Archives de catégorie : Hélène Sturm • La chambre de Rogojine

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-04)

vierge_de_fer

LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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On voit une dent, sa bouche est un peu entrouverte.
Sa bouche est bleue et elle est toute blanche contre
Le rideau rouge.

C’est très beau
Ça sent très mauvais

Ça va durer encore quelques heures


*


Un peu plus loin, la vieille a inventé une autre chanson.
Elle ne la chante pas encore parce qu’il n’y a pas de
refrain et que le cuisinier n’a pas fait la musique.
Personne n’est au courant.

Le dimanche aux premières heures du jour, autour
du samovar ils se font un récital dans l’office et
leurs yeux brillent.

Ce sont de très belles chansons, dans toutes les
langues, un peu tristes et oubliées déjà.


*


Elle savait siffler comme un homme

Ils ont parlé de son sourire et de sa voix
et ils ont failli pleurer

Elle dansait si bien.

Ils ont parlé de sa taille et d’un mouvement qu’elle faisait
pour parler à quelqu’un qui était un peu derrière elle.
Très vif, très souple, très médité, et dont ils ne se lassaient pas.

Elle ne bouge vraiment pas du tout.


*


Un peu plus tard il se dira
que c’était une garce et qu’il
a bien fait de la tuer.

Les justes sont là pour écraser la vermine
et ne pas être écrasés.

Lui, il est là par hasard et
le hasard l’écrase.


*


Quand ils parlent d’elle on voit
battre une veine au bas de leur cou

Quand ils parleront d’elle, toujours
il en sera ainsi

Même quand ils y penseront
sans en parler
Même s’ils oublient son nom
Même quand ils seront vieux
Même s’ils deviennent fous


*


LETTRE DE ROGOJINE A MAX JACOB

Monsieur,

Si je vous écris de si loin, c’est parce que j’aime une femme étrange. Elle a été amoureuse autrefois d’un jeune homme qui s’appelait MaxoOu Jacob ou les deux, mais qui n’était pas vous.
Elle l’avait rencontré au bord de la mer. Je voudrais lui offrir un paysage de mer, tels que vous les faites ; leur renommée en effet est parvenue jusqu’à nous. Mon prix bien entendu sera le vôtre.

Veuillez, etc.


*


Rogojine aurait fait n’importe quoi, dit l’institutrice, pour cette créature.


*


LETTRE DE ROGOJINE A MAX JACOB
Ecrite peu de temps après la précédente

Cher Monsieur,

Je vous en prie, prenez ma demande très au sérieux.
Je ne suis pas fou et même si elle n’est que capricieuse, je vous assure que vous serez payé.
Elle aime les couleurs vives, les soleils expressifs, faites du mieux que vous pourrez , mais faites vite.
Les choses sont étranges, on ne sait jamais comment elles finissent.

Je vous prie de….


*


Son frère est bien plus sérieux répondait la bibliothécaire. Mais il est bien moins beau.Pensaient l’institutrice et la bibliothécaire sans se le dire.


*


LETTRE DE MAX JACOB A ROGOJINE

Monsieur,

La dépression des Açores qui devrait peu à peu gagner le nord perd peu à peu du terrain vers l’ouest. Le soleil est voilé donc le ciel est bistre et la mer grise. Je ne peux, momentanément je le souhaite, donner suite à vos deux lettres qui, j’omettais de le dire, me sont bien arrivées, la deuxième cependant avant la première.

Je me permettrai de vous donner le conseil suivant, que seul m’inspire votre désarroi : aimez cette femme un peu plus haut que son regard.

Je n’ai jamais été maître-nageur.

Croyez bien…


*


Il a écrit en Russie dit la postière à la buraliste.

Sur une longue table un silex que le hasard a taillé en forme de cœur sert de presse-papier.
Posé sur une feuille où on peut lire écrit à l’encre violette

Tard samedi
n’ai pas fini
crois pas
irons à la mer
dirai au Général
allons allons tu sais

novna

Le reste des mots est mangé par la pierre. C’est une grande écriture serrée, très lisible, très fausse, très inventée.

Pas de date.

Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-03)

vierge_de_fer

LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Tout doucement je frappe et je dis ouvre-moi

Ouvrez-moi

Je m’adresse à l’un ou à l’autre. Quelques fois ils se taisent ensemble. Quelques fois il y en a un qui ne dit rien, simplement, et l’autre est seul à se taire.

S’ils sont deux à ne rien dire c’est qu’il ne m’ont pas entendue.
Parce que se taire et ne rien dire sont deux choses différentes.

Je leur apporte des fleurs ou une chanson que j’aime, mais je vaux pas une morte ou une disparue. Et les jours ou je ne viens pas je me dis que peut-être ce jour là ils m’auraient écoutée, entendue, ouvert.

Mais encore et encore, tout doucement, je frappe. De l’autre côté de la porte j’entends marcher, j’entends les bruits étouffés de leur conversation.


*


A droite, quand il est entré dans la chambre de Rogojine, il a vu une colonne de marbre, et dessus un pot de fleurs, du réséda peut-être, malgré la saison déjà froide. Il a failli les renverser. Peu de temps avant, il avait déjà cassé un vase précieux. Pourtant on lui avait demandé de faire attention. Il a eu si peur que ses jambes se sont mises à trembler.

Il a été obligé de s’asseoir.

Sur son visage tout blanc la transpiration trace des rivières brillantes. On dirait qu’il meurt quand il ferme les yeux tant il est pâle.


*


C’était un vendredi matin.
Les mouches volaient heureuses
Dans l’air odorant et froid
Sur la neige bleuie de sa joue
La lumière dessine de jeunes arbres
Elle est lisse comme la pierre
Ils posent leurs mains sur son pied
Qui dépasse en bas de sa robe

Il dit j’aimais ses pieds. Ses pieds étaient gentils, pas comme elle.
Je pouvais parler avec ses pieds, ils ne mordaient pas.

Les ongles aussi deviennent bleus.


*


Ils chantent un cantique
Ils inventent un office des morts

Alleluja

Un vent léger bouge les rideaux

Alleluja

Ils n’ont pas encore pleuré
Ils ont posé une icône au pied du lit


*


Elle avait enlevé ses chaussures dans les escaliers et elle tenait sa robe à deux mains. Pour ne pas faire de bruit.

Le froissement de ses jupes éclate dans leur mémoire en fanfare orgueilleuse.

La fanfare triste des mouches cogne aux fenêtres fermées.


*


Ils ont froid. Ils ont mis des couvertures sur leurs épaules.
Leurs cheveux sont comme l’herbe fanée et leur barbe
a poussé pendant la nuit

Mais il sont beaux comme des enfants
appuyés l’un contre l’autre
attendant


*


Rogojine c’est aussi le grand Zampano

Parfione Zampano Rogojine

Quel cirque.

Le cœur athlétique sait prendre les coups.

Rogo, l’athlète, il s’en remet.

D’ailleurs c’était plutôt le ventre.


*


Le dernier livre qu’elle a lu, c’est Madame Bovary.
Et ce n’est pas une blague.

Le livre doit être dans la poche du Prince, puisqu’il l’a emporté. Ou il l’a posé sur un guéridon pour être à l’aise, pour pouvoir mettre ses mains dans ses poches.

Leur conversation est comme un chemin de pluie, boueux, pénible à la marche.

Ils se distribuent des médailles d’endurance.


*


On ne peut pas vivre plus fort.

La gloire d’être fou appartient au plus tendre.
Un certain docteur Schneider, ou une doctoresse du même nom (prononcez schnèdre) a essayé de le soigner

Mais on ne guérit pas de vivre si absolument


*


Ils pensent qu’elle était belle
et que c’est un bienfait et un crime

Ils pensent qu’ils l’ont aimée
et que c’était une joie et une douleur

Ils pensent qu’elle est morte
que c’est bien et que c’est dommage aussi


*


Ils font comme s’ils n’y pensaient plus
ou comme s’ils ne pensaient qu’à ça


*


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-02)

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LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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Dans quelle prison vont-ils mettre Rogojine ? Sortant de sa chambre, quoi d’autre peut être pour Rogojine un lieu autre qui puisse porter le nom et le sens de prison ; sinon à l’intérieur de lui un bout de vieille musique qui répète à l’infini le même aspect du même visage : une mouche au coin de la bouche
Et le tremblement sans fin d’un idiot qui pique sa crise


*


Ce n’est pas exactement rêver, ce que je fais là

Il y a des lits, des chaises et des fauteuils, certains recouverts de housses, d’autres pas. Ils s’asseyent indifféremment sur les uns et sur les autres. Les housses ne font que délimiter un espace semblable dans une matière différente.

Des pétales de réséda dans une soucoupe, comme des bonbons ou des amandes salées.

Ils posent leurs manteaux sur un fauteuil jaune, éventré, malade, dont la bourre s’éparpille sur le parquet et fait des traces claires sur leurs vêtements, comme une poussière propre.

Seule la morte utilise le lit en tant que lit. Eux, ils dorment parterre où le sommeil les prend, les délivre ou les tourmente. Ce n’est pas un lieu de repos.


*


Rogojine est couché contre la morte, il lui parle à l’oreille.
La mouche change de joue.
Rogojine se lève et dit qu’il revient tout de suite, mais il
ne s’en va pas.
Elle est toute froide, elle sent mauvais.


*


Sa mère l’obligeait à faire la sieste. Il faisait des rêves lourds, se réveillait comme drogué d’images et de sens, un peu à côté de sa vie. Il avait appris à ne pas le dire, à ne pas le montrer.


*


En signe de colère, Rogojine épluche les cals de ses mains ou
S’arrache quelques cheveux qu’il regarde attentivement avant de les laisser tomber parterre.

Ils ont fait une bataille de noyaux d’olives, puis ils ont essayé de jouer aux billes. Mais le silence est tombé comme un rideau. L’un devant l’autre l’autre derrière ils se taisent en respirant fort. Très loin, on entend chanter la vieille dame

Ame drame trame

Pique et pique et colère femme
Lourde et lourde et rat de dame

Ame dame trame

Tout à coup Rogojine souffle dans son sifflet de chef de gare. Il claque la porte et fait comme si le train s’en allait.
Le prince court pour attraper le train

Attends-moi
Attendez-moi

Le train ralentit
Rogojine s’assied parterre en respirant par le nez bruyamment et ses bras font des moulinets de plus en plus doucement. Le prince vient s’asseoir sur ses genoux. Il met ses bras autour de son cou. Ils s’endorment.
De loin arrive la chanson de la vieille dame

…Rome, Coire, Acapulco

Elle compte jusqu’à cinquante

Ils se réveillent et demandent du thé par la fenêtre. Il est très tôt le matin. Du brouillard sort de leur bouche quand ils parlent.


*


Rogojine c’est le capitaine Haddock et l’Idiot, c’est Tintin. Bouvard et Pécuchet ou Dupond et Dupont viennent pour les arrêter parce que la Castafiore
Epantchine a crié au meurtre en voyant son chat jouer avec un merle ;

Mais ce n’est pas une histoire pour les enfants.


*


A-t-elle fait l’amour avec Rogojine avant de mourir ?
Ils ont tous les deux l’air d’être veuf.

Elle s’est sauvée parce qu’elle a eu peur de ne pouvoir faire avec lui
rien d’autre que jouer aux cartes.
Ils ont joué aux cartes jusqu’à ce qu’il la tue.


Hélène Sturm • La chambre de Rogojine (I-01)

vierge_de_fer

LIVRE I

J’étais devant la porte
Et vous étiez mes clefs

Faust. Goethe

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A droite quand on entre dans la chambre de Rogojine, dans le coin au fond, il y a un grand pot de résédas sur une colonne de marbre.

A droite en suivant le mur de l’œil, jusqu’au coin qui est au fond, le coin de droite si la porte d’entrée est au milieu du mur d’en face, dans la chambre de Rogojine il y a une colonne de marbre vert ou de jaspe ou peut-être de malachite, aux veines sombres mais sous la poussière on ne devine ni le dessin ni le poli, seul transparaît le vert, et encore à peine. Il y a sur la colonne un pot de résédas.

A droite, dans le coin du fond de la chambre de Rogojine, dans l’angle de deux murs couverts de tissu rayé comme de la toile à matelas, ou avec des fleurs damassées gris clair sur un fond plus soutenu, il y a une colonne verte – sous la poussière qui la recouvre, on la devine verte – ; elle est en malachite ou en marbre, et dessus il y a un pot de résédas, comme figés dans


Vertus du réséda

Du latin resedare : CALMER
Apparu en 1562
Teinture Jaune

Yalta, climat tropical

Rogojine mange des fleurs de réséda pour se calmer

Il en propose à l’autre idiot aussi quand ils sont nerveux tous les deux.

Alors ils s’endorment l’un sur l’autre, comme des petits chats

Hé, Rogojine, est-ce que tu as fait ton lit ?


Villa Lontana

Des hommes d’un certain âge, habillés de gris, mangent des sorbets avec des cuillers longues

Il y a des projecteurs

Il a posé du pain de seigle et du lait caillé sur le guéridon

(elle a un chignon bas, elle ne vient pas souvent )

Alla Lontana
Ci sono fiori
Fiori d’amore
O di dolore

Alla lontana
La bella casa
Casa d’amore
O di dolore


Assise à sa fenêtre, la mère de Rogojine
Regarde passer dans les arbres l’ombre et la lumière
Elle chante à mi-voix des bribes de chansons italiennes
En faisant des nœuds
Dans des cordons de soie

La chambre de Rogojine est un passage pour la folie
Une morte est cachée sous un drap
Des fleurs blanches fanent depuis longtemps

Un seul deviendra complètement fou
Le plus gentil le plus doux

Assise à sa fenêtre, la mère de Rgojine
Regarde passer pour la centième fois
Le même oiseau d’une branche à l’autre
Elle chante d’une voix aiguë et forte
D’interminables chansons en espagnol archaïque
En défaisant des nœuds
Dans un cordon de soie

Les vivants dorment au pied de la morte
Ils tremblent de froid

Un seul restera fou
Le plus gentil le plus doux


Le concierge de l’immeuble siffle
Un air populaire et ancien
Mais il ne connaît que le refrain
De cette chanson ignoble

Nikita jolie fleur de Yalta

Il postillonne à la fin de la phrase
A chaque fois

Nikita jolie fleur de Yalta

Quand Rogojine pleure, ça fait des flaques


Je ne sais rien de la chambre de Rogojine

Une colonne de marbre vert, ai-je dit ?

Mais en réalité , je le reconnais
cette colonne est beige ou grège
pas verte, absolument pas verte
et pas si grande que ça

Il est possible cependant que ce soit
vraiment une colonne et qu’elle soit
réellement en marbre

Elle reste de marbre quand j’en parle
incertainement


Ils mangent du lait caillé
et des rondelles de concombre
en jouant aux cartes pour passer le temps
mais ils n’ont pas faim
et le jeu est triste

ça peut durer comme ça
tout ce qui leur reste de vie