Archives de catégorie : Texte

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-08)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Ils essayèrent de chanter, mais il ne connaissaient pas les mêmes chansons et l’idée de chanter à tour de rôle ne leur vint pas. Ils fredonnèrent un morceau de cantique et leur tentative tourna court.

Un peu plus tard Rogojine dit que c’était mieux comme ça, sa mère aurait pu les entendre.
Elle, qui était sourde, était pourtant capable d’entendre qu’on chantait à l’autre bout de la maison.
Capable aussi de venir, s’il s’ agissait d’une chanson qu’elle ne connaissait pas encore.


*


Rogojine lui demanda s’il avait une fois au moins fait l’amour avec une femme. Il répondit non. Rogojine se mit à rire et ne pouvant plus s’arrêter étouffa ses hoquets ridicules dans un coussin pendant un long moment. Le Prince le regardait en pensant qu’on ne perd rien à ne pas faire une chose dont on n’a pas la moindre idée.
Quelques fois il aurait aimé dormir avec une femme ; il en avait un souvenir lointain, et parce qu’il savait que c’était agréable il pouvait en avoir envie. Mais le reste lui était aussi étranger que la Chine, où sans doute il n’irait jamais.


*


Il pensait que la différence essentielle entre un homme et une femme est la douceur de la peau, parce qu’il n’avait jamais touché des hommes et des femmes que le visage et les mains. S’il avait eu des corps une expérience un tout petit peu moins parcimonieuse, même cette différence n’en eût plus été une.


*


Je t’emmènerai au bordel disait Rogojine entre deux rires

Et le Prince tremblait


*


La vierge de l’icône ressemblait à la morte. Ils prièrent un moment à genoux devant elle. Ils avaient posé dans l’angle du mur un bouquet blanc. On ne savait pas à qui s’adressaient leurs prières : à la Vierge pour son pardon, à la morte pour qu’elle les maudisse.


*


Rogojine avait très faim. Il trouva une pomme dans la poche de son manteau et alla s’asseoir loin du Prince, près d’une fenêtre. Il mangeait sa pomme comme un chien ronge un os, très vite et avec méfiance.
Alors le Prince dit qu’il n’ avait pas faim, qu’il ne lui prendrait pas sa pomme. Rogojine la jeta par la fenêtre et ils l’entendirent éclater sur le pavé de la cour.


*


Rogojine aimait l’argent, comme il aimait les femmes, avec dégoût et avidité.
Le Prince ne savait rien de l’argent. Il s’en servait comme on se sert d’une fourchette quand on a toujours mangé avec les doigts.


*


Le temps ne passait pas très vite.

Ils ne se parlaient pas beaucoup.

D’autres en des circonstances semblables se seraient raconté leur vie, se seraient fait part de leurs opinions politiques, religieuses et philosophiques.

Eux se taisaient la plupart du temps.

Ce qu’ils disaient en paraissait d’autant plus absurde, indiscret et même parfois ridicule.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-07)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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C’est l’histoire véridique
Parfaitement anachronique
D’une dame de haut rang
Qui perdit toutes ses dents
Celle en fer celle en plastique
Celle en or celle en argent


*


Rogojine se lave rarement mais toujours en grande cérémonie et avec tant de vigueur qu’il peut certes s’imaginer qu’il restera propre plusieurs semaines sans même changer de linge.


*


Le Prince porte un long cache poussière de couleur indécise et sombre qui lui fait quand il marche contre le vent de grandes ailes maladroites.


*


Elle dit que c’est sa mère mais ce n’est qu’une servante

Elle dit que c’est une servante mais c ‘est sa mère

Elle les a interchangées parce que chacune avait le physique de l’emploi de l’autre


*


Et même si elle voulait leur demander pardon leur expliquer les monstres qui grouillent au fond d’elle et mangent son cœur à elle

Elle ne le pourrait plus
Presque pourrie et complètement morte


*


La veste noire de l’ouvrier et la chemise damassée du manouche

La redingote du seigneur et la blouse du moujik

Des mains sales et des bagues brillantes

Rogojine est un compromis


*


S’il croyait aux rêves, il fermerait les yeux et la verrait revivre : se lever, mettre un chapeau, traverser la rue, sourire, enlever un gant, compter de l’argent et le jeter dans un tiroir.


*


Elle ne disait rien pendant des heures puis elle le chassait d’un geste de la main avec un sourire méchant et des yeux durs et il s’en allait blanc de rage et de tristesse. Arrivé dans la rue il l’entendait rire et le rire le poursuivait comme un grelot attaché à son dos


*


La forme de ses ongles était ronde mais elle les taillait en pointes aigues, ainsi sa main telle la patte du chat était à la fois douce et dangereusement armée.

Elle l’avait griffé au visage et il avait montré dans les salons et les tripots ces rayures rouges à sa joue comme on montre la morsure d’un animal sauvage et cher, sans pudeur et même avec ostentation.


*


Le plus clair de son temps, c’est à dire le plus lumineux, il le passait dans les jardins à regarder les jeunes filles,à écouter leurs rires et le bruit de leurs jeux. Il lui semblait être au printemps, là-bas d’où il venait, quand il mangeait des cerises avec Marie et qu’elle riait parce qu’ils avaient la bouche rouge


*


L’un d’eux avait ouvert la fenêtre et l’air, un court moment, était devenu respirable.
Mystérieusement il faisait à la fois très lourd et très froid.
L’autre l’avait refermée et peu à peu l’odeur avait repris sa place un peu plus épaisse un peu plus douceâtre.
Lentement, sans bien s’en rendre compte, ils allaient mourir dedans.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-06)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Ils n’allaient jamais vers la porte et jamais ne la regardaient.

Mais parfois, ils tournaient les yeux vers la fenêtre, et ils écoutaient les bruits de la rue, tapis dans leur silence et leur obscurité.


*


Rogojine lui a dit : ne tremble pas comme ça, fais attention.

Le Prince lui a répondu : pardon mon ami, je ne le fais pas exprès.

Et il a pris ses genoux dans ses mains et les a serrés très fort, mais son corps tremblait tout de même tout entier.

Rogojine a haussé les épaules et le Prince a baissé les yeux.


*


Il y a peut-être des orangers à Yalta, des palmiers et une longue promenade au bord de l’eau avec des chaises tournées vers l’horizon et une chaisière pour payer avant de s’asseoir.
On l’appelle la promenade des russes et les soirs d’été dans les kiosques on joue des valses pour des vielles femmes enfouies dans des écharpes de laine, pour des amoureux enfouis dans leurs regards.


*


Ils y seraient allés en voyage de noces. Tout était convenu. Ils en avaient parlé, et de la lune et du rideau de mousseline que le vent gonflerait et il la porterait sur le lit blanc et elle tendrait ses bras vers lui, son collier de perles aurait glissé dans son dos et elle l’aurait mordu à l’épaule comme font les chevaux.

L’autre écoutait, silencieux. Il y a peut-être des palmiers à Yalta et on peut parler sur les terrasses avec les jeunes filles qui sont venues avec leurs mères. Elles disent des impertinences avec un regard fuyant, mais leurs mains tremblent et leur cœur est bon.


*


Alors qu’il parlait la terre trembla légèrement. La mouche quitta la joue pour la main, la jambe droite s’écarta un peu de la jambe gauche. Elle eût l’air d’être passée d’un sommeil à un autre plus profond, plus définitif, où même un rêve n’aurait pas place, que même un cri n’ébranlerait pas.

Ils étaient au pied du lit, se tenant par la taille, plus pour ne pas tomber que par affection.

Un peu de lumière sur son visage, comme du fard sur une mauvaise mine.


*


Emue, la Générale à l’œil coulant comme d’autres le nez en hiver.


*

Dis- le à son regard
Et dis- le à sa bouche
Si le soleil les touche
Ce n’est pas par hasard

Dis- le à ses cheveux
Et dis- le à ses yeux
Si la lune les caresse
Ce n’est pas par faiblesse

Dis- le à son image
Et dis- le à ses mains
Si je ne viens pas demain
C’est qu’il y a un orage


*


Il y avait dans ses affaires un carnet noir où elle recopiait les chansons à la mode et des maximes épaisses pour lui servir de morale momentanée.


*


9ème page du carnet

La terre est ronde pour tout le monde.

Mardi matin : orchidée, velours frappé bleu sombre

Embrassez -moi je vous prie
Avant que la nuit soit tombée
Dites moi que je suis jolie
Avant que mes joues soient fanées

Trois rangs. Pas moins.


*


Elle entrait dans la colère comme on entre dans un bain très chaud, avec lenteur mais profondément. Elle y restait longtemps et n’en sortait que lorsque comme l’eau la colère était devenue froide, les joues très rouges et le souffle un peu court, mais lavée en quelque sorte.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-05)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Elle doit être très fatiguée pour rester aussi immobile


*


Avec son valet
La Générale Epantchine tchine
A fait un voyage en Chine chine
A dos de mulet

Avec son mari
La Générale Epantchine tchine
Fait de la pêche sous-marine
Aux îles Canaries

Avec son amant
La Générale Epantchine tchine
Fait des plaisanteries fines fines
Pour passer le temps


*


Ils fument de gros cigares dans l’ombre
La lueur rouge révèle les masses de leurs visages
Plus loin , on s’attend à voir le ciel net et froid
De l’hiver


*


LETTRE DE MAX JACOB A UN AUTRE JEUNE POETE

Mon ami,

J’ai eu une lettre d’un russe qui s’appelle Rogojine. Il voulait une aquarelle, il la destinait à une femme. C’était une question de vie ou de mort. J’ai refusé.
Ceci n’a rien à voir avec la poésie. Cela a à voir avec moi.
Trop de Ah ! pas assez de Oh !

La lettre est inachevée, l’auteur l’ayant trouvée stupide. D’ailleurs elle est déchirée, même pas signée et son authenticité est très improbable.


*


Il lui disait : donnez-moi la main, seulement la main pendant quelques instants.
Elle acceptait quelques fois.
Ils ne disaient rien.
Elle s’ennuyait, et lui il était tellement heureux.


*


Pour les sortir de la chambre on a dû les porter. Ils ne savaient plus marcher. Ils étaient maigres et sales. Ils pleuraient sans s’arrêter. En sortant, quelqu’un renversa la colonne de marbre et les autres, en passant, écrasèrent le réséda et mirent de la terre sur tous les tapis, la robe de la morte en balaya un peu.

Les domestiques mirent huit jours à nettoyer la chambre. La mère de Rogojine proposa à une sienne cousine, pauvre et pleureuse, de venir y habiter. On y fit dire des prières pour en chasser les esprits mauvais.
Une odeur douce flottait encore. Aux heures chaudes de l’après midi, pendant la sieste, les deux femmes mettaient sous leur nez des sachets d’herbes parfumées et rêvaient en soupirant.


*


LETTRE DE ROGOJINE AU CUISINIER DE SA MERE

Monsieur,

Pour ce qui est des petites chansons, je suis au courant. Et si vous vous imaginez qu’elles ne dépassent pas le cadre de l’office ou du salon de ma mère, vous vous trompez.
Je vous soupçonne de n’imaginer rien de tel et de presque mourir de rire à l’idée de la Générale Epantchine cloîtrée chez elle à cause de certain refrain qui court les rues. Je ne le tolèrerai plus.
Quant à ma mère, je veillerai mieux désormais sur son esprit fragile.

Faites très attention : je connais un cuisinier français qui vous remplacerait avantageusement.


*


LETTRE DU CUISINIER A ROGOJINE

Monsieur

Ces chansons, vous les chantez vous -même, je vous ai entendu. Mais nous veillerons désormais à en faire d’innocentes.

Le bruit m’est parvenu que la Générale fait semblant d’être fâchée, et que dans le fond elle est bien contente. Ceci ne vous étonnera pas.

Vous savez l’affection profonde et le respect que j’ai pour votre mère, je continuerai donc à veiller sur elle pour vous.


*


LETTRE DE LA MERE DE ROGOJINE AU CUISINIER

Qu’est-ce qu’il voulait ?


*


Une mouche bleue bourdonne sur un coin de dentelle tout près de sa main.
Il lui a enlevé ses bagues et les a posées sur la table de nuit . Mais il lui a laissé son collier. Les perles ont glissé le long de son cou, elles ont pris l’éclat bleu de sa peau. Plusieurs fois il les a arrangées sur sa poitrine, mais elles retombent à chaque fois. Pourtant, elle ne bouge pas.

Elle était comme un vent froid et après l’avoir vue on avait mal à la tête.


*


Il voudrait être une mouche pour se poser sur elle, les mouches n’ont pas de nez.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-04)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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On voit une dent, sa bouche est un peu entrouverte.
Sa bouche est bleue et elle est toute blanche contre
Le rideau rouge.

C’est très beau
Ça sent très mauvais

Ça va durer encore quelques heures


*


Un peu plus loin, la vieille a inventé une autre chanson.
Elle ne la chante pas encore parce qu’il n’y a pas de
refrain et que le cuisinier n’a pas fait la musique.
Personne n’est au courant.

Le dimanche aux premières heures du jour, autour
du samovar ils se font un récital dans l’office et
leurs yeux brillent.

Ce sont de très belles chansons, dans toutes les
langues, un peu tristes et oubliées déjà.


*


Elle savait siffler comme un homme

Ils ont parlé de son sourire et de sa voix
et ils ont failli pleurer

Elle dansait si bien.

Ils ont parlé de sa taille et d’un mouvement qu’elle faisait
pour parler à quelqu’un qui était un peu derrière elle.
Très vif, très souple, très médité, et dont ils ne se lassaient pas.

Elle ne bouge vraiment pas du tout.


*


Un peu plus tard il se dira
que c’était une garce et qu’il
a bien fait de la tuer.

Les justes sont là pour écraser la vermine
et ne pas être écrasés.

Lui, il est là par hasard et
le hasard l’écrase.


*


Quand ils parlent d’elle on voit
battre une veine au bas de leur cou

Quand ils parleront d’elle, toujours
il en sera ainsi

Même quand ils y penseront
sans en parler
Même s’ils oublient son nom
Même quand ils seront vieux
Même s’ils deviennent fous


*


LETTRE DE ROGOJINE A MAX JACOB

Monsieur,

Si je vous écris de si loin, c’est parce que j’aime une femme étrange. Elle a été amoureuse autrefois d’un jeune homme qui s’appelait MaxoOu Jacob ou les deux, mais qui n’était pas vous.
Elle l’avait rencontré au bord de la mer. Je voudrais lui offrir un paysage de mer, tels que vous les faites ; leur renommée en effet est parvenue jusqu’à nous. Mon prix bien entendu sera le vôtre.

Veuillez, etc.


*


Rogojine aurait fait n’importe quoi, dit l’institutrice, pour cette créature.


*


LETTRE DE ROGOJINE A MAX JACOB
Ecrite peu de temps après la précédente

Cher Monsieur,

Je vous en prie, prenez ma demande très au sérieux.
Je ne suis pas fou et même si elle n’est que capricieuse, je vous assure que vous serez payé.
Elle aime les couleurs vives, les soleils expressifs, faites du mieux que vous pourrez , mais faites vite.
Les choses sont étranges, on ne sait jamais comment elles finissent.

Je vous prie de….


*


Son frère est bien plus sérieux répondait la bibliothécaire. Mais il est bien moins beau.Pensaient l’institutrice et la bibliothécaire sans se le dire.


*


LETTRE DE MAX JACOB A ROGOJINE

Monsieur,

La dépression des Açores qui devrait peu à peu gagner le nord perd peu à peu du terrain vers l’ouest. Le soleil est voilé donc le ciel est bistre et la mer grise. Je ne peux, momentanément je le souhaite, donner suite à vos deux lettres qui, j’omettais de le dire, me sont bien arrivées, la deuxième cependant avant la première.

Je me permettrai de vous donner le conseil suivant, que seul m’inspire votre désarroi : aimez cette femme un peu plus haut que son regard.

Je n’ai jamais été maître-nageur.

Croyez bien…


*


Il a écrit en Russie dit la postière à la buraliste.

Sur une longue table un silex que le hasard a taillé en forme de cœur sert de presse-papier.
Posé sur une feuille où on peut lire écrit à l’encre violette

Tard samedi
n’ai pas fini
crois pas
irons à la mer
dirai au Général
allons allons tu sais

novna

Le reste des mots est mangé par la pierre. C’est une grande écriture serrée, très lisible, très fausse, très inventée.

Pas de date.

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-03)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Tout doucement je frappe et je dis ouvre-moi

Ouvrez-moi

Je m’adresse à l’un ou à l’autre. Quelques fois ils se taisent ensemble. Quelques fois il y en a un qui ne dit rien, simplement, et l’autre est seul à se taire.

S’ils sont deux à ne rien dire c’est qu’il ne m’ont pas entendue.
Parce que se taire et ne rien dire sont deux choses différentes.

Je leur apporte des fleurs ou une chanson que j’aime, mais je vaux pas une morte ou une disparue. Et les jours ou je ne viens pas je me dis que peut-être ce jour là ils m’auraient écoutée, entendue, ouvert.

Mais encore et encore, tout doucement, je frappe. De l’autre côté de la porte j’entends marcher, j’entends les bruits étouffés de leur conversation.


*


A droite, quand il est entré dans la chambre de Rogojine, il a vu une colonne de marbre, et dessus un pot de fleurs, du réséda peut-être, malgré la saison déjà froide. Il a failli les renverser. Peu de temps avant, il avait déjà cassé un vase précieux. Pourtant on lui avait demandé de faire attention. Il a eu si peur que ses jambes se sont mises à trembler.

Il a été obligé de s’asseoir.

Sur son visage tout blanc la transpiration trace des rivières brillantes. On dirait qu’il meurt quand il ferme les yeux tant il est pâle.


*


C’était un vendredi matin.
Les mouches volaient heureuses
Dans l’air odorant et froid
Sur la neige bleuie de sa joue
La lumière dessine de jeunes arbres
Elle est lisse comme la pierre
Ils posent leurs mains sur son pied
Qui dépasse en bas de sa robe

Il dit j’aimais ses pieds. Ses pieds étaient gentils, pas comme elle.
Je pouvais parler avec ses pieds, ils ne mordaient pas.

Les ongles aussi deviennent bleus.


*


Ils chantent un cantique
Ils inventent un office des morts

Alleluja

Un vent léger bouge les rideaux

Alleluja

Ils n’ont pas encore pleuré
Ils ont posé une icône au pied du lit


*


Elle avait enlevé ses chaussures dans les escaliers et elle tenait sa robe à deux mains. Pour ne pas faire de bruit.

Le froissement de ses jupes éclate dans leur mémoire en fanfare orgueilleuse.

La fanfare triste des mouches cogne aux fenêtres fermées.


*


Ils ont froid. Ils ont mis des couvertures sur leurs épaules.
Leurs cheveux sont comme l’herbe fanée et leur barbe
a poussé pendant la nuit

Mais il sont beaux comme des enfants
appuyés l’un contre l’autre
attendant


*


Rogojine c’est aussi le grand Zampano

Parfione Zampano Rogojine

Quel cirque.

Le cœur athlétique sait prendre les coups.

Rogo, l’athlète, il s’en remet.

D’ailleurs c’était plutôt le ventre.


*


Le dernier livre qu’elle a lu, c’est Madame Bovary.
Et ce n’est pas une blague.

Le livre doit être dans la poche du Prince, puisqu’il l’a emporté. Ou il l’a posé sur un guéridon pour être à l’aise, pour pouvoir mettre ses mains dans ses poches.

Leur conversation est comme un chemin de pluie, boueux, pénible à la marche.

Ils se distribuent des médailles d’endurance.


*


On ne peut pas vivre plus fort.

La gloire d’être fou appartient au plus tendre.
Un certain docteur Schneider, ou une doctoresse du même nom (prononcez schnèdre) a essayé de le soigner

Mais on ne guérit pas de vivre si absolument


*


Ils pensent qu’elle était belle
et que c’est un bienfait et un crime

Ils pensent qu’ils l’ont aimée
et que c’était une joie et une douleur

Ils pensent qu’elle est morte
que c’est bien et que c’est dommage aussi


*


Ils font comme s’ils n’y pensaient plus
ou comme s’ils ne pensaient qu’à ça


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-02)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Dans quelle prison vont-ils mettre Rogojine ? Sortant de sa chambre, quoi d’autre peut être pour Rogojine un lieu autre qui puisse porter le nom et le sens de prison ; sinon à l’intérieur de lui un bout de vieille musique qui répète à l’infini le même aspect du même visage : une mouche au coin de la bouche
Et le tremblement sans fin d’un idiot qui pique sa crise


*


Ce n’est pas exactement rêver, ce que je fais là

Il y a des lits, des chaises et des fauteuils, certains recouverts de housses, d’autres pas. Ils s’asseyent indifféremment sur les uns et sur les autres. Les housses ne font que délimiter un espace semblable dans une matière différente.

Des pétales de réséda dans une soucoupe, comme des bonbons ou des amandes salées.

Ils posent leurs manteaux sur un fauteuil jaune, éventré, malade, dont la bourre s’éparpille sur le parquet et fait des traces claires sur leurs vêtements, comme une poussière propre.

Seule la morte utilise le lit en tant que lit. Eux, ils dorment parterre où le sommeil les prend, les délivre ou les tourmente. Ce n’est pas un lieu de repos.


*


Rogojine est couché contre la morte, il lui parle à l’oreille.
La mouche change de joue.
Rogojine se lève et dit qu’il revient tout de suite, mais il
ne s’en va pas.
Elle est toute froide, elle sent mauvais.


*


Sa mère l’obligeait à faire la sieste. Il faisait des rêves lourds, se réveillait comme drogué d’images et de sens, un peu à côté de sa vie. Il avait appris à ne pas le dire, à ne pas le montrer.


*


En signe de colère, Rogojine épluche les cals de ses mains ou
S’arrache quelques cheveux qu’il regarde attentivement avant de les laisser tomber parterre.

Ils ont fait une bataille de noyaux d’olives, puis ils ont essayé de jouer aux billes. Mais le silence est tombé comme un rideau. L’un devant l’autre l’autre derrière ils se taisent en respirant fort. Très loin, on entend chanter la vieille dame

Ame drame trame

Pique et pique et colère femme
Lourde et lourde et rat de dame

Ame dame trame

Tout à coup Rogojine souffle dans son sifflet de chef de gare. Il claque la porte et fait comme si le train s’en allait.
Le prince court pour attraper le train

Attends-moi
Attendez-moi

Le train ralentit
Rogojine s’assied parterre en respirant par le nez bruyamment et ses bras font des moulinets de plus en plus doucement. Le prince vient s’asseoir sur ses genoux. Il met ses bras autour de son cou. Ils s’endorment.
De loin arrive la chanson de la vieille dame

…Rome, Coire, Acapulco

Elle compte jusqu’à cinquante

Ils se réveillent et demandent du thé par la fenêtre. Il est très tôt le matin. Du brouillard sort de leur bouche quand ils parlent.


*


Rogojine c’est le capitaine Haddock et l’Idiot, c’est Tintin. Bouvard et Pécuchet ou Dupond et Dupont viennent pour les arrêter parce que la Castafiore
Epantchine a crié au meurtre en voyant son chat jouer avec un merle ;

Mais ce n’est pas une histoire pour les enfants.


*


A-t-elle fait l’amour avec Rogojine avant de mourir ?
Ils ont tous les deux l’air d’être veuf.

Elle s’est sauvée parce qu’elle a eu peur de ne pouvoir faire avec lui
rien d’autre que jouer aux cartes.
Ils ont joué aux cartes jusqu’à ce qu’il la tue.


Luc Garraud • Le journal

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Hors-Sol publie une série de nouvelles de Luc Garraud, botaniste et écrivain. Ce sont des vignettes qui attrapent où il faut, sensibles et revêches, et la langue singulière accompagne là où ça brille d’intelligence. Nous sommes heureux de l’accueillir, chaque mois, dans ce premier feuilleton de 2013.

Les photos sont du même.


1975


Le col ferme chaque année, le 15 novembre, c’est marqué sur un panneau en bas au début de la route, un peu effacé. Je viens du sud, je vais vers le nord. Je vois dans mon rétroviseur la barrière s’abaisser dans mon dos, les employés des routes tout de jaune fluo m’ont salué au passage.

J’arrive au premier lacet, la pente est douce. Je suis le dernier voyageur, seul sur la route.

Le col est encore loin, il passe comme tous les cols au point le plus bas entre deux montagnes. Il est à plus de deux mille cinq cent mètres d’altitude. Ce n’est pas le plus haut que je connaisse, mais il est unique par son passage très étroit. Il est taillé dans la roche dans le vertige.

La route est tracée depuis plus d’un siècle. Elle s’éternise en lacets de chaque cotés des versants. L’adret monte en pente douce, c’est presque plat par endroits, chaque courbe patiente.

Au sommet, on débouche par un entonnoir serré entre deux parois ocre et bleutées. On passe dans l’ombre un moment.

Le vent froid souffle comme au sortir d’un tube, je passe à l’ubac.

De l’autre coté, le fond de la vallée est sombre, les forêts de sapins et d’épicéas s’étalent en nappes.

La pente est forte d’un coup, elle serpente dans les grandes casses d’éboulis mouvants.

L’automne fait son givre, entre les pierres au bord de la route, tout se cristallise.

Le temps est blanc, il neige, c’est un début d’hiver timide avec de gros flocons légers qui tombent, virevoltent.

J’écoute la météo à la radio, elle dit vrai. Il fait parait-il beau à Paris.

C’est une idée tenace qui fait une part au temps considérable. Il est beau quand le soleil se montre et mauvais quand il pleut.

Quand il neige, c’est de l’or qui tombe.

Je suis en voiture et la descente du col se poudre doucement.

La pluie vient du sud, gonflée de la mer, elle s’engouffre dans les vallées et le froid transforme tout en neige, en coton.

Tout l’hiver, la route est laissée seule, aux éboulements, aux avalanches. La montagne reprend le dessus un temps. Elle s’étale, saupoudre ses blocs. Elle ne laisse plus un seul morceau visible d’asphalte, elle recouvre tout.

C’est un jeu d’hiver, elle bouge la montagne.

Ce sont les derniers jours praticables, tout au long de l’été, la chaussée est propre, nettoyée d’heure en heure, elle est sans danger. Il faut assurer le passage, c’est un énorme effort quotidien. Il faut faire avec les petits mouvements de la montagne, faire avec les chutes.

Et puis à l’approche de l’hiver, on lâche l’affaire, épuisé, on en peut plus, la route est livrée aux pierres.

Dans le bas tout s’aplatit, c’est encaissé, c’est plat comme le lit d’une rivière

Il y a un bloc sur la route, gros comme ma voiture, plus gros même, il barre tout. Je m’arrête au bord du vide.

Une avalanche barre la route, avec des coulées de boues mêlées à la neige, des coulées poivre et sel. Un bloc est tombé ; en s’approchant de lui, il est de la taille d’une maison à l’envers, volets ouverts, un cube compact. Il attendait sur la vire, au-dessus, il attendait de partir, d’aller plus bas.

Pour les pierres, c’est une forme de promotion, d’attente inespérée, partir enfin de la paroi, se désolidariser, prendre le chemin du chaos, briser son rêve, faire du bruit, rentrer en poussière.

Les pierres lavées, diluées par les eaux fortes, réduites pour passer sous les ponts en petits graviers colorés, roulées en grain de sable jusqu’à la mer. S’étaler dans l’estuaire, devenir liquide, libre.

La neige tombe en couche, de plus belle.

Il y a de l’autre coté du torrent une baraque bardée, une toute petite maison aux murs de ces pierres roulées. Le toit est très en pente, presque pointu, pour ne pas retenir la neige. C’est une maison forestière, ouverte de temps en temps pour les promeneurs perdus, c’est mon cas.

Il va falloir l’atteindre, par une passerelle suspendue au-dessus des eaux furieuses.

Avec l’épaule je pousse la porte lourde qui coince au sol, il n’y a pas de clé, c’est sobre à l’intérieur. Il a des buches de bois bien rangées sous la neige.

Passer la nuit ici, dans mon sac à dos plein de nourriture, il y a du pain, du fromage. J’ai de quoi. Tout aura fondu demain, les neiges d’automne fondent aussi vite quelles tombent, le sol est encore chaud.

Je rentrerais à pied, demain.

Le feu dans le poêle de fortune en fonte à du mal à prendre, le bois est humide. Je trouve deux casseroles cabossées de suie pour faire chauffer un peu de neige.
L’eau bouillante remplie la pièce d’une buée qui se plaque aux carreaux, le repas est un mélange de choses froides et chaudes.

La nuit est noire dedans et blanche dehors. Je mange dans l’encre à la lueur d’une étoile éteinte.

Je me limite à un espace seul, qui devient de plus en plus restreint. Je suis entre deux chaises, accroché à une table à trois pieds posée dans un angle. J’écris dans le coin sans voir les mots sur mon carnet.

Sur les lignes tordues, j’écris dans le noir jusqu’au matin, endormi sur la table.

Le sommeil est cabossé. Sur un matelas usé je fais craquer mes os. Le matin est à peine clair. Je remets le poêle en route, toute la nuit à plein régime, il s’est éteint fatigué.

Le thé sans arômes laisse au matin, au bord du verre, un tanin brunâtre. Il refroidit à vue d’œil.

Par la fenêtre, il y a plus d’un mètre de neige uniforme, tout est figé.

Une avalanche à emporté le gros bloc. Je ne vois plus ma voiture, elle est dans le torrent plus bas. Elle ressemble à une compression de César.

Je marche au bord du ravin sans pouvoir m’approcher. Je fais quelques pas sur la piste qui monte sur le coté dans la forêt, pour voir de plus haut. Je descends par le sentier, tout est bloqué. Je suis perché là sans pouvoir bouger, j’ai de quoi tenir quelques jours.

Je n’ai qu’un feuillet de journal local à lire.
La météo du 17 juillet n’est pas celle d’aujourd’hui ; un résultat sportif raconte la victoire sur le fil de l’équipe locale bien que réduite à neuf en seconde mi-temps.

Il y a un grand bandeau allongé dans lequel un roman interminable s’étale par épisodes, c’est une littérature adaptée pour l’été. Trois mois sans suspens, ni rebondissements pour toujours le même dénouement, tout se terminera à Venise, chaque été c’est pareil, il faut que cela se termine.

Il y a aussi une promotion pour une marque de coton révolutionnaire à mettre dans les oreilles pour ne plus rien entendre. Je m’arrête un moment sur la recette de cuisine du jour, mais je n’ai absolument rien pour la faire.

L’horoscope c’est le même dans le monde entier.

Aux petites annonces, une famille recherche quelques mètres carrés pour faire un potager, il faut écrire au journal.

J’ai un carnet à spirales, en petit format de 180 pages blanches à petits carreaux. J’ai deux crayons, j’ai de quoi écrire pour combien de temps ?

Un jour, deux jours ou trois, je ne sais pas combien de temps, je vais rester seul ici comme une fève dans sa gousse, j’attends l’écho sagement.

J’ai pensé souvent m’isoler pour écrire un peu dans le calme.

Un temps ne rien faire, venir tout seul en montagne, se laisser aller à ne plus faire un geste, rester immobile, flâner dedans, aller nulle part, regarder ce qui se passe.

J’ai encore du sel plein les mains d’un précédent voyage, j’ai de quoi raconter.
Je suis un écrivain contraint par la neige. J’écris parce qu’il neige, j’attends la fonte de la page blanche.

Un jour, on pourra ne rien faire du tout, s’allonger doucement, faire un pas, pas trop loin, hors du vacarme, ne plus revenir, s’éteindre un peu, un peu seulement, ne rien faire longtemps, s’habituer au moindre d’effort, être sans fabrique, sans cheval, au bout du bout, se dissoudre, mettre la fin au début, se mettre de coté pour écrire.

Sur ma page, je n’écris plus, je n’écris plus rien. Je parle petit à petit en dedans, par petites bribes, c’est peu à chaque fois.

Je me perds seul, je suis là depuis trois jours, à regarder dehors, à tourner dans l’espace, je prends le vent d’autant pour un courant d’air, le vent dans un couloir.

Je suis autiste de haut niveau, je fais avec l’altitude une chose par jour. Une masse énorme m’habite, une grappe, un flux ininterrompu. Quelquefois je prends mon personnage, devant la glace, je me parle.

J’ai sorti deux verres car nous seront deux tout à l’heure.

Je ne veux rien laisser ici, je suis contraint de tout oublier, de me faire oublier. Je lèche le fond du verre, plus une trace, tout doucement éteindre la mèche, la mouiller, la serrer entre les doigts humides.

Je pisse à coté, j’ai perdu petit a petit du pouvoir, de la force, je m’en sers de moins en moins. Je ride ma peau comme une flaque qui s’assèche, je craquelle. Je me laisse, je cours plus lentement sur la lande. Je détruis ma trace, il ne me reste que des restes.

J’ai des questions sur les consignes.

Je fais avant les choses, pour changer, je suis né particulier, je n’ai rien lu sur mes mains, j’ai vu des mots dans ma tête qui ne veulent rien dire.

Je mange debout, je suis debout pour manger.

Je suis fermé ici pour plusieurs jours de neige.

Tout prend de la place sur un mètre carré, on à la place de faire des tas de trucs.

Je regarde dans l’autre sens, je m’invente une langue plus râpeuse, comme celle de l’escargot du fossé gavé d’ortie, au bord du mur, le franchir tout seul, de pierres en pierres.

Je décris les mouvements de ma tête. Je lis et transcris les images enfouies qui arrivent automatiques, elles prennent leur sens à la lecture, au bord du bassin, c’est une feuille qui s’éloigne, une main sèche, coupée de son poignet.

Je fais mon usine sur un m², une vigie, un phare. Je prends mon repas à l’envers, derrière les carreaux bleutés de la baie. Je vois dans le noir des yeux.

Je suis debout sur la chaise. Je vois par-dessus de la haie : la terre du voisin, au loin le froid, la brume opaque, la faible lueur. Je surveille ceux qui dorment, comme l’eau qui bout. Je suis les ruisseaux se perdre dans les galets. Je fuis sur la pointe des pieds.

Je cherche une petite ampoule pour éclairer l’autre face du monde, celle qui dort.

J’évite d’écrire des phrases mal finies, mal ficelées de peur quelles restent longtemps, quelles s’éternisent.

J’efface tout, je jette à la rue, je retourne à la nature, je mange comme une bête, un ours, un rongeur de graines.

Je ne pars plus, je reste, je bloque, je fais tout d’ici. Je sais ce qu’il se passe, j’ai suffisamment pour raconter, tout se répète, ce ne sont que des choses accumulées depuis des millénaires, ici, je vis sur un m², je longe les façades.

C’est ma vigne, je tourne en rond dans le carré, je fais de l’ombre à mon raisin, je fais mon verjus d’herbe, c’est acide, un sacré carré de sacrifice.

Je m’accumule sur l’espace, je veux mon espace portable, comme une cour, comme le sommet d’une tour, je m’évade souvent pour revenir, avec ma valise.

C’est dans la nature même des choses d’insister un peu, de résister toujours, de se le faire à soi son mètre carré, à sa mesure. Je le déplace, je suis un sursitaire, sur l’eau, la barque est courte, je vogue sur une épaisse couche de pluie.

Je dors et je m’allonge sur le pré carré, je démarre la tondeuse. Je tonds la précarité.

A deux on peut avoir deux mètres carrés mais ça ne fait toujours qu’un mètre carré chacun.

J’empile des fenêtres ouvertes, des toiles de maîtres, je suis dans le cadre de la photo un moment.

Je veux m’en faire un pliable de mètre carré, le faire vertical, dans l’espace. Je reviens toujours à mes évasions.

Je participe au transport, je me précipite dans la neige sur le chemin feutré, un cheval sur les talons.

Je remets tout en jeu, je trace au sol pour chacun de mes invités, des carrés que la mer efface à chaque vague. Une vie bien carrée, anguleuse, un rectangle long, fait de briques rongées et usées.

C’est un carré de terre, un carré de mer, un mur carré voilant l’horizon, pour un château jamais construit, je le vois d’où je suis.

Je vais sur un petit carré d’herbes blanches comme la nuit, un paysage oublié, un jardin rayé de la carte, je me limite au lieu.

Je suis sans bouger vraiment, sans bouger réellement, d’ici. Je raconte des histoires, c’est suffisant pour dormir debout.

Le plus long voyage du monde, c’est où ?

Je me refuse à prendre les chemins au dehors. Je reste, j’arrête la machine à faire. J’écris des mètres carrés, des lignes longues, des traces fauves, des rainures à suivre. Je vais à jamais. Je me perds de forges en forges. J’ai des mains pour rattraper tout cela, j’avance le long des bordures.

*

Je suis retourné en ville, à pied, j’ai enjambé des tonnes de pierres, j’ai marché longtemps.

Le marché est grand, il est très étiré, il est animé par des vendeurs de pain, de légumes et de fromages, la production est locale. Ça sent la terre, la ville est en effervescence, aux premiers rayons froids de l’automne. Le bois est rentré, ça fume blanc, par bouffées étouffées.

Je me suis précipité dans le premier tabac-journaux, j’ai acheté le journal local du jour.

C’est en première page, en très grosses lettres : UNE VOITURE REPECHEE SANS PASSAGER

Il y a une photo toute en hauteur, la photo d’une immense grue de levage, elle balance au bout d’un câble une boule informe d’acier, c’est ma voiture méconnaissable, tirée des eaux, roulée dans le torrent en furie jusqu’aux portes du village.

Le feuillet d’un journal recto-verso c’est un mètre carré, c’est une histoire sans fin, des pages imprimées pour toujours, qui répètent des choses toujours nouvelles et que l’on a déjà entendues cent fois, comme un roulis, la vie du monde d’ici ou d’ailleurs c’est pareil. Tu ouvres le journal n’importe où, à n’importe quelle heure, n’importe quel mois, dans dix ans, dans deux siècles.
Ce sera toujours le même rituel désuet et complet, sans rien demander on a tout. On sait, alors que l’on y pensait plus, que les amants de l’été sont enfin arrivés à Venise, comme tous les ans, c’est écrit en bas de la page pour toujours, en bas de la page du journal d’un mètre carré.

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-01)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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A droite quand on entre dans la chambre de Rogojine, dans le coin au fond, il y a un grand pot de résédas sur une colonne de marbre.

A droite en suivant le mur de l’œil, jusqu’au coin qui est au fond, le coin de droite si la porte d’entrée est au milieu du mur d’en face, dans la chambre de Rogojine il y a une colonne de marbre vert ou de jaspe ou peut-être de malachite, aux veines sombres mais sous la poussière on ne devine ni le dessin ni le poli, seul transparaît le vert, et encore à peine. Il y a sur la colonne un pot de résédas.

A droite, dans le coin du fond de la chambre de Rogojine, dans l’angle de deux murs couverts de tissu rayé comme de la toile à matelas, ou avec des fleurs damassées gris clair sur un fond plus soutenu, il y a une colonne verte – sous la poussière qui la recouvre, on la devine verte – ; elle est en malachite ou en marbre, et dessus il y a un pot de résédas, comme figés dans


Vertus du réséda

Du latin resedare : CALMER
Apparu en 1562
Teinture Jaune

Yalta, climat tropical

Rogojine mange des fleurs de réséda pour se calmer

Il en propose à l’autre idiot aussi quand ils sont nerveux tous les deux.

Alors ils s’endorment l’un sur l’autre, comme des petits chats

Hé, Rogojine, est-ce que tu as fait ton lit ?


Villa Lontana

Des hommes d’un certain âge, habillés de gris, mangent des sorbets avec des cuillers longues

Il y a des projecteurs

Il a posé du pain de seigle et du lait caillé sur le guéridon

(elle a un chignon bas, elle ne vient pas souvent )

Alla Lontana
Ci sono fiori
Fiori d’amore
O di dolore

Alla lontana
La bella casa
Casa d’amore
O di dolore


Assise à sa fenêtre, la mère de Rogojine
Regarde passer dans les arbres l’ombre et la lumière
Elle chante à mi-voix des bribes de chansons italiennes
En faisant des nœuds
Dans des cordons de soie

La chambre de Rogojine est un passage pour la folie
Une morte est cachée sous un drap
Des fleurs blanches fanent depuis longtemps

Un seul deviendra complètement fou
Le plus gentil le plus doux

Assise à sa fenêtre, la mère de Rgojine
Regarde passer pour la centième fois
Le même oiseau d’une branche à l’autre
Elle chante d’une voix aiguë et forte
D’interminables chansons en espagnol archaïque
En défaisant des nœuds
Dans un cordon de soie

Les vivants dorment au pied de la morte
Ils tremblent de froid

Un seul restera fou
Le plus gentil le plus doux


Le concierge de l’immeuble siffle
Un air populaire et ancien
Mais il ne connaît que le refrain
De cette chanson ignoble

Nikita jolie fleur de Yalta

Il postillonne à la fin de la phrase
A chaque fois

Nikita jolie fleur de Yalta

Quand Rogojine pleure, ça fait des flaques


Je ne sais rien de la chambre de Rogojine

Une colonne de marbre vert, ai-je dit ?

Mais en réalité , je le reconnais
cette colonne est beige ou grège
pas verte, absolument pas verte
et pas si grande que ça

Il est possible cependant que ce soit
vraiment une colonne et qu’elle soit
réellement en marbre

Elle reste de marbre quand j’en parle
incertainement


Ils mangent du lait caillé
et des rondelles de concombre
en jouant aux cartes pour passer le temps
mais ils n’ont pas faim
et le jeu est triste

ça peut durer comme ça
tout ce qui leur reste de vie


Joachim Séné • Les mots nous manquent [4 de 4]

En vingt tableaux, cinq fois quatre

Entre chaque tableau on intercalera si on le souhaite des scènes muettes dans lesquelles les corps nous manquent, le corps nous manque, son corps me manque, etc. ; mais aussi : les gestes nous manquent, les regards nous manquent, etc.

Pour résumer, on pourra montrer (ou manquer de montrer, bien sûr) : le non-dit nous manque, le manque nous manque, etc.


*


*

Bon tu viens.
Oui, oui, ah non.
Quoi ?
J’ai oublié, comment tu sais les.
Oui je sais, ben file les chercher.
Je reviens.
Bien sûr que tu reviens.
Voilà.
Mais c’est quoi ça ?
Ben, je les avais oublié.
Ah mais je pensais pas que tu parlais de ça, je pensais que t’aurais pris les.
Ah mais oui t’as raison, j’ai complètement oublié ça aussi.
Bon, ben file.
Oui, pardon, ok, j’y vais, je reviens.
Je veux, que tu reviens.
Voilà.
Mais c’est pas vrai !
Quoi ?
Mais on s’en fout de ça ! On a pas besoin de ça. Par contre, vu où on va, on aurait peut-être, un peu, besoin, du.
Non mais tu as raison. Je suis désolé, je, je reviens.
Je sais pas, oui, c’est ça, tu reviens.
Voilà.
Bon, on a tout ?
Euh… Oui, si t’as pris le, le.
Oui, eh bien, quoi ?
Tu sais bien le, le, le
Allez, quoi, un effort !
T’es pas sympa, il s’agit pas de ça, c’est le, le, le…


*

Et ça fait quoi ?
Ça fait pas du bien. On sent rien, si tu veux, mais ça fait pas du bien. Enfin si, on le sent passer disons. C’est plus ou moins rapide et
Oui, on sait pas quoi.
Si, quand même, disons que ça passe, voilà tout.
Pas simple.
As-tu le choix ?
Ah… Si j’ai le choix… eh bien… Ah… Je sais bien, je sais bien… Ai-je le choix…
Je sais, c’est pas facile. Même le mot « choix » n’a plus aucun sens ici. Ça arrive comme ça, et…
Et c’est là, d’un coup. J’y peux rien je sais, je sais.
C’est pas que ça soit désagréable, en soi mais il y a
Il y a quelque chose qui se passe et alors…
Alors…
Ensuite faut…
Ne dit pas ce mot-là… C’est ça tu as raison, il « faut », mais ce n’est pas ça…
Je sais bien, c’est plutôt « ensuite ».
Oui. Bon, on va pas s’arrêter à tous les mots tu vas jamais t’en sortir.
Je sais bien, ça bouge et ça s’arrête plus.
Voilà, alors tu suis le mouvement, et ça passera, ça passe toujours en fait, même si en même temps, ça passe pas.
Suivons, suivons.
Laissons le vent du soir décider en somme !
Ah ah. C’est ça. Le vent du soir.


*

Tu as vu ce film ?
Non.
Tu devrais, c’est vraiment magnifique.
Je le note, je le note.
Je te dis rien mais la dernière scène est vraiment
Me dis rien ! Je regarderai… Dès que j’aurais revu l’autre.
Ah oui, je l’ai pas encore vu celui-là, faut que je le vois, j’aime bien ce réalisateur.
Oui, moi aussi mais son dernier est raté.
Ah oui ? J’ai pas trouvé, enfin… j’ai pas trop aimé la fin, mais dans l’ensemble.
Non, vraiment, sa période seventies, années 80 à la limite, mais après…
Oh, moi j’ai bien aimé, et puis dans ce rôle, là, elle…
Ah oui, non mais elle sera toujours exceptionnelle, c’est pas la question. Même à contre-emploi.
Oui, je l’ai vue aussi comme ça, elle est très bien. On est d’accord.
On est d’accord, on est d’accord.
Et, tu lis quoi en ce moment ?


*

Tu fais quoi ?
Quand là tout de suite ?
Oui enfin, et aussi tout à l’heure tu peux venir ?
Tu seras où ?
Je sais pas encore en fait, qu’est-ce qui t’arrange ?
Ça dépend vraiment de l’heure, toi ce serait quelle heure ?
Oh… je dirais… ça dépend… la semaine dernière, on s’était vu à quelle heure ?
C’était quel jour ?
Oh mais c’est pas quand on a croisé… comment déjà ?
Ah… Et tu l’as revu ensuite ?
Tu n’as pas reçu son mail ?
Il a mon adresse ?
On se voit où alors ?
On se voit à quelle heure ?
Tu auras du temps ?
Il fera beau ?
Comme aujourd’hui tu crois ?
Tu as rêvé de ça ?
Ça veut dire quoi, dans un rêve le beau temps ?
Il te reste encore du forfait ?
On peut continuer à parler ?
J’entends du bruit, tu es dans la rue ?
Toi aussi ?
Tu crois qu’on va se croiser ?
Tu as déjà croisé quelqu’un comme ça ?
On s’est peut-être déjà croisé ?
Tu veux dire comme ça, en marchant, au téléphone ?
Peut-être.
Peut-être bien.


*

Oh ! Quel vent !
Ah bon ? Je sens rien moi…

Oh si… ce vent, si fort…
… Non, moi je sens rien…

Tellement frais… doux aussi…
Écoute, je comprends pas, il fait même plutôt chaud, enfin, j’étouffe un peu, je…

Mmmh… c’est tellement bon, ce vent… une caresse énorme de la planète, de son atmosphère, une légèreté… je…
Tu délires, y’a rien, strictement rien… je sens toujours le même poids de ta planète si tu vas par-là. Pesanteur… pfff…

Ce vent… quel vent…
Je sens rien.

Ce vent sur ma peau…
Rien du tout.