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952. Nico, The end…, 1974 | BV

 


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Ce n’est probablement un album à porter à une partie surprise un beau jour d’été préadolescent. Obscur, inquiétant, mais pas seulement, également inspiré et tranchant et, ce qui compte, cohérent.

Album auditionné par les fantômes, évidemment Jim Morisson (The end, bien sur, mais aussi You forget to answer…), il est aussi une fine production (arrangements de Nico elle-même) qui associe John Cale, Brian Eno et Phil Manzanera… est une vraie aventure acoustique ; incroyable Innocent and vain, We’ve got the gols). Je ne dirais pas que l’atmosphère est gothique (je ne sais pourquoi, parfois, on sent l’énergie de Björk, mais c’est peut-être le traitement de la langue qui produit cet effet), elle est plutôt bêtement… teutonne ; en outre on touche bien ici aux tendons les plus endoloris de ce que le rock prétend être : une version cool et moderne de vieux chants folkloriques plutôt autocentrés et puérils. Avec Nico, ceux-ci sont sévèrement traités, à la bonne d’ailleurs.

La présence de l’hymne national qui clôt l’album ne suggère guère d’autre issue possible…

 

 

Stefano d’Arrigo | Dans les prés réduits en cendre d’Homère

 

 

Traductions de Codice siciliano de Stefano d’Arrigo, auteur de Horcynus orca, par Emanuela Schiano di Pepe & Benoît Vincent

 

Premiers cailloux, déposés là, dans une attente furtive, mais lucide ; pouls lézardin dans le soleil, la mer.

 

Ils avaient été guerriers avec les Dieux,
depuis dix ans mes amis, marins
que je suivais dans les vers d’Homère
sur la mer Peloro comme le vin,
où le jour une voix de sein attrapait
les faveurs du vent,
la vie de mes compagnons et la mienne.

La voix, sa voix qui nous appelle
les nuits de lune dans le détroit,
quand on entend les pleurs des dauphins,
s’atténuant enfin contre nos poitrines,
c’est celle de la soupirante couveuse
qui berçait en mer avec mollesse,
elle, mère-magicienne qui erre dans la demeure
elle a un ventre doré, elle est une Pléiade.

Peut-être la femme est la foi dans la demeure
sa silhouette tisse et détisse
perpétuité d’une sirène
peut-être une fée Morgane dans cette demeure,
de pièce en pièce dans la mémoire de la mer,
au seuil de la fenêtre elle brode
autour de son désir, de son regard
cet homme, le père de ses enfants, contemplant
ému la fumée sur le toit.

À ce moment du voyage en Sicile
nous ne sommes encore jamais partis, nous sommes autour
d’un feu d’hiver, dans un parfum familier
de pommes et de figues de Barbarie,
on écoute la vie qui crépite
comme gemme dans l’œil de la mère.
Nous vivons en île comme en elysée,
avec le coq qui dans son bec
nous apporte la lumière
comme une proie délicieuse.
Ensemble nous palpitons dans un pays
que chacun reconnaît comme le sien,
du fait d’un arbre, d’un cœur dessiné,
d’une pensée ancienne inscrite dans le paysage,
souvenir d’une vue depuis le balcon.
Sous ce soleil nous avons germé
maintenant ce sont nos armures et épées,
dans la voix de notre dialecte
qui est miel sur nos blessures
et miel encore sur nos crocs.

Après dix ans au milieu du détroit,
nous hurlons la nostalgie
de ce visage qui tisse en élysée,
du chien qui sur le seuil nous attend
désormais juste pour mourir à nos pieds
dans un petit gémissement fidèle.

Nous en sommes là, où l’on meurt
de soudaine douceur domestique,
si la dépouille d’un cri dans le détroit
se lève par la voix d’une sirène et clame
dans le soir notre nom aux enchères,
femme depuis cette rambarde de parfums,
jasmin, basilic, en Sicile.

Ici, où je me ressemble, ici au pays,
dans les prés désormais en cendres d’Homère,
moi rescapé d’une guerre, et de tant de guerres,
un grand fils me rappelle ma mère
perdu l’écu sur l’écu,
je voudrais revenir côte à côte
avec mes amis marins qui entrent
toujours plus dans les vers, dans la mer.

 

Frédéric Forte | Sentiments particuliers 1 à 5, numéro 3

Frédéric Forte est poète et membre de l’Oulipo. Il est notamment l’auteur de De la pratique (l’Attente, 2022), Nous allons perdre deux minutes de lumière (P.O.L, 2021), Été 18 (L’Usage, 2020), Dire ouf (P.O.L, 2016). Son premier livre, Discographie vient d’être réédité (2023) par les éditions de l’Attente.

Il y a d’abord eu Le sentiment général, couronne de sonnets parue dans la revue Catastrophes, puis l’envie ensuite de les prolonger de « sentiments particuliers » pour peut-être parvenir à un livre. Chacun des 14×14 poèmes de sentiments particuliers – dont voici les cinq premières séquences –, est généré organiquement à partir d’un vers du Sentiment général.

 

3.

les effets spéciaux ils clignotent parce
qu’ils sont faits pour ça / mais si toi aussi
tu te mets à rougir il est possible
que ce soit trop — et je n’y vois pas mieux
tu vois — il y a un truc qui cloche avec
l’œil / un rien le dynamite — l’absence
de sujet fait comme une ombre portée
sur tout / un doigt qui éteint la lumière
— tu aimerais qu’un mot se mette à luire
pour toi dans le noir / sans cache — mais non

tu appuies sur on et rien ne se passe
comme prévu / ou rien de ce qui se
passe comme prévu ne te dit que
quelque chose se passe — et l’on dirait
plutôt si pareille chose est possible
qu’il ne se passe rien / ou que ce qui
se passe se passe autre part n’est pas
la chose qui se passe ici quand tu
appuies sur on — quand tu appuies sur on
quelque chose se passe / et ce n’est rien

ici le temps c’est de l’espace
indifférencié / plus ou moins
commun en toute chose même
— le jour si parfait maintenant
qu’il n’y a plus rien à cacher
sous la commode — je t’entends
dans la pièce à côté / le mur
rouge se résume à ce point

le cœur un rectangle au plafond
et rien de plus — c’est tout / c’est tout
pour cette nuit et pas facile
alors d’arriver à dormir —
parce qu’il te faut retrouver
une position dans laquelle
yeux fermés tu convoques la
petite foule que je somme

ou tellement me perdre que tout pour moi finit
peu à peu par ressembler à ça / une forêt
indéchiffrable — monde qui se brouille à tel point
que tu n’as pas d’autre choix que de faire sortir
l’animal qui est en moi / en appuyant sur on
comme ça ici tu vois — ce que je cherche à être
est pile entre cet arbre et le brouillard — l’appareil
fonctionne bien je crois / même s’il ne sert à rien
d’autre qu’être certain de ça — savoir à coup sûr
que tu n’as pas d’autre choix que de laisser sortir
l’animal qui est en moi /enfoui dans la forêt
de moi — le faire sortir en appuyant sur on
comme ça ici tu vois / c’est cela que je cherche

tu appuies sur on et c’est tout
— de l’électricité ne reste
que le mot / qui n’est pas en fait
ce que fait l’électricité
même en peinture — ça se passe
ailleurs / dans les clignotements
de toi à moi — de nos visages
passés pas très loin de zéro

comme il est tard je vais
dormir — au tout début
ça revient à scanner
dans le vide / et puis les
gestes se mettent à
être particuliers

tous les souvenirs fondus en un
mot / au réveil — la chambre est nouvelle
et le chagrin collectif parti
en fumée / mais qui de toi ou moi
n’a pas fermé la porte du fond —
c’est juste une question pour la forme
tu sais / pas la peine de répondre
— ma tête est vide / vide-la plus
encore — et rends l’objet à sa masse

tu appuies sur on / le son
s’archive-t-il de lui-même
dans les oreilles ou les
formes disparaissent-elles
sans laisser de trace — plus
tu y penses et moins il y a
de place / pour y penser

tout pourrait se faire en même temps
mais personne ne le fait / pas même
la machine à laver — or voilà
qu’il te suffit d’appuyer sur on
pour que les mots se fondent en un
point / celui exact qui nous rapproche
— et alors là-dedans au rinçage
ça fait comme un petit big bang qui s’
éloigne ou s’effondre / de lui-même

j’ai tout repeint en noir
dans la permanence / ai
mis du blanc dans l’œil à
la place du sujet —
comme un trou plusieurs fois
rebouché / le soleil

c’est aveuglant / c’est aveuglant
et il faudrait pour mieux y voir
un truc qui éteigne — toi tu
ne fais que clignoter / un mot
encore à naître et qui ne cesse
jamais paradoxalement
d’avoir été — or j’aimerais
être ça / le vif du sujet

ce serait le moment de
devenir rhinocéros
en tout / blindé bien au cœur
de son milieu naturel
— tu irais de a à b
sans dévier / faire la nuit
un trou au mur de la chambre

tout est rendu au décor — il y a
ça depuis la fenêtre / comme un grand
panorama — le jour qui passe en mode
avion à la limite du visible
— j’essaye de ne pas trop exister / là
dans la pièce avec tous les objets — il
n’y a pas vraiment d’effort à faire / c’est
à peine être de l’électricité
dans ton œil — si tu regardes à travers
moi il est possible que je sois nu

 

499. Paul Simon, Paul Simon, 1972 | BV



 

Il y a quelque chose d’indécent dans la manière dont Paul Simon parvient à réaliser des choses simplement et excellemment. Un disque de folk, ce n’est pas vraiment facile à faire, le premier (ou deuxième en réalité) encore moins. Et commencer, en 1972, par un reggae enregistré directement à Kingston, c’est gonflé. Gonflé comme cette pochette avec sa tronche et ce manteau que certains pourraient qualifier de ridicule. Et pourtant rien de moins ridicule, dans ce tel qu’en la photo. Paul Simon est plein, et honnête. À ajouter qu’il joue bien et chante parfaitement, il a donc tout pour réussir.

Il y a du Nick Drake pas loin (Everything put together falls apart, Armistice day), il y a éventuellement un autre Paul dans les arrangements (Run that body down, avec Ron Carter), mais il y a surtout du Paul Simon qui, sorti de sa relation avec Art Garfunkel, démontre qu’il comptera bientôt beaucoup à New York, dans la chanson, et dans la musique populaire. Il y a plusieurs chansons célèbres (Me and Julio down by the courtyard, avec Airto Moreira, comme la pénultième citée, et sa face B, le très malin Paranoia blues), de la cuíca et des gammes dissonantes, du doggerel, et même Stéphane Grappeli. Il y de la tendresse, de l”humour, du cynisme et tout ce qui fait à peu près Simon jusqu’ici : la classe.

 

 

Frédéric Forte | Sentiments particuliers 1 à 5, numéro 2

Frédéric Forte est poète et membre de l’Oulipo. Il est notamment l’auteur de De la pratique (l’Attente, 2022), Nous allons perdre deux minutes de lumière (P.O.L, 2021), Été 18 (L’Usage, 2020), Dire ouf (P.O.L, 2016). Son premier livre, Discographie vient d’être réédité (2023) par les éditions de l’Attente.

Il y a d’abord eu Le sentiment général, couronne de sonnets parue dans la revue Catastrophes, puis l’envie ensuite de les prolonger de « sentiments particuliers » pour peut-être parvenir à un livre. Chacun des 14×14 poèmes de sentiments particuliers – dont voici les cinq premières séquences –, est généré organiquement à partir d’un vers du Sentiment général.

 

2.

ce n’est rien — à moins
de considérer
toutes les façons
qu’ont les choses d’être
à toi / non égales

parce qu’il faut aller très
vite et un jour c’est fini
— on te dit où t’arrêter /
il y fait sombre et c’est comme
dans la maison une chambre
inconnue — le grand saut / un
mouvement méditatif

ensuite c’est par là — je
suis la flèche du regard
vers une fenêtre simple
— est-ce du temps qui passe un
tgv qui enquête / ou
rendue à la question la
même image vue de dos

la table est dégagée /
non de la moindre chose
mais tu fais tout un plat
du jour impératif
— mange-le / hier est
un corps qui n’est plus là

le souvenir si détendu
il fait un son plus grave — l’air
vibre très lentement / l’esprit
est fait d’un peu tout ce qui flotte
— moi je pense comme lui / trop
constant en termes de méthode —
un hamster dans sa roue toujours
libre de revenir au même

tu appuies sur on et rien ne
se passe comme prévu — pousse
le volume à l’extrême / quelque
chose a-t-il changé dans la pièce
— au bout d’un moment les objets
devant toi sont-ils devenus
rouges / comme si de dehors
un feu à soi se rappelait

c’est un dimanche sans rien
à chercher — tous les mots tombent
pile à leur place / en désordre
puis en anglais sur la table —
paraissant préciser la
sensation qui est la mienne
d’être une nature morte

ou au milieu de la conversation / c’
est un sentiment assez difficile
à décrire — je pense à une phrase
qui s’est dite avant / quasi une fuite
et immobile en même temps — je pense
à une phrase qui s’est dite avant
oui / mais ce n’est plus tout à fait la même
— mais ce n’est plus tout à fait la même et
le répéter tu vois ne sert à rien —
il y a eu ce jour / il n’est plus là

de a à b un fil mais très
ténu / l’alphabet a tendance
à disparaître après ça — bon
ça se passe en 2020
l’année tu sais / à replier
sur elle-même — le poème
quant à lui n’y arrive pas
même poussé jusqu’à son z

en hiver peut-être et comme
déposant les armes / je
peux à la limite faire
abstraction de la couleur
— c’est une fin qui ressemble
à un début / un sapin
clignotant — son résidu

une espèce de bruit dans
la fréquence rose — la vie
même / en plus pâle et qui passe
sur le bas-côté — toi tu
l’observes / l’observes-tu
— la ligne d’horizon te
pose un problème pratique

et si quelque chose est dit qui te ressemble
alors je le mets là — l’idée est doublée
par l’action / il suffit d’appuyer sur on
pour que rien ne se passe comme prévu
— 1) ce qui est dit n’a pas d’importance et
2) quelle qu’elle soit la question demeure
sans réponse — entre on et off la différence
est minime / le mot allumé pourrait
même s’éteindre sans que personne ne
le voie — tu es pour arrêter / le moment
devenu inutile je le mets là

malgré l’attaque sauvage
la valse est désespérée —
tu penses que c’est la nuit
et pourtant non / rien de tout
ça n’est vrai — que reste-t-il
du supposé / et faut-il
continuer à en découdre

l’œil parce qu’un faux mouvement l’électrise
ne perçoit qu’une partie du problème —
cela arrive le matin / il neige
dans la pièce — je n’y vis pas vraiment
mais en allant de a à b comment
pouvais-je l’éviter — c’est un jour sans
sujet fixe / et maintenant cet éclair
qui détraque tout — je cherche ton nom
dans le dictionnaire / on dirait qu’il se
cache au cœur même du clignotement

 

179. Siouxie And The Banshees, Kaleidoscope, 1980 | BV ⚫

 



 

Le hasard fait que je viens de passer un long moment avec ce disque : je sélectionne quelques disques que je laisse tourner en boucle dans l’ordi. Je le connais donc bien. Je l’ai découvert après Juju, mais il m’a davantage touché.

C’est étrange, on mélange du rock simple, du bat (de “beat”) pur, avec d’un côté du désengrenage cynique et joyeux, joyeusement cynique (Red light par exemple), et de l’autre, on projette, à l’intérieur d’une simple chambre à réson (de “résonner”), des plages de paysages laineux de steppes ou argentées comme des vagues salées, presque inquiétantes (Trophy, Desert kisses) ; on tient des choses acquises, et sévèrement (nerveuse Christine, entêtante Happy House) et on se hasarde en terre inconnue (Lunar camel, Tenant). C’est kaléidoscopique, en somme (ou en désomme — de “fractal”).

 

 

Frédéric Forte | Sentiments particuliers 1 à 5, numéro 1

Frédéric Forte est poète et membre de l’Oulipo. Il est notamment l’auteur de De la pratique (l’Attente, 2022), Nous allons perdre deux minutes de lumière (P.O.L, 2021), Été 18 (L’Usage, 2020), Dire ouf (P.O.L, 2016). Son premier livre, Discographie vient d’être réédité (2023) par les éditions de l’Attente.

Il y a d’abord eu Le sentiment général, couronne de sonnets parue dans la revue Catastrophes, puis l’envie ensuite de les prolonger de « sentiments particuliers » pour peut-être parvenir à un livre. Chacun des 14×14 poèmes de sentiments particuliers – dont voici les cinq premières séquences –, est généré organiquement à partir d’un vers du Sentiment général.

 

1.

ce n’est pas de l’or que je réduis
en poussière / je ne sais pas ce
que c’est — ce pourrait être n’importe
quoi mais disons que c’est maintenant
et pas un autre jour — il fait chaud
j’aime le son du ventilateur
dans l’air lourd / du moment la matière
pointillée — rien de plus l’ajourage
des stores / l’instant d’où commencer

bon quand un chien aboie ce n’est presque
plus le matin / de nouveau le même
en rupture de stock — un poème
n’en découle pas forcément / il
faut qu’il s’y passe quelque chose ou
pas — après tout toi tu vas de a
à b / de petites additions
dont la somme s’efface — et tant pis
pour le reste / la fièvre est dehors

tout est comme d’habitude — à l’œil
nu la différence est minime ou
n’existe pas / entre la maison
d’hier et celle d’aujourd’hui — j’attends
un peu puis reprends / le petit jeu
du temps s’est écoulé depuis les
cailloux — quelqu’un a fait le ménage
/ après des journées passées à ne
rien faire je ne sais plus quoi faire

ah et aussi le silence
fait du bruit on dirait / un
panneau que personne ne
voit — mais qui sait ce que tu
peux entendre ici ou pas
— vraiment il fait un temps à
ne plus rien hiérarchiser

c’est soit l’été soit les
priorités / toi tu
aimerais que l’on stoppe
la machine — voudrait-
elle / et voudrait-il le
contrepoids — faudrait ça

mais voilà tu dis on ne peut pas
compter sur la pluie / et chaque fois
que je tombe sur une parole
qui me va je la mets là — ce n’est
pas compliqué / ou parfois ça l’est
je ne sais pas vraiment pourquoi — il
y a toujours des vides à remplir
— quelqu’un ailleurs dégage la voie
pour qu’ici il pleuve quelque chose

ce que j’ai en magasin
contre l’invisible / en soi
ce n’est rien d’autre que la
lumière au plafond — ça plus
la nuit opérationnelle /
un truc qui bipe au réveil
et que tout le monde éteint

tu appuies sur on / ça fait beaucoup
de bruit est-ce qu’il pense à ta place
— parce qu’un accident est si vite
arrivé et après on fait quoi —
à moi non ça ne me dit plus rien
les paroles / toi souvent les sons
tu n’écoutes pas — quand tout le monde
est à l’arrêt peu importe en fin
de compte de savoir qui fut quoi

comment depuis le balcon je
regarde un nuage se faire
sans qu’il ait à le décider
ni même à se faire à l’idée
de passer — et comment la tache
blanche qui à l’extrémité
de l’ongle est posée va finir
mais l’acte est lent par disparaître

tout ce qui n’est pas moi
le ciel le banc la terre
je le mets là / mais tout
ce qui est moi ou plus
généralement toi
je le laisse nuageux

tu appuies sur on et tout
le monde entend-il ce que
toi tu entends — il y a des
fois où la voix se et d’autres
où bon / impossible de
te faire un dessin — l’air un
gros sac et mal animé

tu fais une pause
dans de la musique
trop introspective /
flèche et qui se fiche
de ce que je joue

bien sûr tu as des doutes sur la
nature des / la suite à donner
aux choses prises dans cette chaîne
de cause à effet — c’est vu du ciel
mais depuis un fauteuil au salon
ça reviendrait au même — et puis l’air
la lumière on sait bien comment c’est
fait dans le fond / les jours se ressemblent
on en prend toujours un pour un autre

ce à quoi je pense
c’est considérer
les coutures toutes
et les autres choses
pour des nuits égales

 

Salò ou les 120 journées de Sodome, Pier Paolo Pasolini | HS

 

Audiodescription in petto

« Ce film, je le connais, mais je n’y arrive pas toujours. »
Alain Bergala

 

Il n’y a pas de lecture innocente de Salò, même la première ; les suivantes se contaminent les unes les autres d’horreur accumulée.

J’ai choisi Le Cercle du sang (dernière partie du film) parce que, enfin, tout s’achève et que d’une certaine manière on souffle, comme après une course intense sur un chemin difficile plein de pierres jetées dans nos jardins tranquilles. Me demandant, il est vrai, pourquoi il n’est pas nommé Cercle de la mort, le sang et son rouge étant symbole de vie. J’aurais pu m’attendre, si je ne savais de ce film que le film, à ce que les tortionnaires boivent le sang de la jeunesse pour s’approprier sa force et son ardeur.

Les palais sont beaux comme seuls savent l’être les demeures italiennes mais à aucun moment on ne trouve le loisir de se le dire. Regarder Salò est impossible, le voir est insuffisant et dans un cas comme dans l’autre on n’en sort pas indemne, tout juste capable de fumer une cigarette et boire un verre en silence dans la vanité de croire qu’on passe à autre chose : Salò ne passe pas.

Les palais sont beaux à l’extérieur. Dedans leur beauté se complique, la décoration s’ajoute à l’architecture et en tue la grandeur. Trop de tout, partout. Ma grand-mère aurait dit : « ça fait riche ». C’est pompeux et grandiloquent. L’ornementation profuse a perdu la grâce de ses références Art Déco. Les appliques ressemblent à des cornets à glace, les luminaires se boursouflent de cloisonnés laiteux soulignés de noir trop épais. L’ampoule nue qui tombe du plafond dans une des chambres des victimes a la simplicité pauvre des vêtements accrochés aux murs au- dessus des lits, il n’y a là que le nécessaire et sa nudité crue.

Les meubles sont sombres et lourdingues, malgré la légèreté prétentieuse des lignes qui se voudraient aériennes. Ils me font penser aux meubles du catalogue Crozatier dont j’ai longtemps écrit les textes et qui était destiné à convaincre les classes moyennes de se meubler pour moins cher avec autant de style que les classes supérieures.

Les peintures s’étalent en abondance proches du monochrome, référencées mais perverties, caricaturales des artistes qui sont censés les avoir faites : Leger devient pompier, Chirico vain au lieu de vide et les futuristes dépassés par un formalisme sans avenir.

On mange mais on ne voit pas les cuisines. On fume mais on ne voit personne vider les cendriers. On se pomponne mais on ne voit pas de salle de bain, on entrevoit un bidet dans le cabinet du baquet à merde où une jeune fille demande pourquoi dieu, qui ne mérite pas de majuscule, les a abandonnés. On fait des citations mais on ne voit aucune bibliothèque, aucun journal : les seuls « livres » sont le règlement et le cahier des punitions.

Étrangement, le président le juge et le duc apprêtés pour leurs noces sont habillés comme des vieilles femmes, comme pourraient l’être leurs mères, qui vont à un mariage et pas du tout comme des jeunes mariées conjuguant un savant mélange d’érotisme et de candeur. Tout est ridicule et vieillot, les robes longues et lourdes, les chapeaux avec voilettes et les fleurs accrochées au creux de l’épaule. On dirait si on était vulgaire (et « on » l’est toujours) qu’elles ne sont pas bandantes. Alors que les tenues des narratrices sont étudiées et plus élégantes que tous les autres costumes.

Dans cette dernière partie, la conteuse porte un ensemble de satin blanc, jupe et veste longues et droites, et sur les épaules une étole de renard blanc. Lorsque je la regarde cadrée à mi-corps ou en gros plan avec le brillant de ses bijoux et sa tiare de cheveux blonds tressés, je peux la trouver belle. Pourtant, pour parler comme on le fait aujourd’hui, ce n’est pas une belle personne. Pas plus que l’évêque dans son costume rouge et théâtral élargi par une tringle qui s’orne à chaque bout de cornes d’animaux. Une longue bande de petits miroirs enchâssés dans des cadres argentés lui descend sur le ventre et il porte une coiffure faite en feuillage vert sombre dont la symbolique m’échappe.

J’aimerais me dire que les belles personnes sont ces jeunes gens qui vont mourir : jolis costumes pour les garçons, robes grises souvent à carreaux pour les filles et, soudain, près du baquet plein de merde l’apparition de quelques grands cols Claudine enfantins. Ils ont été choisis par Pasolini pour être choisis par des monstres qui feront leur marché parmi ces corps interdits d’être. Ce ne sont pas des personnes ou à peine, si peu, si vite, en contrebande, et dieu qui ne mérite pas une majuscule les a abandonnés. Je les trouve un peu moins « objets » quand ils se dénoncent les uns les autres. La merde, cette boue tuera leur colère mais eux et nous seront passés par le cercle de L’Enfer.

Il n’y a dans ce chapitre de belles personnes qu’isolées du contexte par la narration ou s’isolant du contexte par la volonté.
Soudain une narratrice et la pianiste, Hélène Surgère et Sonia Saviange deviennent, ou redeviennent les actrices qu’elles furent dans Femmes, femmes de Paul Vecchiali à qui Pasolini rend hommage en leur faisant rejouer une jolie scène entre Guignol et Commedia dell’arte. Le sachant, dans mes lectures récentes du film, cette scène me faisait l’impression d’un courant d’air frais dans une pièce empuantie de lendemain de fête. Je ne me souviens pas de l’impression qu’elle m’a faite quand j’ai vu Salò (deux séances à la suite) à sa sortie. Ne connaissant pas l’histoire de cette mise en abîme, soulignée par l’infini d’un miroir, je n’avais pas, à l’époque, les moyens d’y trouver le bonheur qu’elle me donne aujourd’hui.

Pour ce qui concerne le personnage de la musicienne je n’ai changé ni d’impression, ni d’avis, ni de pensée. Depuis toujours elle est pour moi une des plus belles figures de l’artiste et pas seulement au cinéma. Elle accompagne, elle est là de dos dans un coin de l’image souvent habillée de gris. Elle est en noir, avec une fleur blanche, quand elle joue de l’accordéon, l’instrument universel des pauvres, après avoir été celle qui porte le plateau aux rubans bleus noués qu’on offrira à ceux qui iront à Salò, les autres mourront. Là, elle cesse d’accompagner, et c’est sa première et seule participation, presque innocente aux atrocités qui précèdent et à celles qui suivront.

Plus tard, en tailleur gris à long col, les manches un peu froncées aux épaules, elle est filmée de dos et de loin dans la salle des orgies vide. Elle joue quelques accords, se lève et traverse toute la pièce en largeur puis sort par une porte latérale. Elle traverse une première pièce et entre dans une chambre aux murs à motifs bleu sourd, va vers la fenêtre qu’elle ouvre, s’assied sur le rebord et en étouffant un cri muet de sa main droite elle l’enjambe et tombe.

Je pense à « Qu’ils crèvent, les artistes ! » de Kantor qui montre dans une somptueuse et longue danse macabre ce qu’un régime totalitaire fait aux artistes. L’artiste, personnifié et féminin (il faudrait parler plus de ce que devient La Femme dans Salò) n’a plus d’instrument pour accompagner l’horreur. Elle n’a plus ni le corps ni l’âme ni la tête ni le cœur à faire ça. Elle arrête et elle s’éteint.

Arrivent, les supplices et les assassinats. Pasolini par le cadrage et les dispositifs de vision inclus dans la narration nous tient avec sa douceur légendaire à l’écart du pire et c’est probablement ce qui permet de le penser, de se dire que ces choses sont arrivées, arrivent encore, arriveront toujours. La listes des supplices et des mises à mort est longue, il manque la guillotine et la chaise électrique. Le haut du fauteuil sur lequel les notables s’asseyent pour regarder le spectacle qui les comble leur fait comme une auréole. L’un d’eux retourne les jumelles : est-ce un moment de faiblesse ou pour varier les plaisirs ? Pendant ce temps, à la radio on entend Ezra Pound et Carl Orf. Une blague Carambar d’une rare bêtise ne détend pas l’atmosphère, au contraire.

Des jeunes gens armés jouent aux cartes. Deux garçons posent leurs armes et quittent la pièce pour entrer dans le petit salon où il y a la radio, l’un d’eux cherche un autre programme et choisit une musique de danse. Après un échange tout simple comme il y en a entre gens qui ne se connaissent pas ils dansent ensemble. J’ai lu, un peu partout, qu’il s’agit d’une valse. Pour avoir dans mes jeunes années subi la torture d’un cours de danse de salon je dis, très sûre de moi que le fox trot correspond exactement et à la musique qui les accompagne et aux pas qu’ils font. La petite amie de l’un s’appelle Margherita. Un nom de fleur, un nom de printemps, un nom de demain et de vie simple. Un moment de douceur après la narration terrible qui précède.

Les deux garçons me ramènent à La Ricotta et aux jeunes gens qui dansent un twist autour d’un buffet dressé comme une nature morte.
Un moment en couleur avant le noir et blanc de la narration terrible et magnifique qui va suivre. Comparaison n’est pas raison, mais pas tort non plus.

 

 

151. Jacques Brel, BREL, 1977 | BV ⚫



 

Paraphrasant Akhénaton, je dirais “Je me souviens encore mais pourtant je devais être petit” et sans évoquer Scarface, je dois avouer qu’en 1977 je ne peux pas me souvenir. Mémoire familiale, déjà-vu collectif, réimpression ? Chez Phillips, à Dieulefit, la pochette de ce disque en vitrine. Pochette un peu trop kitsch d’ailleurs, mais efficace oui.

Dernier album du maître belge donc, et est-ce que ça vaut le coup, est-ce que ça a pu valoir le prix de l’attente, presque 10 ans depuis 1968 et l’album numéro dix intitulé plus tard J’arrive, et 11 ans depuis les adieux à la scène.

Et ce n’est pas exagérer de dire que cet album incarne les adieux aux humains tout court (comme disent les Français). Du Brel net, précis, qui défonce tout sur son passage, pulvérise dans tous les recoins, politique, social, intime, personnel… un petit concentré de Brel finissant, et, comme il le dit, “qui persiste et signe”. Des gauloiseries comme Les remparts de Varsovie, Le lion, parfois plus cyniques comme Les Flamingants, des farces acerbes et lucides, comme Mourir, Knokke-le-Zoute tango (qui rappelle La chanson de Jackie) ou des pièces intimistes qui confinent à la sensiblerie sans y tomber, comme Jojo, Le bon Dieu, Voir un ami pleurer

Mais Brel, informé de sa fin, transfiguré par sa clairvoyance, se pose également en auteur accompli, figure intermédiaire entre Quichotte et Drogo, dont il distribue le destin dans des vers ciselés, de magnifiques chansons qui sont de véritables poésies : Orly, et l’intemporelle La ville s’endormait.

Et lucide, avec ça, “pourquoi ont-ils tué Jaurès” ?

 

 

883. Eminem, The Marshall Mathers Lp, 2000 | BV



 

I’m like a head trip to listen to, dit Eminem dans ce troisième album (probablement celui qui est le plus connu), et effectivement, on est convié à un long voyage de mots, impeccablement battus et posés sur le coup (beat). Pas facile d’entrer avec une réalité qui nous échappe, mais l’hommage appuyé au rap de gangster de Dre, Dogg & Dogg, donne une belle manière d’anastomose entre le désastre biographique de Mathers et l’histoire du rap au moment où viennent de disparaître Tupac, B.I.G, et tout juste après Columbine. On entend d’ailleurs Dre, on sent la présence de Dre (quand il n’est pas cité ou quand il ne prend pas directement le micro) partout, et dès le premier morceau, Kill you (point haut, avec Stan feat. Dido, The real Slim Shady, Marshall Mathers, I’m back…) : le silence comme coup (beat).

Comme souvent ou presque chaque fois, ces albums de hip-hop sont trop longs (j’ai une boîte : dois-je la remplir à ras-bord ?), et l’on se perd parfois dans les chansons qui ont le défaut pour un francophone d’être en anglais, mais il est certain qu’Eminem, rappeur hors-pair (et c’est une tarte à la crème), parvient à trouver ici une voix pour exorciser ses démons — et ceux de la musique noire.