement y reconnaître mes trois, Aurore, Ingrid et Caro, mais les deux autres. Le pire restant quand même la similitude de nos versions, ces bribes et lacunes si analogues, la seule fois où nous avons osé prendre le risque de nous revoir elles et moi et d’en reparler cartes sur table en terrain neutre, au fond du vieux bar mégoteux de La Farlède. Ces versions juste assez semblables, juste assez divergentes et avec juste assez d’oublis pour être crédibles. Pour bien s’immiscer en nous et y commencer leur lent travail. Ces versions d’où ressortait nettement qu’en licence trois autour du mois d’avril, fin avril début mai, je les gardais bel et bien à tour de rôle en retenue à l’intérieur de ma salle. Quand le plafond de la salle se craquelait. Quand comme en guise d’avertissement derrière-moi était restée scotchée mon affiche représentant l’étang de l’Aveyron, l’ombre profonde comme une frayeur céleste sous la voûte d’arbres, des noyers, pour ce que j’en savais. C’était en fin d’après-midi quand dehors il y avait tout ce bleu, tout ce ciel, quand le moindre bruit avait pris un écho clair. Quand la salle sentait la terre sèche, la craie et la poussière. Alors elles devaient obéir. La poussière de craie, que le frottement des pas avait fait pénétrer dans le plancher, agglutinée dans les craquelures, elles devaient la remuer en y enfonçant l’extrémité de leurs stylos. Tandis que dehors, sur le terrain de jeu déserté, des portiques faisaient osciller des chaînes. Quand je me détournais d’elles, elles allaient en silence au fond de la classe et inventaient des jeux. Quand je finissais d’écrire au tableau le mot rétribution, elles devaient cesser et s’aligner contre le mur du fond et attendre. Que j’en pointe une du doigt. Alors il semble que je ne gardais que celle-là. Qui peu après se retrouvait, je ne sais pas comment, elles non plus, mais semble avéré que celle que je gardais se retrouvait en jupe et socquettes, debout sur mon bureau à tournoyer en fredonnant des réminiscences de chansons. Et moi, assis, je regardais au-dessus de moi la jupe devenir un parapluie, parfois une corolle. Je voyais les pâles et minces jambes de pouliche. Les socquettes glissaient sur les mollets. J’apercevais la culotte blanche et le ventre plat, c’était aussi propre qu’une poupée et sentait le talc. Je me souviens bien de l’odeur de talc et je revois nettement des objets restés solitairement sur la table de celle en retenue, un classeur ouvert, un stylo parme, un sachet d’abricots secs, un petit brick de jus de pamplemousse. Mais ce devait être à une toute autre époque, c’est ce que je me dis, maintenant, et ce que je finirai par croire. C’est certainement ce qu’elles se disent aussi, préfèrent penser. Ce devait être à un temps où on aurait encore pu confier à un type dans mon genre des filles en licence trois dans un établissement. En tout cas, aujourd’hui elles nieraient en bloc, les trois, Aurore, Ingrid, Caro. Et moi donc. Nous n’avons plus qu’une idée, nous fuir et démentir mordicus.

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