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456. Free, Fire and water, 1970 | BV

 




 

Dans une chronique sur l’album, le chroniquer évoque, à propos de Free, les noms de Fleetwood Mac, Humble Pie, Foghat, concurrents directs et plus chanceux, Black Sabbath, Deep Purple, avec qui ils partageraient le public, Cream, Blind Faith, Derek & the Dominos, formations équivalentes de style.

Mais que se passe-t-il, ou plutôt que s’est-il passé avec Free ? Plutôt que tous ces noms, auxquels on pourrait également ajouter Ten Years After, et, pourquoi pas, Led Zeppelin, il faudrait chercher dans le groupe lui-même, une groupe entier, un groupe complet, les raisons de cet oubli notoire (si j’ose dire)… Mais les raisons, hélas, on les connaît, problèmes relationnels, drogue, qui aboutira au décès de Paul Kossof en 1976… Paul Rodgers s’en ira former Bad Company, mais enfin, l’essentiel est là. Ce troisième est le plus abouti, bousté par le tube Alright Now, il ne contient que sept morceaux (ce qui est une bonne chose), et surtout une production qui l’assimile donc à la préhistoire du hard-rock, et surtout plein d’idées (Heavy Load, Fire And Water). La guitare et la voix excellent, comme on sait. Et puis il y a Mr.Big, le gros morceau, magnifié sur scène.

Un album qui calme les hormones du hard-rock américain (et qui ne cesse de le hanter, comme l’Amorica des Black Crowes #856 par là). Et sur lequel pèse le poids du destin musical de l’époque. Que se serait-il passé si Free avait continué ?

 

 

Le chat qui miaule la nuit | HPJ

 

Toute la nuit, je l’aurais entendu comme un gémissement qui jamais ne cessera. Je ne le connais pas, je l’ai sans doute déjà rencontré dans le jardin, je ne le reconnaîtrai pas, je crois avoir bien du mal à distinguer un chat d’un autre chat. Et cette nuit, même la chouette s’est tue. J’ai attendu un moment de silence, j’ai dû m’endormir. J’ai rêvé, et j’ai revu une scène que ma mémoire a conservé comme une carte postale qu’on pose sur le chambranle d’une cheminée en souvenir d’un voyage. C’était dans le bûcher, j’allais chercher du bois pour mettre dans le feu, sur le tas de bûches, au moment où j’allais en prendre une, j’ai vu le corps raide d’un chat terrorisé, ses poils étaient dressés tels des épis plantés dans sa chair morte, ses pattes tendues, sa queue rigide. Je n’ai pas bougé, je suis resté là, immobile comme lui, paralysé par la seule image de la terreur avant la mort brutale.

Quand j’ai ouvert les yeux, le chat miaulait encore dans la nuit. Sa musique qui, au commencement me déchirait, me berçait maintenant sur un rythme presque languissant, comme celle d’un tango argentin. Ton corps m’est apparu et surtout ton visage sédaté, les paupières écartées, figées dans leur absence d’animation, ta parole suspendue entre tes lèvres écartées, ton visage de morte atterrée. Je me suis mis à danser avec toi, je t’ai même invitée à te relever, aucun mouvement n’est venu ni de la vie, ni de la mort.

Le chat est devenu un orchestre. Son miaulement de violon et de violoncelle semblait bien avoir retenu la nuit pour toujours.

Tu n’as plus jamais bougé autrement qu’en image.

 

Lucie Desaubliaux | Feu(x) souterrain(s) 3/7 : la marche

 

Nous accueillons Lucie Desaubliaux pour un feuilleton inédit qui nous mènera de Samain à Imbolc. On est très heureux de recevoir l’auteure de La nuit sera belle (Actes Sud, 2017).

Lucie Desaubliaux écrit, pour les adultes et pour les enfants. Elle réalise aussi des performances et des installations. Elle code des sites internets, des bases de données, des jeux vidéos et des outils de cartographie ou de collaboration. Elle micro-édite des livres et des expériences numériques. Elle s’intéresse à l’agencement des formes de pensées, aux notions de travail et d’oisiveté et à la différence entre ce que est perçu et la réalité invisible du monde, en se nourrissant de différents domaines scientifiques qu’elle ne comprend pas trop et réinterprète beaucoup. Elle vit et travaille en Bretagne, seule ou en collectif : elle fait notamment partie de La Guerrière, du Vivarium et de WMAN.

 

LA MARCHE

 

La marche d’un feu de tourbe est inexorable,

celle des sorcières aussi.

Les sorcières avancent, inexorables, depuis le carrefour de Millaud jusqu’au cœur de Bogswood, pour réaliser le rituel d’Imbolc au pied d’un chêne sans âge au bord de la clairière sans nom.

Les feux de tourbe peuvent survivre des centaines d’années, certains existent depuis des millénaires.

Les sorcières avancent, inexorables mais prudentes, elles n’ont pas de chaussures. Elles les ont laissées dans le coffre de leurs pick-ups au carrefour de Millaud. Les graviers et les bogues de châtaigne sur le chemin de la garde sont très inconfortables. Les sorcières aspirent l’air entre leurs dents pour ne pas geindre.

Les feux de tourbes peuvent rester cachés sous le sol pendant des générations.

Les sorcières avancent, inexorables et presqu’invisibles, elles portent des couleurs ternes et minérales qui se confondent avec la forêt de février. Leurs vêtements sont en fibre végétale, en coton, en lin, en chanvre. Ava voulait faire des costumes mais Ember a dit : c’est pas carnaval.

Dans les bonnes conditions, avec un apport d’air correct et un stress hydrique conséquent, la combustion de la tourbe se ravive et la chaleur se transmet au couvert végétal qui s’embrase.

Les sorcières avancent, inexorables et au rythme des grelots en ferraille accrochés à leurs chevilles gauches. Elles rejoignent un sentier forestier couvert de mousse, douce après les graviers du chemin de la garde. Les grelots premier prix sonnent faux et la marche des sorcières ressemble à celle d’un petit troupeau enrhumé.

Malgré les dégâts causés par les incendies des feux souterrains réveillés, certaines tourbières ont besoin des flammes pour se régénérer.
Les sorcières avancent, inexorables et équipées, elles ont emmené beaucoup de matériel. Pour Imbolc il faut trois couleurs de bougies. Ember en a acheté des rouges, des noires et des lilas au rayon Arts de la Table du supermarché. Il faut aussi du charbon qu’elles ont récolté l’année dernière à la fin de la saison des barbecues. Elles l’ont réduit en poudre dans le grand seau que Sandy porte et qui forme un hématome bleu en cognant contre son mollet droit.

Le feu détruit les grands arbres de la tourbière qui laissent ensuite la place à d’autres plantes plus fragiles.

Les sorcières sont arrivées au chêne sans âge au bord de la clairière sans nom. Les bougies rouges, noires et lilas brûlent au bout des branches du pentagramme dessiné avec la poudre de charbon. Les sorcières oscillent d’une jambe à l’autre autour du pentagramme et espèrent que ça ne se remarque pas. Le sol semble très chaud sous leurs pieds nus.

Après la purge d’un grand incendie, le sol des tourbières se couvre de plantes carnivores, de sarracenia, de dionaea, d’utricularia et de nombreuses espèces de lys et d’orchidées.

Ember invente la prononciation des paroles du rituel d’Imbolc. Il n’y a pas la phonétique des formules sur wikka-coven.com. Les sorcières répètent après elle, personne ne parle l’ancien gaëlique. À la fin de la récitation, elles aspergent le sol d’eau de lune. Quand l’eau touche le sol, elle émet un sifflement et s’évapore en petite fumée. Ava sursaute, Ninon pousse un cri et Sandy est très impressionnée. Ember fait comme si tout était normal, elle n’a pas prononcé la bonne incantation, les bougies sont plus mauves que lilas et ce n’est pas la date du rituel d’Imbolc mais cette année, Imbolc tombait un samedi et samedi soir, la cadette a hockey.

Pour éteindre une tourbière, il faut inonder la terre et la mélanger jusqu’à obtention d’une pâte liquide, puis mesurer la température de la couche souterraine. Si celle-ci est égale ou supérieure à 40°C, recommencer l’opération.

Les sorcières dansent maintenant, elles ne peuvent pas s’en empêcher, le sol est trop chaud sous elles. De la fumée s’échappe de sous les racines du chêne. La fumée monte entre les sorcières, Ninon ne s’arrête plus de pousser des petits cris, Ava tousse avec la fumée car elle fait de l’asthme. La fumée monte et des petites flammes naissent parmi les feuilles de chêne mortes par terre, Sandy est déjà repartie en courant vers les pick-ups, Ember derrière la fumée crie : Ninon calme-toi, la respiration d’Ava et le tronc du chêne sifflent aigu. Ember trouve la main d’Ava dans la fumée et l’écorce du chêne explose au niveau des premières branches. Au milieu du tronc un énorme œil rouge et brillant s’allume et les braises de son iris regardent s’enfuir les dernières sorcières, derrière les cris de Ninon qui durent jusqu’au carrefour de Millaud.

Le feu de tourbe met trois jours et quatre nuits à regagner la terre

il continue sa marche inexorable vers le Sud

la tourbe encore en combustion

rallumera le feu de végétation

à Imbolc prochain

au milieu de la clairière sans nom

personne ne l’attendra

sous le chêne sans âge

entièrement consumé.

 

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141. Sun Ra, Lanquidity, 1978 | BV

 




 

Des multiples et variés albums de Sun Ra présents dans la Souche, celui-ci tranche peut-être par la concession qu’il fait, notamment dans ses trois morceaux centraux, avec le temps présent, dans une espèce de jazz fusion entre africasme et fusionisme (ou milesdavisme ; rappelons qu’on est en 78 (juste après Agartha (#703) et Pangaea (#590)).

C’est finalement une excellente entrée en matière dans l’univers, dans la cosmologie, de Sun Ra, mystique fasciné par l’infini de l’univers, mais solidement ancré aux terres africaines, revisitant le monde du jazz à travers des lumières déformantes.

En effet, on est ici assez peu dépaysé pour ce qui est de la structure (funk ou fusion) des morceaux, et on reçoit tout de même, sur le fond rythmique obsessif et régulier, la grâce des différents claviers de Ra, non que le (très apprécié ici) baryton de Danny Ray Thompson.

On fait ainsi un saut depuis le mingusien Lanquidity, à travers ces trois morceaux de funk, jusqu’au très sunra-ien (étrange, excentrique, mystique, improvisant) There Are Other Worlds (They Have Not Told You Of) qui pourraient conduire l’auditeur à de plus amples excursions dans cet univers immense et coloré.

 

 

533. Alain Bashung, Play blessures, 1982 | BV

 




 

Un autre client difficile, pour un album qui ne l’est pas moins. Un disque de cold-wave, peut-être, un disque expérimental, peut-être, un disque libre et finalement plus joyeux (malgré son son) que d’autres, né du succès de Pizza (#776), peut-être, mais quand on voir la cosignature exceptionnelle de Gainsbourg, on se dit, peut-être.

Il y a des trouvailles, évidemment, et dans l’ensemble, cela fonctionne, aussi bien les arrangements que les morceaux. On sent toutefois (et c’est le malheur de l’histoire) que le meilleur est à venir, alors peut-être on s’impatiente un peu…

 

 

Lucie Desaubliaux | Feu(x) souterrain(s) 2/7. Guide de visite : La Porte de l’Enfer

 

Nous accueillons Lucie Desaubliaux pour un feuilleton inédit qui nous mènera de Samain à Imbolc. On est très heureux de recevoir l’auteure de La nuit sera belle (Actes Sud, 2017).

Lucie Desaubliaux écrit, pour les adultes et pour les enfants. Elle réalise aussi des performances et des installations. Elle code des sites internets, des bases de données, des jeux vidéos et des outils de cartographie ou de collaboration. Elle micro-édite des livres et des expériences numériques. Elle s’intéresse à l’agencement des formes de pensées, aux notions de travail et d’oisiveté et à la différence entre ce que est perçu et la réalité invisible du monde, en se nourrissant de différents domaines scientifiques qu’elle ne comprend pas trop et réinterprète beaucoup. Elle vit et travaille en Bretagne, seule ou en collectif : elle fait notamment partie de La Guerrière, du Vivarium et de WMAN.

 

GUIDE DE VISITE : LA PORTE DE L’ENFER

 

Il paraît que l’entrée de l’enfer se trouve au Turkmenistan.

C’est un cratère dont les parois brûlent de centaines de feux qui ne s’éteignent jamais.

Le diamètre de la porte de l’enfer est de 70 mètres.

La porte de l’enfer fait 30 mètres de profondeur.

L’enfer ne sent pas le soufre, l’enfer sent le gaz naturel.

On ne sait pas bien comment et quand la porte de l’enfer s’est ouverte ici. Ce pourrait être il y a une cinquantaine d’années, ce pourraient être des géologues qui ont mis le feu à une poche de gaz, ce pourrait être parce qu’ils pensaient qu’elle s’éteindrait au bout du compte. On ne peut pas vraiment savoir : ça a été classé TOP SECRET par l’URSS, qui ne devait pas vraiment savoir non plus.

Le premier homme à poser le pied au fond de la porte de l’enfer est Georges Kourounis. C’est un chasseur de tempête qui s’est marié au bord du cratère d’un volcan en éruption. Sur sa page wikipédia, il se définit comme un aventurier PROFESSIONNEL. Ce qui veut sûrement dire que des employeurs le payent pour faire des aventures. Pour descendre aux enfers, Kourounis porte une combinaison argentée résistante à la chaleur avec appareil respiratoire intégré et harnais en kevlar. Kourounis prélève quelques échantillons du sol de la porte des enfers. Dedans vivent des bactéries qu’on appelle extremophiles parce qu’elles aiment les environnements extrêmes, comme Kourounis. Kourounis cherche des indices de l’origine du cratère mais il n’en trouve pas.

En remontant, Kourounis déclare s’être senti comme une pomme de terre en robe de chambre.

En 2019, le Président du Turkmenistan Gurbanguly Berdimuhamedow veut contrer une rumeur lancée par les opposants du régime : la rumeur raconte qu’il serait mort. Il convoque la télévision nationale pour qu’elle le filme en train de faire des doughnuts, des dérapages au frein à main en 4×4 autour de la porte des enfers.

Dans la même vidéo, on le voit réaliser trois strikes au bowling habillé en militaire, devant une foule habillée de la même façon que lui. La foule lui fait une standing ovation.

En 2022, le président du Turkmenistan Serdar Berdimuhamedow, le fils de Gurbanguly Berdimuhamedow, déplore la perte de profits pour l’industrie du gaz naturel que représente la porte de l’enfer. Il conseille donc de la fermer. Mais personne sur terre n’a ce pouvoir, même pas Serdar Berdimuhamedow : la Porte de l’Enfer est restée ouverte.

Sur TripAdvisor, la porte de l’enfer a une note de cinq étoiles, “excellent”.

 

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597. Randy Newman, Sail Away, 1972

 




 

Sujet délicat, client difficile. Il y a quelque chose de Paolo Conte chez Randy Newman… et c’est probablement leur point commun : cette ironie, qui dénote une certaine supériorité, n’est jamais chienne (sinon cabotine). (Ni d’ailleurs dépressive comme deux autres têtes dures, Dylan et Cohen).

Comme Conte, mais las des comparaisons ! cette vision permet à Newman de jouer son numéro de pianiste de saloon dans un groupe pop, avec la même étrangeté que si Elton John intégrait Nine Inch Nails, ou Roger Waters les Bee Gees.

Mais le gars a du talent (en moins de son esprit je veux dire), et dans les mains, et dans la voix et dans les paroles (mais n’est-ce pas tout la même chose) et avec des morceaux tour à tour puissants ou sombres (merci Ry Cooder), une gamme qui va de You Can Leave Your Hat On à Old Man ou God’s Song (That’s Why I Love Mankind), franchement inspirées, il fait bien de se saisir de cette conscience.

N’oublions pas que nombre de ses chansons ont été interprétées par d’autres (Cocker pour Hat…, ici, mais aussi Simon Smith and the Amazing Dancing Bear par Alan Price puis Harry Nilsson) ou reprises par exemple dans des films (He Gives Us All His Love dans Cold Turkey, Burn On dans Major League).

Il y a quelque chose du monument ici, ou plutôt de son revers, comme une larme finale versée dans le verre d’un toast à l’Amérique de l’entretiennement.

 

 

115. Fela Kuti, Open and close, 1971 | BV

 




 

Je jure que c’est le hasard qui nous amène ici, à nouveau (comme la semaine dernière) chez le Fela Kuti. Bon comme on sait, on l’a dit la semaine dernière, il y a beaucoup de très bon Fela dans la Souche. Peut-être trop, oui, mais contrairement à d’autres grands éjaculateurs comme Prince ou Zappa, Fela a trouvé une astuce : ses disques contiennent deux, trois morceaux.

Eh bien pas grand chose à rajouter ici : ce disque avait disparu des radars, il nous est revenu, et grâce lui soit rendue. Ce sont encore de longues jams hargneuses aux paroles acérées, et portées ici par la rutilante formation Africa 70, dont on ne parle pas assez. Je gage qu’un prochain tirage au sort me permettra d’y voir plus clair, n’est-ce pas Tony Allen ?

Pour l’instant, j’ai piste.

 

 

Lucie Desaubliaux | Feu(x) souterrain(s) 1/7 : la foudre

 

Nous accueillons Lucie Desaubliaux pour un feuilleton inédit qui nous mènera de Samain à Imbolc. On est très heureux de recevoir l’auteure de La nuit sera belle (Actes Sud, 2017).

Lucie Desaubliaux écrit, pour les adultes et pour les enfants. Elle réalise aussi des performances et des installations. Elle code des sites internets, des bases de données, des jeux vidéos et des outils de cartographie ou de collaboration. Elle micro-édite des livres et des expériences numériques. Elle s’intéresse à l’agencement des formes de pensées, aux notions de travail et d’oisiveté et à la différence entre ce que est perçu et la réalité invisible du monde, en se nourrissant de différents domaines scientifiques qu’elle ne comprend pas trop et réinterprète beaucoup. Elle vit et travaille en Bretagne, seule ou en collectif : elle fait notamment partie de La Guerrière, du Vivarium et de WMAN.

 

LA FOUDRE

 

La foudre tombe quelque part en plein milieu de la mesa.

Le vieux dit : elle est pas tombée loin. Nash ne dit rien. La foudre a tiré un trait courbe du ciel à la terre, en plein milieu du paysage de Nash et du vieux. Elle est partie du plein milieu de leur ciel jusqu’au plein milieu de leur mesa. Elle a coupé en deux le monde de Nash et du vieux, qui sont assis sur des transats en toile de nylon en plein milieu de rien et de quelques bouteilles vides.

Le vieux porte un slip de bain rouge. Il crache sur le sol pour conjurer la foudre et il répète : elle est pas tombée loin. Nash crache sur le sol pour conjurer le vieux et les histoires de foudre qu’il raconte à chaque orage et c’est la saison en ce moment. Les crachats sont immédiatement absorbés par l’argile sèche, il ne reste que deux auréoles sombres et un filament de rôti de porc.

Le vieux pense qu’il est maudit, la foudre ne tombe jamais loin et elle lui est tombée trois fois sur le corps. Avec le slip de bain rouge, on voit bien les grumeaux en haut de sa cuisse gauche, l’anémone blanche sur la peau noire au-dessus de son pied, le gauche aussi, et le côté droit de sa bouche qui descend un peu plus bas sur son menton. Ce sont les trois marques de la foudre les trois fois où elle n’est vraiment pas tombée loin.

Le vieux raconte la foudre en montrant avec son index son corps autour du slip de bain. Pendant qu’il raconte il y a encore des éclairs et du tonnerre qui avalent beaucoup de ses mots. Chaque fois le vieux hausse les sourcils et hoche la tête : c’était encore vraiment pas loin. Il répète ce que Nash n’a pas pu entendre et Nash n’entend pas, il ne dit rien. Il ne regarde pas le corps du vieux, il regarde la petite fumée là où la foudre est tombée en plein milieu de sa mesa. La petite fumée est vraiment très petite, il faut regarder un peu à côté pour se rendre compte qu’elle existe, à l’Ouest de Dead Horse Canyon.

Le ciel violet craque enfin au milieu d’un coup de tonnerre et tire des fils de pluie jusqu’au sol devant la petite fumée. Le vent est Nord-Nord-Est, la pluie progresse vite vers Nash et le vieux. Ils l’entendent avancer sur l’argile qui change de couleur, la boue trempée devient rouge. Le vieux ne parle plus maintenant, il y a trop de bruit. Il bascule le dossier de son transat un peu plus en arrière, il étend de chaque côté ses bras et ses jambes. Ses bras pendent dans le vide et ses jambes reposent sur ses talons, la pluie arrive sur son corps et lave la poussière et la sueur et mouille le slip de bain qui devient rouge foncé. Nash est rentré dans la cabane en bois derrière, les bouteilles vides se remplissent ou se renversent sur le sol.

Si Nash était encore dehors il verrait que la petite fumée à l’Ouest de Dead Horse Canyon s’est éteinte

mais :

la foudre n’est pas tombée loin.

Elle est tombée sur un genévrier millénaire qui s’est embrasé. Le genévrier s’est consumé lentement et ses racines ont transmis le feu à la couche de tourbe souterraine. La tourbe a entamé une combustion lente et inextinguible qui pourrait durer des dizaines voire des centaines d’années.

La marche d’un feu de tourbe est inexorable

à l’Ouest de Dead Horse Canyon,

la température va monter à 345°C sous 95 centimètres d’argile

le feu va progresser d’un à deux mètres par semaine vers le Sud

il va longer Posey Creek

dans dix-huit mois il passera invisible entre les deux transats en toile de nylon

jusqu’à la cabane en bois dont il enflammera les fondations en pin

la cabane disparaîtra dans la nuit personne ne la verra brûler

le vieux et Nash seront repartis après leur saison de rangers

et le lendemain matin

un chien jaune

viendra renifler le carré de sol noir qui a poussé pendant la nuit

en plein milieu de sa mesa.

 

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218. Fela Kuti, No agrement, 1977 | BV

 




 
Je ne connaissais pas ce disque, je l’avoue, pendant des années. Puis je l’ai connu. Un peu en-deçà des autres chroniqués ici (mais celui-ci est le premier !), Gentleman, Expensive Shit ou Zombie, il n’en reste pas moins tout à fait valide.

Fela produit beaucoup, et pendant un temps assez long, sans fausse-note. Ce disque (parfois associé à Shuffering and Shmiling dans des versions ultérieures) est une longue jam, dans la lignée de Gentleman donc ; Fela, moins bavard, et plus percutant. Basse et guitare s’enchevêtrent parfaitement, laissant place à des soli inspirés — dont, et ce n’est pas rien, rien moins que la trompette de Lester Bowie.

La nuit est jeune.