Nous accueillons Lucie Desaubliaux pour un feuilleton inédit qui nous mènera de Samain à Imbolc. On est très heureux de recevoir l’auteure de La nuit sera belle (Actes Sud, 2017).
Lucie Desaubliaux écrit, pour les adultes et pour les enfants. Elle réalise aussi des performances et des installations. Elle code des sites internets, des bases de données, des jeux vidéos et des outils de cartographie ou de collaboration. Elle micro-édite des livres et des expériences numériques. Elle s’intéresse à l’agencement des formes de pensées, aux notions de travail et d’oisiveté et à la différence entre ce que est perçu et la réalité invisible du monde, en se nourrissant de différents domaines scientifiques qu’elle ne comprend pas trop et réinterprète beaucoup. Elle vit et travaille en Bretagne, seule ou en collectif : elle fait notamment partie de La Guerrière, du Vivarium et de WMAN.
GUIDE DE VISITE : LA MONTAGNE QUI BRÛLE
Le Mont Wingen est aussi appelé Burning Mountain : la Montagne qui Brûle. Il y a beaucoup de montagnes qui brûlent dans le monde, mais le Mont Wingen est sûrement celle qui brûle depuis le plus longtemps. Le Mont Wingen brûle depuis au moins 6600 ans.
Le Mont Wingen (prononcer “Win-jen”) se trouve en Nouvelle-Galles du Sud, en Australie. Il fait 653 mètres de haut, le feu qu’il couve brûle à 30 mètres de profondeur et c’est maintenant une réserve naturelle.
On ne sait pas comment le feu sous le Mont Wingen est né. Ce pourrait être la veine de charbon contenue dans le mont qui s’est enflammée spontanément. Ce pourrait être la foudre qui n’est pas tombée loin. Ce pourrait être un homme wonnarua emprisonné dans le mont par le Méchant Homme qui a allumé le feu pour prévenir du danger. Ce pourrait être une femme wonnarua changée en pierre sur le flanc Est qui pleure des larmes de feu. On ne peut pas vraiment savoir.
La surface du sol au sommet atteint 350°C. La terre est multicolore, rouge profond à cause de l’oxyde de fer, moutarde à cause de la poudre de soufre concentrée et blanc éclatant à cause de l’alun.
Les Wonnarua ont habité le Mont Wingen des dizaines de milliers d’années. Ils y récoltaient de l’argile un peu jaune qui contient du soufre, le ko-pur-ra. Dans le feu, le ko-pur-ra devient ocre et brillant et les Wonnarua en faisaient des pilules et des cachets. Ils réduisaient le ko-pur-ra en poudre et le mélangeaient à un émollient, comme la graisse de rein de kangourou ou l’huile d’émeu, pour faire des crèmes et des pommades. Les Aborigènes ont été les premiers à utiliser les minerais et les minéraux pour guérir.
Des tribus entières se déplaçaient au Mont Wingen pour se faire soigner. C’était toute une logistique de stockage, d’emballage et de troc. Le Mont était considéré comme sacré. Ses flancs étaient ornés de représentations de kangourous, de wallabies, d’oiseaux et de serpents.
On trouve encore le mot “découvert” dans beaucoup d’articles de presse pour parler de la première fois qu’un Européen a vu la Montagne qui Brûle. Les Européens arrivent en 1820 dans la vallée autour du Mont Wingen.
Les Aborigènes partagent volontiers la recette de leurs remèdes qui aident à soigner les hommes et les bêtes, les coupures, les brûlures, les blessures, les infections des sabots et des pieds, les épaules et le dos des colons et des chevaux.
Les Européens partagent volontiers leurs maladies infectieuses, alors inconnues sur les flancs du Mont Wingen.
À partir de 1827, lors des nuits froides, au sommet du Mont, le bétail des colons et la faune sauvage se réunissent sans distinction d’espèce autour des parois des crevasses d’où s’échappe la chaleur du feu.
À partir de 1827, au pied du Mont, les Aborigènes sont repoussés par les Européens qui veulent implanter leurs maisons, leurs exploitations et leur bétail.
Des entrepreneurs cherchent comment commercialiser les remèdes des Wonnarua. Le Département des Territoires refuse d’accorder l’exclusivité de l’exploitation minière et l’aliénation du sol. Mais l’entreprise Muston & Co interdit quand même l’accès du Mont Wingen aux Aborigènes et à tous les autres colons. L’entreprise interdit aussi le prélèvement de toute substance de la montagne et revendique sa propriété.
Les Aborigènes perdent l’accès aux ressources minérales. Ils perdent aussi la transmission empirique du processus d’extraction, de sublimation, de préparation, de stockage et d’échange de leurs remèdes.
Début 1900, la compagnie blanche Winjennia Remedies Company démarre sa production de médicaments. Ses remèdes, savons, pommades, lotions, traitent 44 maux, comme l’eczéma, les coupures et les brûlures, la gorge enflammée, les cloques et les ampoules, les fesses irritées des bébés, les morsures d’insectes, les bleus, les furoncles, les abcès, les verrues, les conjonctivites, les problèmes de cicatrisation liés au scorbut, les panaris et les fistules. Ses affaires marchent du feu de dieu.
Dans les années 50, Mandy Halls récupère la recette de la pommade. Il la rebaptise Sulfazone. Sur la boîte du Sulfazone, il y a le Mont Wingen. Il paraît que le Sulfazone est doré comme le caramel et qu’il sent la cabane en bois un après-midi d’été.
Mandy Halls meurt d’une crise cardiaque sur le Mont Wingen lui-même, en 1964. La majorité des stocks de Sulfazone disparaît lors de l’incendie qui ravage Victoria en 1983. Le dernier propriétaire des droits du Sulfazone est Roger Carr, le neveu de Mandy Halls. Carr suggère en 1997 de rendre les droits au peuple aborigène. Il meurt en 2013, avant que les droits n’ait été rendus. Aucune démarche n’a été entreprise depuis.
Sur TripAdvisor, la Montagne qui brûle n’a qu’une note de trois étoiles, “Moyen”. C’est une belle balade mais on ne voit pas assez de fumées. Heureusement, il y a beaucoup de tables de pique-nique.
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