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L’émission du général : Frédérique Cosnier


Mission h7-56 “Inventaire solide”

Messicole Souvenir Ce carnet.
Roule pluie sous le col entre-deux chez soi.
Il n’y a pas d’alternatif.
GI


Il y a longtemps
Je pensais
rentrant d’une mission première
Jamais je ne serai
Général
Dans ma jeunesse enfouie
je mâchais mes refus
comme des graines
Alors je disais
revenant du pays inconnu

« Aucun remords. A toi. Quand tout.
Sera fini.
Sidonie.
Il fallait que je parte.
Et là, serait le retour ?
Je
Je
Je meurs – Je
Je crois que je meurs Mais
c’est peut-être seulement
la mort de
Lucien de Jacques Emile
leurs corps au fossé
En souvenir

Images incrustées d’obus
Empire Ottoman
J’ai vu de loin
corps de Bachi-bouzouks
Beaucoup de tissus beaucoup
avec drapés vifs et ornés

Qui parle ?
Brume ici – Plus que brume c’est
Nuit noire sur Grande Courtine / et
petit redan
Reliefs / topographie émue
Sidonie ma sœur
– au pays
Je rentre
avec Noms-images
vivants

Cadavres roulés dans les redoutes
jusqu’aux traverses
Je ne connaissais par leur nom
Emile m’a remis le rapport
des hôpitaux
On me prie de dire
tous les noms
Sans exception
Je n’ai pas le choix et c’est
comme un supplice
alphabétique

Mais j’ai oublié l’ordre
Tant prisé par l’empereur
Il aime les registres
pointilleux
Soldat au 27e de ligne
80e de ligne 20e de ligne
10e bataillon de chasseurs à pied

Il y a eu cette explosion
Magasin à poudre
à la Courtine de Malakoff
Ce bruit
On a eu du mal
à trouver des cacolets solides
pour tous
98e de ligne 80e de ligne
La tour est tombée
avec mes songes
Ils avaient mon âge

J’ai
ce souvenir de toi
Ma sœur
dans tes robes déjà noires
Tu garderas la maison
où nous avions nos chambres
Car sans doute
Je meurs

Tu sais, le soleil criait fort
comme un sourd
là-bas
Je pense au soldat PHILIBERT
Ses mains parfaites
refermées sur sa peur

Paul et Léon ont rapporté 360 clichés
pris dans du papier ciré sec
Ils ont usé
du collodion albuminé
Ça tient mieux au jour je t’assure
comme tes couleurs à ma cervelle
attachées / Sidonie
Bleuets dans ta corbeille
Désormais tu iras
les cueillir toute seule

Près de Sébastopol
j’ai eu 24 ans hier
Sous la pluie
les images
n’épargnent personne
Jamais je ne serai
Général

C’était le rêve de papa. »




COULAIRD
VARENE
MEGEZ
CHEUVALIER
LAMBERTE
MAGEY
BARENGER
FERIGOULE
FILLOUL
LEIAGE
ROISSEL
SIGOUD
GEIRAUD
MOUILLEYRE
LIVERNANS
TOIMASSOT
VIEYRAT
ESPENNAL
VERMEIRE
VERATE
BEYSSANGE
CHAMPET
DUIFIN
GUILLAMONT
CAPTEIL
MARTEUL
RAMCLEZ
GILBRUT
LAGRADE
ROUXIN
BRETEUX
DEVEYROINE
EYMARDIN
BARTHELEMYEUX


L’émission du général : Lucie Taïeb & Benoît Vincent


Mission 564gi3Rff6F7 “Musaraigne indomptable”

Est-Est-Est. Glaive indomptable.
Gracier la musaraigne — délester la Gueuse. Orant.
GI


Frimas. Du jour au lendemain, la saison a tourné. Mais trop tôt. Les hommes l’ont ressenti. S’en sont plaints. Mais que faire ? Je n’ai pas le pouvoir d’accéder aux cœurs. Je n’ai pas le pouvoir d’accrocher les cieux. Leurs souhaits sont vains. Il faudrait une requête à l’ordre/l’autorité, au Général Luimeme. Je ne suis que le messager, le modeste nocher de la nuit, du feu et du fer. Je ne suis que traducteur et toujours menacé de tradicteur.

Le dernier câble est toujours plus trouble que le précédent. J’ai fait prendre toutes les dispositions pour abreuver les hommes, signe d’un prochain massacre. Tout s’explique, leurs bouches offertes au sang ; leurs veuves ; l’espoir lié dans la mission. Sauve la musaraigne = boire boire boire, à s’en faire péter la peur, à s’en découdre le cœur et avancer, sous la merde qui tombe, sur la merde qu’on piétine, à travers la merde en flottement, la purée de pois, les corps déchiquetés, les bois brisés, les bêtes agonisantes et la pluie et les balles.

Boire boire boire parce que comme ça ce n’est plus un visage ou une main, mais tous les cauchemars prennent corps dans le combat. Boire boire boire.

Je connais le Livre des Codes, le revers secret des pages dissimulé dans nos Code canonique, Code de la Guerre, Code de la guerre civile, Code de la guerre de sécession, Code des armesCode de la l’occupation et Code du terrorisme, et toutes leurs annexes comme le Guide de la guerre bactériologique, Le recueil des tortures, ou celui De la propagande.

Je prends la musaraigne entre mes doigts, son symbole éclair, son pelage qu’on mangerait, et à son évocation, et aux mouvements qu’elle impulse : orientation, et manœuvres et stratégie. Je ne perçois pourtant pas très bien encore pourtant le lien avec les autres instructions. Se peut-il que j’aie mal cerné les mots ? Se pourrait-il que la chaîne se rompe ? Se pourrait-il que le messager se soit trompé de destinataire ? Et si c’était un piège tendu par leurs araignées ?

Boire boire boire. Diluer l’angoisse dans la bouteille, diluer aussi le nom, et la parole. Ne plus avoir que des bêtes, rompues au, assoiffées de, revanchardes.

L’assaut à ce prix l’assaut à ce prix l’assaut à ce prix.

Que le mal devienne vengeance boire boire boire. Et la lâcheté résistance.

Verso d’emballage de caramel. Une astuce. Un jeu de mots, une blague. Sphinge dératée, réduite à fils de cuivre et potards fragiles et porcelaines, comme les des dents polies et brillantes dans la boue, pose ta question, venue des limbes, des sous-sols de l’histoire et dis-nous tout, dis-nous ce qu’on doit faire, et nous ferons, nous exécuterons tes ordres, pas de messager moins zélé, pas de mercure moins performatif, ordonne et j’obéis.

Sphinge de farce et attrapes, tirage au sort à la Foire du Trône. Mauvaise pioche. Combats. Front.

Je n’ai pas d’autre choix que de répondre. Répondre est ma mission. Répondre est opérer le calcul, accomplir le jeu. Je suis aux ordres. 

& Réponse est mon nom. Même si je ne saisis pas tout, je suis tradicteur, aussi, traducteur, j’en saisis assez, le message est plus condensé au centre, les marges sont négligeables, pense à la frappe d’un obus, on ne vise jamais à coté de sa cible, on ne pisse pas à côté du trou. Les dommages collatéraux sont nécessaires. C’est l’état de guerre. C’est la mobilisation générale. Je ne suis pas ici pour plaisanter.

Réponse est mon nom. Qu’on leur serve du vin blanc. 

Mission sp76jugi999 “Rosée profonde”

Rentrer. Promouvoir la rosée en instance, coopter la luciole, dépiauter du km.
GI


1er décryptage : le ventre
La nuit est longue et le régiment affamé. GI pris de nouveau dans une guerre dont on ne connaît pas le nom. Les hommes ont faim. GI blêmit de les voir chétifs. La culpabilité est un ver solitaire, y mettre un terme serait aisé mais les ordres attendus ne viennent pas.
Non loin, ils le savent tous, il y a l’Auberge Bleue, l’aubergiste aux yeux rieurs, la natte repliée sur son front, les yeux si clairs qu’on pourrait croire qu’ils luiront dans la nuit.
Non loin – de l’autre côté d’une ligne de front, à moins d’un kilomètre, des vivres pour des jours. Gi dans la nuit reçoit du siège central un message en langue étrangère, le traducteur délire tant il est affamé. L’enjeu : s’ériger en maître de l’aube. Je répète : s’ériger en maître de l’eau. Variante : s’ériger en maître du lot. On sait de source fraîche que l’auberge bleue reçut en ces jours décisifs approvisionnement de victuailles, charcuteries, lait frais. La femme aux yeux très clairs acceptera d’en livrer bonne part. Un homme, à l’aube, s’il est assez vif, saura pénétrer en camp adverse, et on ne remarquera pas plus sa présence parmi les autres hommes que celle d’une goutte de rosée sur une herbe sèche, l’instant d’avant. A l’aube encore, ses yeux si clairs seront surcroît de lumière, d’une main experte elle puise dans le stock et remplit le sac de l’émissaire de chapelet de saucisses. Pour des raisons qui lui appartiennent, trahir n’est pas trahir

2ème interprétation : le cœur
Ma petite clarté, mon ange, ma destinée. Les eaux montent. Je souffre de n’avoir pour toi que ces mots de deuxième main, quand tu attendrais peut-être l’une de ces longues lettres que les voies officielles ne me permettent de destiner qu’à mon épouse, mais je sais qu’au moins ces pauvres messages te parviennent, et que tu sauras réécrire, dans tes longues nuits solitaires à la flamme d’une bougie secrète, le message originel que je n’ai pu former de ma main. Je sais, que mon cœur parle au tien. Je ne rentrerai pas avant longtemps, ici la faim fait rage et les hommes n’en peuvent plus de marcher. Ma bien-aimée, ma lumière. Lorsque nous nous verrons, c’est toi que je dévorerai.
N’oublie pas, je t’en prie, de transmettre après l’avoir lu ce message à Qui De Droit. Toi qui as bien voulu m’initier, aux mystères verticaux. T’écrire est déjà Lui écrire.

3ème lecture : l’œil
Cette lumière qui m’aveugle est ta présence et ton absence est ta présence et ton absence et ta présence est ton absence et ta présence. Au loin ventre de la distance incomptée en rose dont le cœur est distinct de son centre lumière ô petite clarté pénétrer en ton nom j’entends la rose et la rosie et tu écartes mon cœur et entre mes deux yeux j’y perçois un parfum au seuil-seuil qui me tue te conquérir enfin rentrer en ta présence et clore-pororter le souffle asphyxie pleine priczme tranchant tu épétales ma roseur mon sang-sève madé chihure de l’œilpeau quatre et clore essaimer rôtisme de lalu-noyée cination ra sept et douze au multiple coproi. tiocipiette bouffe-bouffe au digénérer – râle. stanza-stanza-stanza-

SP38 & X | Proliférez

Le document que nous présentons est un montage photographique des installations presque performantes — perforantes — réalisées par SP38 à travers les murs du monde. SP38 a débuté sa campagne mondiale d’affichage en 2008 lors du festival Instin dans tous ses états à Arcueil.

Et si le Général était un passe-muraille ?

Nous présentons ici le montage (mort sous X) tombé de la septième livraison de la revue Gestes.

Nicole Caligaris | Les funérailles du météore

Le texte que nous présentons ce jour a été lu lors de la rencontre ‘Instin’ qui s’est déroulée le 7 mai 2010 dans le cadre des rencontres Remue.net.




Les Funérailles du météore
Conférence sur la conférence sur l’autorité du Général Instin
Addendum à la conférence (qu’on trouvera ici)

L’histoire a commencé pour moi au Val-de-Grâce, au cours d’une recherche aux archives, pour un de mes livres, Les Hommes signes, alors que je travaillais sur les mutilés de la face du conflit mondial de 14-18, par une enveloppe égarée dans un dossier auquel, pour des raisons chronologiques, elle ne pouvait appartenir. Dans cette enveloppe que j’ai eu la curiosité d’ouvrir, j’ai trouvé les notes préparatoires pour une conférence sur l’autorité, à destination des élèves officiers, avec un bordereau de commande du ministère de la Guerre, portant le nom du général Instin dont je venais tout juste d’entendre parler pour la première fois, par un ami qui commençait l’historiographie combinée de cette figure disparue des mémoires et, comme j’ai pu l’apprendre par la suite dans mes propres recherches, des registres, tout au moins du programme de l’École d’Instruction des Officiers : la conférence du général restera à l’état de notes éparses, citations, extraits d’ouvrages disparates dans leur nature comme dans leur chronologie, fragments de récits dont je dois avouer n’avoir pas encore pénétré la logique qui les relie ou devrait les relier à une conférence sur l’autorité. Elle ne sera jamais prononcée, cette conférence. J’ai trouvé depuis un document qui permet de comprendre pourquoi mais ce n’est pas l’objet de nos rencontres et je n’en parlerai pas ici.

Le discours prononcé aux obsèques du général par le président du comité technique génie nous apprend que c’est dans la ville d’Orléans, où il exerça son expertise dans la construction militaire et les fortifications, qu’il obtint ses galons de colonel. Et ce que les circonvolutions d’une recherche favorisée par le hasard nous enseignent, c’est que ce colonel Instin avait lié amitié avec le plus discrètement excentrique des notables du lieu.

Conduite aux archives municipales d’Orléans par une curiosité pour les distilleries d’anisette, contractée à l’Anis Gras d’Arcueil en septembre 2008, voici que je trouve, dans une des boîtes portant le nom de la famille Lausollée de la célèbre Anisette Suprême Lausollée & Siger, un courrier du général Instin adressé à Edmond Lausollée, patron de l’Anisette Suprême mais aussi folkloriste local, courrier dont la lettre a été perdue et auquel le brave homme avait seulement commencé de répondre, interrompu par sa propre mort. À l’intérieur de cette réponse et pour cela sans doute passés encore inaperçus, trois feuillets de la main du général Instin, réunis sous un titre, “Les funérailles du météore”, et que leur organisation et leur facture portent à verser au corpus des notes préparatoires à la conférence sur l’autorité, documents constitués de lettres dont je n’ai retranché que les formules de politesse et d’un rapport de police que j’ai allégé des répétitions, introductions et tournures d’un formalisme administratif qui risquait de lasser le lecteur d’aujourd’hui.

…/…

Lettre du Dr Rocheport à un confrère de Tours pour lui confier un patient

Nous remontions le fleuve avec deux jours de retard. Notre navire était entré dans un brouillard si dense que nous ne distinguions plus nos propres mains. Équipage et passagers, nous étions groupés sur le pont comme en esprit, nos corps disparus dans cette atmosphère épaisse à quoi le printemps donnait une clarté d’absinthe et que la prudence nous faisait traverser à la vitesse du pas des bœufs.
Du reste, sans le savoir, nous avons dû nous approcher trop des berges. Impossible, à cette vitesse, et dans cette brume de savoir exactement où nous étions.
Ce que nous entendîmes tous, et qui sembla monter soudain du fleuve lui-même, ou du ciel qui nous était tombé dessus, ce que nous entendîmes comme provenant du pont même de ce bateau possédé par le fleuve et sa maudite écume qui aura noyé plus d’un pauvre homme, ce que nous entendîmes, je ne saurais pas le décrire, mais ça n’était assurément pas le son d’une gorge humaine et je n’y reconnus pas celui des chiens.
Inquiets pour leur bateau, les hommes d’équipage n’eurent pas le temps de s’attarder sur le phénomène. mais nous étions quelques passagers que le capitaine avait accepté de prendre, selon cette cérémonie à laquelle cette fois il me fallut, en tant que médecin, prendre part, et que, quel que soit le maître à bord, j’ai toujours vu se dérouler de façon immuable, à commencer par le dépôt des pièces sonnantes sur la page du registre des comptes puis la longue minute sous la toise du regard qu’il y a intérêt à soutenir muettement, et puis la formalité d’une bénédiction médicale qui m’a valu à bord la meilleure couchette et sur le papier la ristourne pour l’ensemble de mon voyage.
Malgré cette impitoyable toise chargée d’écarter les faibles tempéraments, un homme a flanché, un commerçant de Taragone qui en garda une main noire et y perdit son nom que je n’ai jamais su, pour y gagner, si je puis dire, le sobriquet de Diablo, Diablo à la main noire, qui remplaça le nom de son père pour le restant de son existence.
Dans ces sons rauques et glapissants que le brouillard tantôt étouffait, tantôt portait dans l’air absolument silencieux, Diablo entendit une voix qui s’adressait à lui, pire, il y reconnut le grec de sa petite enfance, grec dont le médecin que je suis ne saisit pas une syllabe. Mais Diablo, qui n’avait peut-être appris de grec que le jargon de Thessalonique, identifia avec certitude dans cette inintelligible syntaxe du hasard, du fleuve et du brouillard conjugués, la voix terrible d’Ulysse descendu chez les morts et qui les saluait un par un en leur rendant hommage au nom de Personne, avec à chacun la douceur due à son rang, et quand notre Taragonais entendit défiler les grands noms d’Espagne parmi lesquels était le sien, dûment flanqué de son prénom exact et de la date de naissance que lui fêtait sa grand-mère et que son état civil ne mentionnait pas, il le laissa couler, ce nom, dans le néant qui entourait notre bateau, et accepta de s’en séparer sur-le-champ pour sortir de ce cauchemar avec ce nom et cette main de singe, certes, mais vivant, l’âme encore chevillée à sa bedaine, libre de son commerce et de ses mouvements dans le pays dont il finirait bien par toucher la terre ferme.

…/…

Lettre de l’instituteur des Aulnaies à l’inspecteur d’académie pour lui demander l’autorisation d’entreprendre une construction, avec ses élèves, dans la cour de l’école communale

Les vieilles gens de la région se rappellent avoir vu, dans leur enfance, se produire un forain piémontais dont la remorque s’ouvrait sur un chaos de lignes noires tracées sur fond blanc du sol au plafond, dont les triangles et les obliques faisaient paraître l’intérieur immense comme un cosmos.
Et c’est d’après leur récit que je voudrais construire, avec mes garçons de grande section, le modèle réduit de cette remorque.
On raconte qu’au centre de cette galaxie créée par les biais de la perspective, se trouvait un homme dans une tenue dont les dessins le faisaient disparaître à l’intérieur du décor de ce tour dont le but devait être la vente d’un tissu tout nouveau, prétendument venu de Chine, qui ne se déchirait ni ne s’usait s’il était porté comme il faut, qui se nettoyait sans lavage, au seul contact de la lumière, et dont le forain proposait à bas prix les coupons, il avait, paraît-il, un succès fou.
Faite d’enfants, de femmes en tablier, l’assistance était invitée à se taire. Et rien ne pouvait commencer tant que n’était pas observé par tous le plus profond silence.
Dans ce silence on fixait le jeu hallucinant des obliques noires croisées sur les parois blanches de la remorque où l’homme se tenait strictement immobile et, au bout d’un temps dans cette vibration de lignes, où il devenait indécelable.
Comme seule dans cette toile, l’assistance était invitée par un murmure du forain ganté de blanc qui restait dans son dos, à lancer une date du passé proche ou lointain.
Quand elle avait assez longtemps résonné se produisait le phénomène : l’homme qui n’était plus qu’une voix, une voix qui semblait provenir de l’assistance elle-même, entrait dans le récit décousu, monocorde, expulsé en un souffle, des événements petits ou graves qu’avait connus l’année qu’on lui avait lancée en pâture. Événements dont le forain jurait que les historiens de la faculté de Bologne avaient passé trois années pleines à authentifier le répertoire complet et qu’il tenait, à la disposition de qui voudrait, les certificats émis par la science, bien que les jeunes gens malicieux qui avaient réussi à tromper son œil d’acier pour se glisser plusieurs fois dans la remorque prétendissent avoir reconnu les mêmes scènes distribuées selon la fantaisie chronologique du moment.
Je suppose que l’homme avait appris de mémoire un kaléidoscope de récits qu’il agençait à l’intuition, ce qui fait que dans la conscience des enfants, des paysannes et des nourrices, l’histoire du pays était, dans chaque bourgade où avait tourné le numéro, faite de scènes identiques délivrées dans un récit différents, dans un récit tissé d’obliques et d’angles qui le feront toujours dévier de la ligne scientifique, dont les innombrables agencements feront toujours varier l’histoire qu’ils rendent instable comme une potion chimique et dont il font apparaître, par illusion, le monde des aïeux tantôt idéal, tantôt heureux, tantôt terrible en regard.

…/…

Main courante du registre de police du commissariat central de la ville d’Orléans

Suite au cortège obscène illicite dit “des funérailles du Roi temporaire”, ce jour, 673 déferrements de femmes et d’hommes.
Les témoins, bourgeois de la ville d’Orléans, déclarent avoir :
Vu une potence dressée sur la berge à l’aube de ce jour et à notre grand effroi.
Vu, sur le bras de cette potence, clouer le corps vivant d’un épervier.
Ce même jour, vu, sur des barges amarrées en travers du fleuve, installer des balançoires de construction précaire, leur nacelle au-dessus de l’eau.
Ce même jour, vu dix vieilles femmes en jupons, portées sur leurs épaules par dix jeunes gens à demi nus menant cortège silencieux par la ville.
Ce même jour, vu déposer les vieilles femmes sur les nacelles par les jeunes gens entrés dans le fleuve jusqu’à la ceinture.
Vu la foule massée sur la berge dans un silence recueilli.
Vu les vieilles femmes commencer leur balancement par des poses lascives, sous la poussée des jeunes gens enfoncés dans l’eau.
Vu décrocher l’épervier de la potence pour le porter en terre cérémonieusement.
Vu recouvrir de limon l’emplacement de la fosse.
Entendu le “ci-gît”.
Entendu le mot “météore” — incertitude du témoin.
Entendu chanter les vieilles femmes se balançant au-dessus de l’eau.
Entendu, dans le courant du fleuve, la voix éraillée des chanteuses chantant épouvantablement.
Vu les jeunes gens sortis de l’eau se livrer sur la berge à une course dont le prix est un rameau d’églantier.

…/…

Brouillon de lettre d’Edmond Lausollée au général Instin

J’ai vu encore, dans mon enfance, pratiquer ces cortèges interdits dans les villages où les gens paraissent avoir idée que la cérémonie provoque la fécondité. J’ignore sur quoi se fonde leur supposition mais ni la médecine, ni la science, ni l’administration du pays, ni les remembrements ne semblent pouvoir les détourner de cette conviction.

Benoît Vincent | Novembre c’est moi(s)

1. |

1. 1. |

1. 1. 0. |

1. 1. 1. 1. 1. 0. |

Comme un programme | |

Comme un programme en langage binaire. | || |

Comme si ||| comme s’il y avait de la joie dans la répétition. Du binaire. || || | | comme si la litanie des chiffres, celle qui s’érige en rythme, comme si des bras levés ou des éclats d’obus, ou comme des bâtons, des lances, des fusils dressés pour | || C’est une troupe, un régiment, un convoi, une horde. Les hommes : leurs armes font comme des statues ou des piliers, avancent comme scolopendre ou scutigère, et dans leur dandinement articulé et ridicule, la tortue ou la quinconce, ils cherchent à reproduire la maison. Il se réclusent, tout encombrés de leurs armures ou leur harnachement, dans le domestique. |

Joie dans la répétition. Two words falling between the drops and the moans of his condition ||

Cette meute bâtit son propre monument. | || | || ||| Leurs corps tranquilles-sans souffle, deviennent la raison pour laquelle d’autres montent au front. Ce dehors ils en font un dedans, ce dedans est leur dehors, ils rythment. || || | || Binaire. Rythme. Battement. || ||| | |

Le monument est la maison de la guerre. Ce qui est se meut dans l’alternance des 1 et des 0, dans le binaire, le rythme ou le battement, c’est tout le possible de parler, d’écrire. Des traits noirs sur du papier blanc. || 11/11 ça me parle. | 11/11 c’est mon mois, c’est moi(s). || | || | || ||| | 11/11 c’est lili. | || |||| | || lIlI. || | ||| Tout se répète. Tout se reproduit. | || | ||| || C’est tout le possible de (se) reproduire | ||| | || || | || | |

Ma question est grave, terrible. Elle est le malheur de ton existence. Elle met en doute ta réponse. Regarde la ville, les noms des rues, les monuments. | || | || || Ce monument. Je suis ce monument, de colonne érigées, de bras levés, de fusils dressés. Les pieds battent, les cœurs pulsent, le régiment, la cohorte, la litanie avance. |

« Novembre c’est moi ! » Novembre c’est moi, et chaque année je répète ce rituel à présent bien établi. La rencontre du maire, du conseiller qui se dit général, du sénateur. Leurs mains moites et leurs cheveux gras. L’obséquiosité de leur trompettes. | || | ||| | | ||| Code || || || | | || || | || | | ||| | | Leur regard livide et obscène. | | ||| Barre | Qu’en savent-ils, au fond ? | | Quelles obsèques ! Chaque année remettre le couvert et quand je rentre, éméché, du monument, je ne peux que m’assoir devant le manoir, sur le monticule ou dans le gazon, en songeant aux espoirs des hommes jetés dans la boue comme des chiffons qui se déchirent. ||

L’espoir est une denrée périssable, voilà ce que je dis, et je ||

Ma vie entière s’est placée devant moi comme un fantôme. Flaubert, Novembre.

Alain Subilia | Un singulier collectif

Le général instin est un sujet collectif singulier. Evoquons brièvement la proximité du général instin avec la figure d’un totem et disons qu’il est homme, visage d’un homme, mais que, dans son passage à l’au-delà, il a sans doute perdu toute assignation à un sexe et qu’il est aujourd’hui autant homme que femme, et ni l’un ni l’autre. Il se dépasse lui-même et se place à la jointure des temps.

Tout en préservant son originellité mystérieuse, il s’ouvre aux multiplications et aux divisions, à des formules algébriques et musicales savantes et populaires. Il « s’attache » à tout ce qui fait transition et communique avec son fonds le plus ancien. Il se métamorphose instantanément. Il lui pousse de nombreux bras, d’innombrables jambes et des infinités de têtes. On peut y voir des descendances et des ascendances. C’est une hydre. Il dépasse l’humain pour rejoindre le transcendant et l’immanent, pour rejoindre l’infra-humain : animal divin essence formule image icône. Il ne parle pas haut et fort, mais bas et doucement. On ne sait si sa voix s’éteint ou commence. Il n’a pas encore rassemblé sa matière. Il ne connaît pas sa raison d’être. Il s’interroge sur sa présence ici. Il se demande quoi. « A qui ai-je l’honneur ? »

Car parler du général revient forcément à poser la question de sa définition, et à dire instantanément que sa figure nous pose la question de sa définition et la question de ce qu’est une définition, et à dire en même temps que sa figure enlève notre capacité à le déterminer ou à le caractériser une bonne fois pour toutes. C’est même son projet, sa raison d’être. C’est-à-dire d’être sans raison autre que celle qui est à chercher au sujet de lui-même et de son projet, nous ouvrant à son être indéfini. Par cette incitation, et à travers son invitation, le sujet constitue un appel auquel nous nous sentons conviés et même pourrait-on dire convoqués.

Dans son immense solitude, la figure ne pouvait demeurer seule, elle nous réclamait, elle nous demandait. L’exhumateur d’instin lui-même dès le départ se sentit convié. Plus que convié, interpellé. « Que fais-tu là, sur cette terre, toi aujourd’hui que je regarde et qui me vois ? ». Mais lui non plus ne pouvait demeurer seul avec cette présence confuse, obscure, inconnue à l’intérieur de lui, pressentant que cette présence ne serait réellement présence que par l’évocation qui pourrait en être faite par d’autres, et qu’il lui fallait donc devenir figure collective si elle ne l’était pas déjà, en filigrane, dès son apparition singulière, comme une énigme posée à chacun de nous dans sa singularité. Le général dans son appel ne pouvait se satisfaire d’être une individualité. Tout son être exigeait dans sa question une réponse collective.

Reprenant la phrase interrogative survenue dès son apparition « que fais-tu là, sur cette terre, toi aujourd’hui que je regarde et qui me vois ? », l’appel pose la question de notre présence dans le présent, interrogeant précisément le passage de la vie à la mort et de la mort à la vie dans le temps présent. Car, rappelons-le, le général est un mort, ne l’oublions pas, le général est un mort, mais c’est un mort joyeux qui, par son souvenir et son absence surgissant ensemble, se situe entre la vie et la mort. Le mystère de sa figure interroge le temps de l’être. Or l’être ou le devenir être, dans son rapport à lui-même, ne sert à rien et n’a aucune finalité en dehors de la question de son passage sur la terre qui est son être même tout en étant son devenir. Son rapport à la mort et à la vie avant la mort est son seul rapport. Cette joie.

A cette question « que fais-tu là sur cette terre ? », qu’est-ce que peut répondre un collectif ? Un collectif peut-il répondre à cette question ? Ce qui entraîne les questions suivantes : Comment peut y répondre un collectif ? Et qu’est-ce que penser le collectif ? Et qu’est-ce qu’être un collectif ? Et qu’est-ce que penser le rapport au collectif ? Et qu’est-ce que poser la question du collectif d’une manière singulière ? Qu’est-ce que penser le collectif tout en étant singulier c’est-à-dire en partant non d’une question générale mais de l’apparition singulière d’une figure ouverte posant ces questions ? Une figure peut-elle réunir un collectif ? Et un collectif peut-il devenir une figure ? Un collectif peut-il répondre à ces questions ? Comment répondre à cet appel, à cette question du collectif ? Est-ce possible ?

Pour répondre à ces questions il faut en revenir à la figure interrogatrice de ce visage apparaissant et disparaissant qui en appelle l’autre, le tout autre, l’autre absolu dans son être présent au présent même d’aujourd’hui. Et l’on voit bien qu’y répondre de façon définitive serait refermer les questions que la figure dans son irrésolution nous invite à maintenir ouvertes. La singularité propre, originelle, du général instin est que les questions qu’il pose ne peuvent jamais être pensées ou discutées en vue d’une finalité qui les résoudrait mais d’une prolifération ou d’une continuelle progression ou irrésolution d’elles-mêmes. Il y a dans ces questions la pensée ferme que leur intérêt est qu’il n’y ait pas de réponse autre que leurs manifestations, appel à les relancer sous leurs formes diverses. Mais comment répondre à une question tout en n’y répondant pas ? La manifestation de cette réponse est qu’il n’y aurait rien à répondre mais seulement à poser encore la question de l’être et de son devenir. Et le collectif serait la manifestation de cette réponse.

La question du collectif que le général provoque ne peut être posée que si elle est posée en des termes singuliers et ne peut s’énoncer que parce qu’elle s’énonce différemment pour chacun. Pas de voix d’unisson mais, à partir du lancer de la première voix, tout de suite d’autres voix s’élèvent, se font entendre et rejoignent des voix enfouies ou enfuies… Qui chante là ? Des voix qui perdent leurs noms dans l’espace de leur chant mais qui trouvent leur chant dans l’espace de leurs voix anonymes… Et c’est dans cet aménagement des voix multiples, originelles, qu’apparaît la figure, et aussi ce qui s’en dégage et ce qui la dépasse. A proprement parler le collectif. Ainsi, dans ce bond et ce jeu léger ouvrant la révolution que nous pourrions incidemment faire sur nous-mêmes, dans ce passage qu’est notre vie sur cette terre, au moment même où nous abandonnons les prérogatives qui sont censées nous être allouées, ici se situe le point de départ du collectif.