Archives de catégorie : Texte

Jian • Contrespaces (de la rémanence) (4) • fr. 16-20

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

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16)

Nous vivons sous le joug de schèmes mythologiques. Et l’absence de mythe se révèle le mythe suprême : la pseudo-immanence de la Marchandise et ses conditions de possibilités, la divinisation/humanisation de la nature ou/et la naturalisation/divinisation de la nature, le Gouvernement des sujets égaux en droit etc. (Que de dispositifs nécessaires pour faire couler la Police dans une résine d’Equivalence!)


17)

Assumer la « fin des grands récits » (et détruire encore ceux qui nous gouvernent), mais ne pas abandonner cette « petite musique », où ces mots et ces actes subtils qui s’impriment dans les corps, dans les couches esthésiques de la mémoire et de l’imagination, loin des grandes « visions du monde » : parasites, bruits de fonds, fureur discrète, désirs de vie, rythmes (« le rythme d’une forme est l’articulation de son temps impliqué », Maldiney)…


18)

Si césure dans le temps il y avait, cette dernière ouvrirait un hiatus par rapport auquel se dessineront l’antagonique des comportements hétérogènes, qui ne peuvent composer. Amplification vitale, des gestes apparaissent. Moyens sans fins, porteurs d’outre-là. Des formes-de-vies qui éclairent à nouveaux frais d’innombrables gestes passés.


19)

Nous ne dirons pas qu’il n’y pas de faits hors discours, mais bien que les discours doivent élargir leur champ de perception : histoire longue des « épistemè » (Foucault), des « esthésies » (Rancière), des « visions du monde » (Heidegger), des « manières de faire des mondes » (Th.Marin). Ce ne sera pas là un Grand Récit mais le passage du lier et délier au bord du mythe, ses ressources au bord du gouffre : suspension, interruption, la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté, la seconde nature du « grand parler ».

Une para-bole de mille-et-un petits récits qui n’abrite rien sans avoir jeté dehors, lancé au loin comme l’arche d’où le monde recommence, non plus comme une terre promise ou un paradis perdu, qui sont des lieux-de-fixité incompatibles avec le déluge qui nous embarque, mais comme de nécessaires réarticulations entre êtrumains, animaux, plantes, air et terre comme milieu, micro-organismes, hybrides et artéfacts…


20)

Les existences monstrueusement en commun deviennent ainsi des modulations perpétuelles, des événements : des modes d’existences outrepassant la logique classique, aristotélicienne. Des manières à chaque fois singulières de faire des mondes, dont le problème touchant à la compossibilité avec le milieu ne peut plus être dogmatiquement posé, ou nié de manière systématique.

Deux faces de la même pièce ontologique morbide qui atrophie le plurivers et empêche d’un même mouvement l’émergence d’une mésologie attentive aux correspondances éco-techno-symboliques d’un milieu, toujours ce milieu. Il Y va de l’hétérotopographie à inventer, radicalement, qui tracerait un plan métastable de compossibilité à la fois écologiquement soutenable et de modes d’existences à l’excentricité inouïes.

Jian • Contrespaces (de la rémanence) (3) • fr. 11-15

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins »

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11)

Re-volvere peut aussi signifier « rouler en arrière ». Ainsi de la vague qui se retire dans le ressac, chaos de goûte orienté, déferlement à rebours, dans cet étrange courant, intempestif, tiré vers le grand large. Car l’histoire n’est pas seulement le « déroulement » des faits, mais aussi l’enroulement sur lui-même de tout ce qui arrive : le roulement continu et bouleversant des vagues de temps et de leur ressac secret dans des passés qui reviennent sous nos pieds.
Ne plus nous laisser impressionner, dès lors, par certaines catégories désuètes faisant insulte automatique : réactionnaires, traditionnalistes, archaïques, anti-modernistes etc. On ne revient jamais en arrière, hors du temps linéaire.

Nous sommes les humbles, ceux qui revendiquent l’honneur d’appartenir à l’humus, la terre dont on naît et meurt, sur laquelle on se dresse et se couche, qui soutient dans l’action comme dans le repos, le lieu de la régénération. Car il s’agit bien d’une nouvelle naissance, d’un naître d’exception, dans l’habité géopratique.


12)

Nous avons à mettre les mots, les idées à leur place, mouvante. Ceux-ci ne sont pas la connaissance elle-même, ni son contraire, mais les passages de nos actions, des moments du processus plus large de sentir et d’agir. Ils font partie de nous. Nous les retrouvons inscrits dans nos corps, ils habitent nos gestes et demandent une culture active, sous peine d’être dévorés par eux. Des outils vitaux : c’est bien à tort que nous considérons les outils comme des choses inertes.

Nous entrons dans les tournants et retournements de l’enfantement et de l’avalement dans une temportalité révolutionnaire et fractale.


13)

Sans doute se rend-on compte rarement de l’immense potentiel de subversion dans nos « sociétés »- un grouillement de l‘ombre, teinté d’insolences secrètes et de réalismes sensés, de résistances viscérales, de coalitions improbables, de machinations secrètes.

Mais plutôt que de dire « tout est relation », la révolution qui vient insistera sur le raccord, sur notre aptitude active à créer des accords inédits, des raccords inouïs, de nouvelles chances qui permettent aux lieux les plus éloignés de « communiquer », ouvrant de nouveaux passages ou traçant de nouvelles lignes, frayant des chemins de traverse à celles et ceux qui font communauté en explorant la variabilité des conjugaisons et des déclinaisons. Et tout de se compose pas. Nous nous opposerons à ce qui nous empêche d’exister.


14)

A l’inverse du parti de l’in-nocence, nous habiterons toujours-déjà la nocence radicale, cette sordidissime noyade. « Causer la mort » (Nek-, Nok-) d’un monde à l’agonie, dont la préservation conjuratoire confine à l’acharnement thérapeutique.

Loin d’être-pour-la-mort, ce non-sens nourrira l’humus fertile favorisant la poussée d’autres manières vitales. Lesquelles ne nieraient plus, ni n’absolutiseraient la Mort. Nous ne serons nuisibles que pour les petites mains participant à la systématisation de cette double pince mortifère.

Des profanations de ce qui fut séparé dans la sphère sacrale auront lieu, cas par cas et habilement, en situation. Sera rendue au commun la nocence, la joyeuse impureté de nos vies infâmes et affamée, sans toutefois remplacer un Faitiche par un Autre immaculé, tel que Laïcité, Démocratie ou Humanisme. Le fantasme du Tout-Autre ne fera que reconduire le fantasme du Tout-Même sur son socle pulsionnel incompris.


15)

Nous reprenons ici l’infinition forte du (cosmo)politique comme « un certain degré d’élaboration dans l’élément éthique ». C’est-à-dire, en fait, et très concrètement : apprendre à comprendre les formes-de-vie dans une certaine indétermination, apprendre à apprendre des formes-de-vie dans leur opacité, dans leur « non-communicabilité », da5s l’impossibilité d’échanger les places. Non pas prétendre les chapeauter par un schème révolutionnaire transcendant, macrosphérologique, mais bien tenter de tramer le co-immunisme des formes-de-vie, des mondes sensibles en-train-de-se-faire. Déterminer, au cas par cas, l’arête politique dans les processus de mise en consistance : ce qui est viable ou non, ce qui peut se composer ou ce dont la composition mène à la décomposition collective. L’action poélitique s’intéresse aux processus de venue-au-monde, dans les champs de force de la vie au présent.

Entre-tien de la relation Terre-monde : tenir de l’entre, tenir par l’entre, prendre soin de cet entre-nous élargi, demeurant disponible et sachant respirer.


Jian • Contrespaces (de la rémanence) (2) • fr. 6-10

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

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6)

Il n’y a jamais eu de changement de base vertical, de renversement du rien au tout : se sous-venir des tables rases désastreuses. Il s’agit là d’acter, radicalement, un trajet (et non un Evénement) habité. Où sommes-nous ? Que s’est-il passé ? Nous sommes là, nous sommes le là. Nous conspirons. Nous existons.

C’est l’exiStance des nous-autres qui est révolutionnaire.

Notre terrienne transcadence (cadere : tomber plutôt que monter, s’élever du « scendere ») et ses clinamens.

7)

Le mot rémanence parle mieux que celui, évanescent, de « survivance » de cette présence-absence que l’on ressent par et dans cette sensibilité sismique à la Terre et aux temporalités, qui vont bien en-deçà de l’Histoire en tant que telle ou de la surface des événements.

Ce talisman infinit « ce qui perdure » dans « ce qui est perdu », ce qui reste vivace dans le révolu. Les forces rémanentes qu’il s’agit de se réapproprier (reclaiming) dans la dé-propriation- disons, n’ayons plus peur, la libération- le jeu libérateur (savoir-faire, savoir-vivre, coopérations, luttes, sabotages, graines, terres,…). Le mal propre est le territoire : la question est échologique, musicale, sphéropratique.

8)

Sortir du temps paulinien et du fantasme d’une coupe radicale dans le mètre du temps, ce Temps géomaîtrisé. Nous entrons dans le « temps prolongé de l’urgence », le temps des catastrophes, le temps de l’ultimatum, plus intense que tout présent, tout futur et tout passé, un « point accéléré » comme croisement de courbes, tel un cœur qui bat plus vite dans le désir (ou dans la peur): une sorte de point de départ et de point d’arrivée infiniment étirés l’un dans l’autre. Un entre-là, un entre-nous qui malaxe la pâte de la présence pour redistribuer le proche et le lointain, l’é-loigné : étranger le proche (rencontrer), devenir le lointain (accueillir) — hospitalité contrapuntique…

Voilà un temps qui vient, autrement qu’intervallaire (Badiou), dans l’à-travers, comme à travers. Une transition du vivre, échappant aux assignations.

Nous en appelons non tant à un moment de rupture, donc, tributaire d’une figuration temporelle linéaire qu’à un mouvement de retour ou de retournement, de cercle ou plutôt de boucle. Au point de bouclage, tout contre l’irréversibilité du temps, une flèche est pourtant lancée au lieu du lieu. Un geste, précis, plutôt que mille gesticulations. Un acte. Mille-et-un actes comme des poussées de sève vivifiantes…

Décider de — et comment — être en commun, permettre à notre existence d’exister et se retourner. Il y va à la fois de décisions cosmopolitiques, mais surtout d’actes au sujet de la cosmopolitique.

9)

Peut-être en avons-nous fini avec le mot de « politique ». A l’heure où la métropole (et non plus la « polis », la Cité) a largement remplacé l’agora par une prolifération de dispositifs autotéliques, à l’heure où la société du spectral ne promet rien d’autres qu’un néo-fascisme verni, le mot de politique parait de plus en plus insuffisant.

Son étroitesse guindée et citadine n’est plus à la mesure des battements tonitruants du monde, des mondes.

La « politique » sort de ses gonds et revient cosmopolitique, le « politique » se diffracte et devient poélitique : décentralisation rurale et extension du domaine des « choses » communes ; différends, palabres et litiges au sujet d’un cosmos habitable ; extension du langage à la multiplicité sémiotique (déconstruction de l’opposition phonè-logos) ; tentative sur le fil de composer un monde comme-un

avec la multiplicité des mondes (au sens de « umwelt » chez Von Uexküll),

expériences de totalisations partielles, toujours glocales,

peuplement toujours en situation du peuple de l’à-venir.

10)

Il s’agit d’assumer la suspicion quant à l’origine religieuse du mot (« conversio »). Comme souvent ce n’est pas la « conversion » qui est d’origine religieuse, mais bien le religieux qui capture les forces de déliaisons et de reliaisons. Lent, tourner en rond : un contre-temps dans les plis majoritaires. Un re-venir non pour la seule mémoire, ni surtout pour la conservation, mais un revivre, jusque dans ce qui reste d’in-vécu, de ce qui n’est pas passé dans le passé.

Une histoire native, kairologique, libérée de sa capture eschatologique :
tournée vers le passé qu’elle transforme et le futur qu’elle autorise.


Jian • Contrespaces (de la rémanence) (1) • fr. 1-5

Hors-Sol attaque la publication d’un texte reçu il y a quelques mois (via réseaux sociaux). L’auteur explore ici les moyens d’une révolution, qu’elle soit politique, écologique, littéraire, philosophique. Dense et ardu, ce texte expérimental est parfaitement stimulant.

A noter la participation de Frédéric Dupré qui vient « accompagner ces propositions de ses puissants dessins ». On le retrouve sur son blog Le Griffonneur.

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« Nous sommes sans nouvelles de nos ancêtres. Nous nous sommes arrêtés ici- Sans nous connaître nous nous rassemblons- nous échangeons nos souvenirs de guerre- nos plaies ne sont pas les mêmes elles se cicatrisent- nous ne sommes pas seuls »
M.Pleynet

« Le « Un » est ce qui autorise le moins l’union, fût-ce avec l’infiniment lointain, à plus forte raison la remontée et la confusion mystique »
M.Blanchot

A-t-on jamais rien vu d’autre que des énergies qui se condensent et des soleils qui se consument ? Avec, de temps, à autre, révélateurs sonores de ce tissage ininterrompu, sur lequel on a les yeux grands ouverts sans rien suffisamment y remarquer, un monde qui choit et s’éteint, un astre qui soudain éclate.
F.Jullien

« Lorsqu’une voix ou une musique est interrompue soudain, on entend à l’instant même autre chose, un mixte ou un entre-deux de silence et de bruits divers que le son recouvrait, mais dans cette autre chose on entend à nouveau la voix ou la musique, devenues en quelque sorte la voix ou la musique de leur propre interruption : une sorte d’écho, mais qui ne répéterait pas ce dont il serait la réverbération »
J.-L. Nancy

« Mais si l’ouvert devant nous n’est pas le temps ni l’avenir, qu’est-il donc ? »
P. Sloterdijk


Avertissement : Autant le susurrer d’emblée,  la langue présente ici se veut expérimentale.


Nous partons d’un monde dévasté, parcourus de  mots usés contribuant à le faire tenir. D’où la maladroite tentative d’opérer des écarts de langage, qui tentent un tant soit peu d’ouvrir le sens à l’inappropriable, en charriant de folles eaux.

« Ici, comme ailleurs, il faut nous refaire une langue… »

Si la « déconstruction » nous est encore vive, c’est en deçà de son affadissement cool, comme une manière de donner du jeu aux assemblages vitrifiés, pour laisser jouer entre les pièces un possible d’où ceux-ci procèdent mais que, par là même, ils recouvrent.

Guérir la langue blessée, anémiée,  en la rechargeant de significations nouvelles, étrangères, barbares, en la revitalisant, en la réénergisant.

Un vocabulaire se cherche, de nouvelles narrations émergent.

Nous ne pouvons plus nous réfugier dans un discours antédiluvien pour parler cette contemporaine région aphone.

Cela peut agacer. Cela agacera. Nous ne pouvons faire autrement.


Le temps de la fin du monde commence.

Et ce commencement de la fin… ne fait que commencer.

Contre l’hystérie chronologique du capital, emprunter un temps qui nous manque, dans la nuit des temps, dans la nuit canine : soit ce qui vient après la fin de l’Histoire. Un temps qui ne soit plus corseté d’avance par sa linéarité, son irréversibilité ou sa finalité.

Une chronolyse, un souffle qui  échapperait au régime de la dette ou du donné, de l’emprunt ou du rachat.  Espacement plutôt que dépassement

Un espace d’extrême faveur, simplement, dans le vif, de nouvelles partitions.

A la limite du mythe, un passage. Une offrande. De la jointure, le jeu d’une ouverture.

Faire correspondre l’échec de tout un mode de vie avec la fin d’un temps, mais sans doute aussi avec la fin du temps. Entrée dans quelque chose d’autre que l’Histoire.  Par de multiples canaux, en de mystérieux sentiers néogènes.

Un grand écart, un long détour que nous sommes, où commencement et fin se rencontrent, dans la mansion terrestre. Façons de relier le monde, et de s’y attacher.

Le en-commun qui nous partage

(Im-manence du Monde, per-manence de la Terre)


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1)

Des signes pressent, partout, tout le temps, étouffés. Des bruits, des tremblements, des ravages de notre espace vital, notre lieu d’être, notre sol comme-un.
De l’indéfinissable, ces secousses appellent une mémoire et une langue, une sémiose. Biologique, géologique: des alertes, des surprises d’inconscience.

Ce monde est malade de conscience, malheureuse, aplanie, privatisée, planante. Percevoir, recevoir ces signes qui transitent les sens, nous branchant aux courants de fond qui travaillent la Terre et son habitation. Im/expressions. Décider en conséquence, en effets, loin de toute volonté volontariste. Un grand bricolage, ou une nouvelle alliance.

Hors d’une logique du choc ou de la transgression, con-cevoir une révolution.

2)

D’inédits plissements font corps, de nouvelles affections. Des signes sont captés, dans un monde largement désaffecté, entre la prison et le chaos. Ils demandent des réponses bien en deçà de toute question. Le mot  même de « nouveau » est usé jusqu’à la corde. Disons : d’exception.  A même ce début de la fin, guetter l’occasion polychronique, comme cette rencontre précaire entre des germes en dormance et l’atmosphère ambiante. Une énergie cinéthique, dans l’ordre intensif. Un tiers-inclus opérant d’autres relations-avec, d’autres pactes ou cooptations.

3)

Cette mnésie consiste à oublier activement l’ « histoire des vainqueurs » et à l’anhumaniser. Raccorder les canaux du passé le plus refoulé avec ceux qui remettent le monde en circuit, en en redistribuant le sens et l’insensé. Ouvrir une péri-ode, une odyssée nouvelle : prendre la vitesse de l’Histoire et, la devançant, annoncer par nos tourbillonnements anastrophiques les grands cataclysmes qui viennent (qui sont donc déjà là : catastrophes).

Béance active, vacance, laisser-être ouvrant le branle aux formes-de-vie par ses tours, détours et retours multiples. A l’instar des motions  cardiaques : systoles- diastoles marquant par leur rythme le caractère révolutionnaire de l’existence.

4)

On nous dit que tout circule, mais la stagnation est patente : univers carcéral, claustration généralisée, inconscient verrouillé, séquestration totalitaire, pure captivité, réclusion de chaque instant et en tout lieu : plus d’Eden ni d’île miraculeuse,  plus d’ailleurs ni de lendemains qui chantent.  On a marginalisé l’espace même de notre vouloir vivre.

Il s’agit bien de se réapproprier les fluctuations secrètes qui circulent encore quand tout semble arrêté, dans l’agitation perpétuelle. Que l’effet offensif de notre refus ne surplombe pas sa vivacité fabulatrice.

5)

Contre la distance critique, notre décision vient de et dans l’extrême proximité distale.
La Critique de ce monde par les  asociaux intégrés que nous sommes nourrit la capacité à y stagner : radicalement hétéronomes, pratiquement, à la mesure même de notre autonomie idéalisée.
Individu mytheux, communauté hypnotique.

Différemment et après la déconstruction de telles abstractions, il est question de reconfigurer un sensible en bataille, en discord perpétuel. C’est-à-dire de nous attaquer pratiquement à l’atteinte des conditions de possibilités de la vie même, à sa capacité d’altération.

Il est ici question du « subtil », de la vie qui passe entre les mailles du filet. Une pratique de l’insauvable, le nom d’un silence dont personne ne peut reproduire l’événement.

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-14) • et dernier

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Moi, si je pouvais j’épouserais les deux, dit une vieille à une autre dans la foule venue voir la mariée.

Moi, si je pouvais dit l’autre vieille j’irais en voyage toute seule et j’en rencontrerais un troisième qui ne serait ni marchand ni fou.

Les honnêtes femmes n’ont pas ces problèmes dit une troisième qui sait de quoi elle cause, dans cette foule venue cracher sur la mariée.


*


Son pouvoir sur eux était si grand que quand elle enlevait un gant ou encore ouvrait un bouton en haut de sa robe ils avaient l’impression qu’elle se déshabillait et ils en étaient tout éperdus et reconnaissants.


*


Au jeu du corps sans âme
Elle l’a perdue elle l’a perdue
Au je de la femme tronc
Elle a gagné elle a gagné
Autant que le pope à la quête


*


Il a des anges gardiens. Quelques jeunes filles fragiles, sensibles et jolies qui l’aiment à leur manière mais non pas sans manières

Mais dans cette chambre il n’y a pas de place pour les anges que sont les jeunes filles.


*


Le concierge balaie la cour. Les volets sont fermés à cause de la chaleur. La maison est noire et les volets blancs ou l’inverse.

Le concierge balaie la neige devant la porte, les volets sont fermés à cause du froid. C’est une saison mentale.


*


Il ne faut pas avoir peur
De ce que vous trouverez
Derrière la porte
Dit le cuisinier
A la mère de Rogojine
Qui cache ses yeux derrière
Ses mains


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-13)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Chez elle on venait boire, l’après-midi du thé, le soir du champagne ou du vin. Ils faisaient du bruit dans les escaliers. Les autres locataires n’osaient pas s’en plaindre à elle. Ils s’inclinaient sur son passage à cause de sa beauté et de l’ampleur de ses robes.


*


Elle n’aimait vraiment que les cadeaux scandaleux et les chansons bêtes. Elle distribuait les regards comme des bons points, elle vendait son corps par lots. Un baiser sur son poignet valait très cher et elle donnait en prime le mépris de ses yeux et un sourire un peu cruel qui ne disait rien. Les battements de son cœur faisaient un bruit de tiroir-caisse. Au fond elle faisait partie de la pire race des vierges.


*


Ils savent bien quand ils la regardent qu’elle ne devait pas avoir été grand chose pour cesser si vite de l’être : une apparence de beauté dans laquelle ils avaient déposés leurs rêves comme de l’argent à la caisse d’épargne.


*


Peut-être pensait-elle qu’une histoire d’amour n’est pas quelque chose qui vous arrive, mais quelque chose qu’on fait arriver aux autres et qu’on se raconte pour s’endormir.


*


Elle n’était jamais malade. Elle n’avait pas assez d’âme pour que cela se voie sur sa peau, même sous la forme d’un bouton.


*


Un regard aussi beau, aussi innocent, aussi vide que celui des chèvres. C’est ce qu’elle avait de mieux, et elle en était avare.


*


Quand Parfione était petit, comme il était méchant, coléreux et sournois. Ah, il m’a fait souffrir. Il criait, il pleurait, il ne souriait qu’aux étrangères et moi il me regardait l’air de dire que je n’étais rien et d’ailleurs qu’est-ce que je suis.

Quand il était grand il venait manger et il repartait, c’était toujours trop chaud, trop salé, trop froid, pas assez salé, la porte claquait et il était reparti.

Ce n’est pas comme son frère.


*


Elle a fait peindre son portrait sur un médaillon d’ivoire par un artiste genevois de passage. Elle l’a promis à chacun et ne l’ a donné à personne. Peut-être même que le portrait n’existe pas.
Si elle donne une mèche de cheveux, elle l’a coupée à sa bonne .


*


Allons allons
Dit Nastasia
Aux militaires
Qui la vénèrent

Pressons pressons
Dit Nastasia
Aux militaires
Qui ne paient pas

Mais non mais non
Dit Nastasia
Aux militaires
Qui poussent leur pion


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-12)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Les expressions limitées et rares de sa bouche et de ses yeux avaient fait leurs preuves. C’est pourquoi elle n’en changeait pas.

Il y avait la joie subite qui lui mouillait les yeux et entrouvrait sa bouche. Il y avait la colère subite qui lui mouillait les yeux et pinçait sa bouche. Il y avait l’ ennui total qui ne mouillait rien et fermait tout.

Il y avait le reproche qui lui faisait baisser les paupières et laissait errer sur sa bouche un vague sourire enfantin et triste. De toutes ses « expressions », c’était la plus dangereuse.


*


Ce qu’ils aimaient, l’un et l’autre, chacun à sa manière, c’était le vide caché derrière elle, si énorme, si complet, si parfait et si épouvantable qu’ils y tombaient sans fin comme en enfer ou dans le ciel.

Elle n’était meublée que par les objets de son propre rite : une idée de son corps, un certain nombre de préjugés quant à ses pouvoirs et à ceux des autres. En bref, c’était une poupée de chiffon bourrée de papier monnaie.


*


Elle les avait faits prisonniers de son vide, l’un occupant le ventre et l’autre la poitrine, et il fallait bien que l’un ou l’autre la tue pour qu’ils puissent en sortir.


*


Pour Noël, le cuisinier et la mère de Rogojine ont envoyé un paquet au Prince : des noix, des gâteaux, des chaussettes, de la confiture. Ce qu’on envoie à un enfant qui reste au pensionnat pendant les vacances.
On lui a tout pris ou il a tout donné. Il a gardé une noix parce qu’elle était jolie, légère et ronde dans sa main.


*


Le concierge d’un hôtel à Yalta s’est endormi. Les gens qui devaient venir de Moscou, de Leningrad, de Petersbourg ou de Staffelfelden ne sont pas venus. Leur chambre était prête, pleine de champagne, de parfums et de fleurs.

Ils ne viendront jamais et personne à leur place.


*


Un univers de femmes qui lisent Madame Bovary et vivent de la charité que font les hommes à leur apparence éphémère.


*


Les jeux de cartes étaient, en dehors d’acheter et de vendre, la seule activité où se déployait son intelligence tout entière.

Elle en oubliait même d’être belle. Ce n’était pas le moindre de ses charmes, inconscient, celui-là.


*


Un seul deviendra fou, celui qui l’était déjà, et seule mourra celle qui n’était pas vivante. Rogojine restera Rogojine, aussi bon que mauvais, et pas à moitié.


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-11)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Les autres femmes se partageaient en deux catégories : celles dont elle disait « la petite » et celles dont elle disait « la vieille ».

Elle ne les aimait ni les unes ni les autres : les « petites » étaient de son milieu, les « vieilles » étaient nobles ou riches.


*


Ceux qui viendront les chercher entreront avec un mouchoir sur le nez. Ils ouvriront les fenêtres et ils l’emporteront si vite qu’on aura à peine le temps de voir glisser son jupon sur le parquet et sa main recroquevillée et froide. Une bague glisse et tombe.


*


Sa mère dira je le savais je l’avais dit mais dans le fond elle pense déjà à la chanson qu’ils en feront un peu plus tard après avoir pleuré, dans la cuisine.


*


Il a peut-être acheté le couteau à Raskolnikof, le type qui tient le bistrot deux rues plus loin, ou à Karamazof celui qui vend des bibles de contrebande. Ou il l’a pris à la cuisine quand ils avaient le dos tourné.

Le genre opinel à virole qui vous taille les doigts quand on épluche les pommes de terre.


*


Elle s’était nourrie du désir des hommes sans même s’apercevoir de l’amour qu’il y avait dans leur manière de le manifester.

Le Prince qui ne la désirait pas lui restait donc étranger car ce qu’elle éveillait en lui n’éveillait rien en elle.


*


Elle faisait pour avoir un collier des choses qu’elle aurait été incapable de faire pour rien ou pour le plaisir.


*


C’est en eux que c’est l’hiver, qu’il fait froid et qu’il neige des ombres.
Dehors c’est la canicule et dedans l’odeur est de plus en plus forte.
Sans le savoir ils en sont ivres.


*


Il n’est pas ce qu’il possède.

Si on le prend pour ce qu’il a, il préfère le donner, et trouve ainsi le moyen de se garder sans se prêter au jeu des quémandeurs.


*


Seul le temps qu’elle passait devant son miroir à se poser en face de son image des questions métaphysiques sur son teint, ce temps seul lui laissait quelques fois l’âme très légèrement courbatue.


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Après, si on lui laissai le temps de devenir vieux, il écrirait des poèmes simples et il écrirait aussi à sa mère, qui n’existe pas.


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Quand Rogojine sortira de prison, il épousera une jeune fille bourgeoise et riche amoureuse de son scandale et il la haïra toute sa vie.


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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-10)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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S’il avait su toutes les choses qu’elle ne lui disait pas, il aurait su toutes les choses qu’il n’aurait pas dû lui dire.


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Le Prince avait vécu longtemps loin de son pays, mais il ne lui serait pas venu à l’esprit de dire qu’il avait beaucoup voyagé. C’est une des raisons pour lesquelles on disait de lui dans les salons : le Prince n’a aucune conversation.

Rogojine avait voyagé en Europe pour ses affaires, on lui prêtait de ce fait une culture qu’il n’avait pas du tout. Il n’avait, en Europe, fréquenté que les casinos et les lieux de beuverie chers aux gens de son espèce.


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Elle avait si peur de vieillir qu’il n’y avait jamais dans sa conversation de référence au temps, aux saisons ou à l’histoire.

D’ailleurs elle ne demandait jamais l’heure.


*


Il l’emmenait dans des auberges pleines de violons et d’alcool. Ensuite, il la couvrait de fourrures et ils partaient au galop pour de longues promenades qu’elle faisait, dans l’air froid et le mouvement des chevaux, soule, endormie contre lui et ronflant un peu.


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Ils restèrent près d’elle jusqu’à ce que ça ne serve plus à rien, en ne sachant pas à quoi ça avait servi.


*


Ne me regardez pas vous allez vous salir les yeux
Ne la regardez pas vous allez vous salir l’âme

Ils restaient les yeux baissés tandis que le jour lentement salissait de gris les fenêtres


*


Laissez- moi seule
Disait-elle aux militaires qui se pavanaient depuis des heures dans son salon
Et dès qu’ils étaient partis, elle en faisait venir d’autres avec lesquels elle riait des premiers.

Et le soir en tressant ses cheveux elle se disait
Mon dieu mon dieu comme je m’ennuie


*


A gauche quand on entre dans la chambre de Rogojine il pourrait y avoir des graffitis sur le mur mais il n’y a rien, sinon les rideaux qui battent des ailes quand la fenêtre est ouverte, ou l’un ou l’autre des deux hommes appuyé contre le mur comme dans une salle d’attente quand il n’y a plus de place pour s’asseoir.


*


Une chanson aigre-douce monte de la cuisine
D’énervement Rogojine frappe sur les meubles
Le Prince, lui, n’a rien entendu
La chanson continue, aigrelette

Où vas-tu Parfione
Je vais à Milan
Que fais-tu Parfione
Pense à ta maman


*


La musique s’éloigne, leur poitrine se déchire. On pourrait voir battre leur cœur, se soulever la masse des poumons. Ils ferment les yeux pour ne pas voir le sang qui tache leur chemise, ils tombent l’un à côté de l’autre, avec eux leur cœur.

Quand ils rouvrent leurs yeux ils voient leur chemise restée blanche et sur la peau jaune de la morte la mouche qui a changé de place.


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Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-09)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Le Prince repartait de chez elle un peu triste parce qu’elle ne se montrait jamais attentive à sa présence

C’est pour la même raison que Rogojine repartait fasciné.


*


Quand il rentrait tard il les entendait chanter à l’office. Il enlevait ses chaussures pour ne pas faire de bruit et restait quelque temps derrière la porte pour les écouter. Quand il partait, c’était par peur qu’ils ne l’entendent rire.


*


Il avait pensé qu’une vie plus calme aurait fait du bien à ses nerfs malades. Elle se serait apaisée peu à peu grâce à leurs promenades et à leurs lectures, à l’abri des regards et des modes de la ville.
Ecoutant cela Rogojine avait dit qu’elle serait partie avec un garde-chasse ou un moujik sale et beau, et, bien sûr, Rogojine avait raison.


*


Rogojine sait que les entrailles des femmes sont pleines de merveilles, de mystères et de maléfices.
Le Prince ne sait pas que les femmes ont des entrailles.


*


J’en ai marre
De toujours vous voir
Et de ne jamais
Vous avoir



Chantait le cuisinier entre ses dents



Et la bonne allemande le menton dans les mains le regardait en disant :
Ich werde schialen if vous continuez comme ça.


*


Elle était très forte au jeu de Leningrad.

C’est un jeu qui se joue avec un nombre pair de cigarettes, contrairement au jeu de Stalingrad qui se joue avec un nombre pair ou impair de n’importe quoi. Dans le style moscovite, on joue avec des capsules de bouteilles d’eau minérale française et c’est aux dés qu’on décide du nombre.

Les règles de ce jeu sont très variables


*


Papa vas-y mets le feu qu’elle disait la gosse alors il adit bon d’accord et il a dit à son aide de camp de dire aux autres qu’ils mettent le feu et ce mec il l’a dit aux autres et finalement il y en a un qui n’a rien dit et qui l’a fait et la gamine, elle sautait partout et il disait le feu il faut mettre le feu sa robe était déchirée elle était décoiffée toute pâle de plaisir disait le cuisinier à la mère de Rogojine et maintenant elle écrit des livres pour enfants, la petite Rostopchine.


*


Il restait assis près d’elle, écoutait le bruit de sa robe, le craquement de ses escarpins de soie. Elle le laissait faire et ne disait rien, mais la lumière de son regard était si innocente qu’elle finissait par se sentir mal à l’aise. Elle lui disait alors de s’ en aller parce qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière allait venir.


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Ils ne parlaient ensemble que pour dire du mal des gens et plus ils étaient méchants et plus ils riaient. Mais son regard se faisait insistant et tout en l’observant dans une glace elle laissait glisser un peu son châle sur ses épaules et quand enfin il tendait la main vers elle, elle lui disait qu’elle avait mal à la tête ou que sa couturière n’allait pas tarder à venir.


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Elle n’aimait pas du tout les fleurs, mais elle aimait le sens de ces bouquets riches et glacés qu’elle laissait mourir sans eau dans des vases, trophées sous la poussière.

Les cartes qui accompagnaient les bouquets, elle les rangeait avec soin dans un coffret doré très brillant et très laid.


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