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Philippe Aigrain † « D’abord, et si tard, une rumeur… »

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Anne Kawala † C’est flou

sous un drapeau, sans motif, sans étoile, sans couleur, pas blanc pourtant, parfois
il m’appelle, je réponds
présente
c’est flou
on ne se voit pas vraiment, on s’entend, à distance, on se touche
on se touche sans vraiment se connaître, jamais vraiment on se connaît, ni plus ni moins qu’avec quelqu’un
qu’on, profus, confus, on s’enfonce l’un dans l’autre sans jamais savoir quand on va ressortir, ce qui déjà
est sorti, ce qui va ressortir, ce qui va, hors de l’eau, du bouillon, des cuisses, la tête replonge, ce qui sextrait
on se foutre c’est bon, c’est ouais, c’est vas-y je te prends, c’est
c’est super chaud, tu me prends, tu me donnes, je te donne, fascinHAN!HANte !
on décharge, on recharge, on vise, on projectile fantautomatiquement dans le lointain, on charge, on tire, on se tire
on keep-in-touch, on s’éloigne
son nom s’efface
on ne se doit rien
sous un drapeau, sans motif, sans étoile, sans couleur, pas blanc pourtant, parfois
il m’appelle, je réponds
on se retrouve, on recommence, on se touche, on-éteint-ça-allume-ça-s’-insteint-on-rallume, on imagine tout,
on-tout ce qu’on veut, tout de l’autre qu’on veut, ça marche, ça roule, roulent, moussent, tous les verts, toutes
les pierres, ça détend, ça se détend, ça s’étire, ça chattise, ça miaule, ça couine, ça coince, ç’amassmasse, ça repart
maoussnécrophage comme marchmoussent les souvenirs, les souvenirs, on le sait même si on fait comme si pas
on keep-in-touch, on s’éloigne
sous un drapeau, sans motif, sans étoile, sans couleur, pas blanc pourtant, parfois
il m’appelle, je réponds
présente, passé, déjà passée par là, repasseront par ici nos souvenirs pour en faire en un truc qui monte,
qui fait jouir, huile+œufs, liquide qui fait dur, compact-crémeux, saumon-mayonnaise qui nage à contrecourant,
coup de queue, contraction dorsale, pour HOP !, hors de l’eau, du bouillon, des cuisses, bondir
au dessus du rapide
ça prend le temps, ça se cache dans les trous d’eau, ses filets contre un filet glissent, ne se laisse attraper dans
la nasse, par l’hameçon, le leurre, net ne confond les racines du rêt et de la réification, c’est un nénuphar
sous un drapeau, sans motif, sans étoile, sans couleur, pas blanc pourtant, parfois
il m’appelle, je réponds
présente
c’est flou
on ne se voit pas vraiment, on s’entend, à distance, on se touche
après avoir baisé, fumant un clope chacun, allongés sur des draps blancs, dans de l’herbe verte, sur des
Paul-Charnoz, dans le brun du sang, il m’interroge sur mon économie, le recyclage, la production de biens,
leurs versus, leurs versants, leurs penchants, ça crise dans le paradigme, je rétorque :
Chasseu,r,se,s-cueilleu,se,r,s tes ancêtres, Instin ?
Prince,ss,e,s des plans B tes descendants ?

Baiser par connexions
interposées préserve efficacement ― bien que

dit-il en crachant sa fumée

des grossesse nerveuses puissent avoir lieu

crache-t-il
sous un drapeau, sans motif, sans étoile, sans couleur, pas blanc pourtant, parfois
il m’appelle, je réponds
présente, je ne sais plus si je suis ventriloque ou si c’est lui qui l’est, si on l’est en même temps
qui parle par l’estomac de l’autre autour d’un corps
c’est flou pretty puppets
d’autres sont allongé,e,s sur des draps blancs, dans de l’herbe verte, sur des Paul-Charnoz, dans le brun
du sang
on se réunit

vers un cimetière j’ai marché sans savoir qu’il était peut-être
l’un de celles, de ceux vers qui, une bougie allumée en plein jour
vers, sans destination mais avec en tête une direction, petit chemin
de campagne, pas de monuments aux morts, quels morts sur cette
route ?, les annales ne le disent toujours pas, mais en mains une
bougie en plein jour allumée

s’il s’agit de son précepteur
alors son précepteur m’a été mis entre les mains par l’un de mes
précepteurs, mais entre mes mains jamais de fleurs pour sa tombe,
même pas des paquets de foliages bien verts, de tous les verts, ni de
pierres

« sans doute
signifie
peut-être »

« et de doute pourtant
il ne devrait y en avoir aucun »
dans cette ambigüité, dans ce qui dit autre chose qu’il dit, dans ce
qui flippe-flappe, se retourne, contraction dorsale pour sauter le pas,
le seuilHANte, dans le doute de sa propre absence il est vivant, très
vivant

je le vois passer, être, sticker, ramer
pour un peu partout dans le monde aller, envoyer, comme ça, léger,
des clichés à toutes et tous, sans spécificité, pas de jalousie attisée,
l’instin on peut le partager, se le partager, baiser avec lui, faire une
ratatouille, comme plusieurs fenêtres de dialogues ouvertes : chacun
des légumes cuits séparément sinon

il faut
mélanger les pinceaux, les couleurs, les impressions, les petites
touches, tous les verts, on les mange, les incorpore, blancs battus en
neige, doucement ruban, noué, cadeau

il neige aux confins
aux autres c’est le désert et une armée, faut pas se laisser abattre,
et même, un doigt, juste un doigt, de scotch, de rhum, de gin, du
génépi, d’Alka-Seltzer, d’eau, encore vivant, et dans l’engrenage
remis, on se relève et trompette, le corps se reforme, grouille

on parle et pas                                                           on prend le temps
on fabrique des totems, des bâtons de sorcièr,e,s
on part à la chasse au dahu, au wölpertinger
on s’insémine tout le monde
là est invité à
dans le filet mettre d’autres provisions que celles exactement prélevées sur soi : on va pas se couper un bras,
on va plutôt en faire pousser un quinzième, on va faire preuve d’imagination, une pierre moussue peut être
un ortolan, un ortolan peut être une boîte de conserve, une boîte de conserve peut retrouver ses couleurs,
une machine-à-laver peut être remplie de baies, tout ce qui a été récolté se déproie en un bon petit plat,
fumant et baroque, sans additifs, sans conservateurs, il y a beaucoup d’appétits
ça se dissémine dans les chatteries d’un vitrail cassé, de graviers
sous un drapeau, sans motif, sans étoile, sans couleur, pas blanc pourtant, parfois
il m’appelle, je réponds
présente
c’est flou

Mathilde Roux † GI Mr

.Il faudrait arrêter un peu avec cette histoire d’instinct, me dit-il

.Le général n’est pas un animal

.Il faudrait arrêter un peu avec les généralités sur l’instinctivité .L’instinctivisme .L’instinphilie

.Le général n’est plus en état d’alimenter les atavismes

.Il serait mort, m’a-t-on dit. Il serait simultanément présent dans tous les évènements du futur et du passé. Il serait à la fois un esprit et un brisement

.Il faudrait commencer un peu à voir en face ma condition

.Le général ne peut être érigé ni au rang des vérités ni au rang des illusions.
‏à ceux qui croient qu’il erre il répond c’est vous

.À ceux qui croient qu’il souffre, qu’il a souffert et fait souffrir il oppose un silence en guise d’interjection. Un silence comme une conquête qui ne regarde que lui. La question que pose l’existence du général ne s’ouvre que lorsque les parties parlant pour les autres se taisent

.Je revendique mon impropriété, m’avait-il dit enfin avant que je comprenne

.Et pourtant c’est précisément cela qui m’avait plu, au premier abord, quand je l’ai rencontré : le cœur qu’il semblait mettre à ne rien épargner, ni personne, ni lui-même, sa jubilation à débusquer l’innommable et cette tension sublime de la bête traquée

.Mon intuition n’était ni bonne ni mauvaise, elle n’avait pas lieu d’être

.On ne croise pas le général, pas même en rêve, pas même sur le papier

.Le général disparaît dès lors que l’on respire, dès lors que se font jour un désir, une vision, une idée


Mathilde Roux † GI mr


Nicole Caligaris † L’auteur comme copiste

Le Général Instin réunit sous son nom les fondements d’une littérature d’après la disparition de l’auteur : le texte vestige, fragment, sa transmission par citations, par évocations, par interprétations, gloses, variantes qui donnent naissance à tout un réseau de versions parallèles et successives, à une littérature spectrale en somme, le doute essentiel sur l’idée d’original, d’identité établie, de « leçon » de référence, autrement dit d’autorité.

C’est au point GI du Général Instin que le plus actuel de la littérature se joint à l’archéologie, en rendant actifs dans la création des textes nouveaux les grands problèmes de l’étude des textes anciens tels qu’analysés par Luciano Canfora dans son ouvrage critique de la critique textuelle : Le Copiste comme auteur, traduit de l’italien par Laurent Calvié et Gisèle Cocco, Anarcharsis, 2012.

Dans cette discipline, on appelle « archétype » la version de référence, reconstituée à partir des différentes citations et copies disponibles d’un texte dont le manuscrit autographe a disparu. Le Général Instin est la manifestation du paradoxe de l’archétype : né de ses variantes, il est considéré comme leur origine.

Le Général Instin délivre le livre du livre et donne au texte une existence matricielle : verticalement, une constellation de récits autonomes, qui sont chacun une archéologie exhumant des fragments vestiges de textes antérieurs pour les assembler dans un texte et un sens communs, et qui sont chacun publiés dans un contexte propre, une revue, un ouvrage collectif, une plaquette, une communication orale, etc. ; horizontalement, le tout suit un même fil, forme un ensemble, compose un livre, publié de façon disparate, dans lequel chaque conte trouve sa place dans une entreprise archéologique plus vaste, celle du projet d’une conférence sur l’autorité commandée en 1903 au général Instin par le Ministre de la Guerre pour la formation des élèves officiers.

Le Général Instin réalise de toutes les façons possibles cette observation de Luciano Canfora : « le texte que nous lisons est toujours en définitive l’œuvre du copiste ».

Christine Jeanney † Votre avis nous intéresse

Message du TEIP : Votre avis nous intéresse

Bonjour,

Nous aimerions vous poser une dizaine de questions relatives à l’expérience que vous

1/avez vécu

2/vivez

3/vivrez

4/espérez de toute votre âme

5 /désapprouvez entièrement

avec le Général Instin.

Nous vous remercions à l’avance de bien vouloir y répondre dans les plus brefs délais, le Général Instin étant très pointilleux sur les horaires. Un retard d’une ou deux décennies impacterait grandement les résultats de cette enquête de satisfaction, ainsi que son attitude à votre égard.


Nous vous rappelons que notre organisme, le TEIP (Total Experiment Instin Program) est totalement autonome et se réserve le droit d’utiliser vos données personnelles en toute impunité, comme le soulignent les alinéas illisibles en bas de page 4. Nous saurons ainsi qui vous êtes et comment vous retrouver. Nous vous remercions de votre compréhension.

Veuillez répondre à chaque question ci-dessous, en entourant la ou les lettre(s) qui correspond(ent) le mieux à vo(s)tre réponse(s) avec l’outil de votre choix (crayon, scalpel, pierre à meuler) :


1/Le GI est-il pour vous

A- un point de repère

B- une lumière dans l’obscurité

C- un détail de l’Histoire

D- un visage effacé au tombeau qui s’égrène



2/Comment qualifieriez-vous votre premier contact avec le GI

A- une révolution espace-temps

B- le signe d’une petite faim

C- un grand trou au milieu du front

D- une épopée lyrique avec des sabres



3/Selon vous, l’attitude du GI est-elle compatible avec

A- une grande obstination

B- une grande délectation

C- une grande métamorphose

D- une grande armoire, avec des portes qui claquent



4/Le GI évoque-t-il pour vous

A- les steppes

B- une petite faim

C- la joie joviale du recommencement permanent

D- un élan



5/Quelle couleur associeriez-vous avec le GI

A- le magenta

B- le beige magenta

C- le rose grège beige magenta

D- la couleur de la mort

E- la couleur de la résurrection



6/Si vous deviez définir le GI en un mot, ce serait
A- le premier

B- un mot au hasard

C- le mot caché

D- le mot juste avant le point-virgule



7/Le GI entre brutalement chez vous un matin

A- vous vous offusquez

B- vous vous désoffusquez

C- vous l’aimez

D- pas d’opinion



8/Le GI vous poursuit où que vous alliez
A- vous n’avez pas la tête à ça, lui plus toute la sienne

B- vous vous asseyez ensemble pour entamer une partie de canasta

C- vous marchez à reculons, lui aussi, c’est ce qui s’appelle une danse

D- pas d’opinion



9/Ne pas avoir d’opinion à propos du GI démontre

A- l’étanchéité

B- une petite faim

C- la peur des tourbillons géants qui brassent

D- pas d’opinion



10/Dans un avenir proche (d’une ou deux décennies) avez-vous l’intention

A- de parler au GI

B- de poursuivre le GI

C- de composer une chanson pour le GI, paroles et musique

D- de décliner le GI en plusieurs versions toutes compatibles avec le GI, mais néanmoins légèrement divergentes (et dont certaines pourraient éventuellement faire dans un avenir proche – d’une décennie ou deux – l’objet d’une enquête de satisfaction)




Merci d’avoir bien voulu répondre à nos questions. Désormais, vous n’aurez plus une seconde de répit. Le grand chambardement sera votre compagnon permanent. En cas de plainte, de litige, ou tout autre désagrément déplorable, nous vous invitons à prendre contact avec nos services techniques à cette adresse : Cimetière Montparnasse, Boulevard Edgar Quinet, F-Paris 75014.

Lucie Taïeb † Instin pour moi

une nuit j’ai rencontré instin, à la lumière de mon écran

il avait plusieurs voix et plusieurs histoires

un autre jour j’ai vu sa tombe au cimetière montparnasse. il faisait beau et j’ai vu le vitrail

j’ai vu aussi la tombe d’adèle hinstin et bientôt j’ai su : qu’adèle et adolphe n’étaient qu’une seule personne, tantôt homme, tantôt femme. d’où me venait ce savoir ? depuis j’ai oublié l’histoire

chacun a ses morts

je pense souvent à instin désormais

parfois je parle avec sa voix

je n’imagine pas que je suis lui, j’essaie de savoir ce qu’il ressent : ce que l’on ressent lorsqu’on est un général qui, mort, continue de vivre, d’errer, sans chercher rien de précis. j’aime qu’il n’ait aucun but

j’aime surtout qu’il ne soit pas vraiment mort

chacun a ses morts

le militaire d’instin est pour moi plutôt d’opérette. la guerre n’est pas ce qui le définit mais une péripétie, dans laquelle on peut puiser. ou la métaphore d’autres luttes. instin n’est pas un guerrier. il n’a jamais rien gagné. il continue de vivre en vain

instin n’a pas de visage

parfois je vois bien sa silhouette, il est de haute stature, avec un grand manteau, un pas traînant, il tangue vaguement,

il est parfois une ombre enveloppante

instin ne veut rien dire — c’est aussi en vain qu’il parle. mais il est une persistance

j’aime qu’il ne soit pas mort

parce qu’il y a une tombe qui porte son nom, instin diffère d’un personnage de littérature. instin est hors de nous, hors de tous ceux qui écrivent à son propos/ l’écrivent/ le font vivre et proliférer comme « projet ». instin, de par sa tombe, a un pied dans l’histoire, mais aussi un pied dans notre présent : il a ce lieu, au cimetière montparnasse, paris 14ème, et depuis ce lieu, ça rayonne

mais comme instin s’écrit sans h, il a l’autre pied complètement ailleurs, il n’a plus figure humaine, il est fiction et prolifération, il est libre, livré à celui qui voudra bien s’en emparer — sans exclusivité

instin n’oppose pas de résistance

mais il échappe : instin n’est pas vraiment mort ni vraiment vivant, ni vraiment fictif ni vraiment réel, ni vraiment hinstin ni seulement instin

instin n’est pas vraiment

ça rayonne vraiment dans tous les sens

son cas incite à se pencher sur d’autres cas similaires — sur d’autres manières d’inventer des morts qui ne le soient pas vraiment, de parler avec les esprits

le chasseur gracchus est une forme d’instin, à moins que ce ne soit l’inverse

instin est réversible

il ne se termine pas.

à l’instar de shiva, dont il est paraît-il un avatar, il a les yeux mi-clos, et plusieurs bras

Général Instin • La Prise de la Belleville

22 bis rue Dénoyez, Paris XX, métro Belleville
du mardi 16 au dimanche 21 juillet 2013
performances chaque soir à 20 heures (sauf dimanche)
« vernissage » du mur vendredi 19 juillet à 19 heures 30

Chaque jour à partir de lundi 15, le programme précis du lendemain sera annoncé sur cette page, ainsi que sur les comptes GI Twitter et Facebook
Actions déjà prévues :

mardi 16 : Anne Kawala, Marc Perrin, Pierre Antoine Villemaine, Philippe Régnier (vidéos)
mercredi 17 : Benoît Vincent, Patrick Chatelier
jeudi 18 : Tamara Schmidt, Philippe Régnier (vidéos), Dominique Dussidour
vendredi 19 : Christophe Caillé avec Alice Letumier, Anaïs Nina Debaisieux, Marielle Lemarchand, Séverine Batier, Sylvain Granon
samedi 20 : Christophe Caillé avec Alice Letumier, Anaïs Nina Debaisieux, Marielle Lemarchand, Séverine Batier, Sylvain Granon

Avec (entre autres) les écrivains, plasticiens, street-artistes, comédiens, musiciens, vidéastes… Séverine Batier, Estelle Beauvais, Sereine Berlottier, Mathieu Brosseau, Christophe Caillé, Éric Caligaris, Nicole Caligaris, Patrick Chatelier, Eli Commins, Anaïs Nina Debaisieux, Dominique Dussidour, Gilles Duval, Alexis Forestier, Sylvain Granon, Fred Griot, Maja Jantar, Anne Kawala, Marielle Lemarchand, Alice Letumier, Pedrô, Marc Perrin, William Radet, Philippe Rahmy, Philippe Régnier, Anne Savelli, Tamara Schmidt, Joachim Séné, SP 38, Sunny Jim, Lucie Taïeb, Vincent Tholomé, Pierre-Antoine Villemaine, Benoît Vincent, Guillaume Vissac, Laurence Werner David…

En collaboration avec Frichez-nous la Paix, association, rue Dénoyez, Paris
et La Panacée, centre de culture contemporaine, Montpellier.


Général Instin ou GI, projet artistique collectif et interdisciplinaire, fantôme de soldat qui s’est mis en tête de conquérir le monde, prend d’assaut la rue Dénoyez à Paris Belleville et son mur dévolu au street-art avec un affichage monumental et des performances.

Investir un mur dans la rue, avec un affichage composé principalement de mots, est une façon de désenclaver la littérature, de la remettre au cœur de la ville et des enjeux contemporains.



Transposition des « Transmissions » du Textopoly,
centre de ressources de La Panacée, Montpellier, juin 2013


L’affichage du Textopoly

La Panacée est un centre de culture contemporaine de la Ville de Montpellier inauguré le 22 juin 2013. Général Instin y était en résidence de décembre 2012 à juin 2013 avec quatre artistes : Eric Caligaris (plasticien et musicien), Patrick Chatelier (écrivain), SP 38 (street-artiste), Benoît Vincent (écrivain et botaniste), qui ont particulièrement travaillé sur le Textopoly, site cartographique créé par La Panacée et dédié aux nouvelles écritures, composé aussi d’images et de sons.
Pour sa première exposition intitulée “Conversations électriques”, La Panacée a transposé sur le mur de son centre de ressources l’un des “monuments” GI du Textopoly : les Transmissions.

C’est cet affichage qui sera reproduit sur le mur de la rue Dénoyez à Paris, Belleville.

Les autres affiches seront des créations originales d’écrivains et plasticiens.

Christophe Caillé • La promesse

Depuis le début je vois Instin comme un fantôme. Le fantôme de la réalité.

Hinstin est mort à l’aube du siècle dernier et depuis Instin erre dans les allées de la Création, se faisant connaître de quiconque voulant aller au-delà des apparences, là où le commun des mortels ne voit que du feu, dans ce cercle à la fois sacré et sacrilège d’où les créateurs — comme pour le remercier de leur être apparu — tentent désespérément de le faire voir, de le faire réapparaître, de lui donner droit de cité, d’offrir en somme une âme à la réalité.

Sans doute en ce milieu des années 80 Instin était-il derrière moi mais je ne le voyais pas encore. Je n’étais pas du genre à me retourner, on me disait têtu et obstiné. Ils pouvaient être mille contre moi, je gardais ma pensée. Bien sûr je m’examinais, je tâchais de comprendre pourquoi les mille avaient de tout autres pensées. Mais si toujours je croyais être dans le vrai, alors il n’y avait plus rien à faire, personne alors ne pouvait me faire entendre raison. Têtu, peut-être, mais pour moi c’était une forme de résistance. J’agissais en mon âme et conscience. Ma pensée m’appartenait, j’en étais le seul responsable.

Instin se tenait donc derrière moi et, se rappelant soudain qu’il avait été général, me poussa brusquement dans les bras de l’armée.

Ce que je fus alors, on le nommait appelé. Appelé : on a soi-disant besoin de toi et une voix alors prononce ton nom. C’est une espèce qui a disparu, qui déjà à l’époque était en voie de disparition. Dans mon entourage il n’y a pas grand monde à avoir fait l’armée et les quelques cas étaient du type « planqués ». Moi, je me suis retrouvé dans un camp semi-disciplinaire.

Quand je dis « je me suis retrouvé », c’est ma faute, j’ai répondu à l’appel. Au psychiatre qui me posait la question, j’ai répondu « oui, je veux faire l’armée ». Même à eux ça ne paraissait pas évident. J’étais alors au milieu de mes études de sociologie et c’est probablement pour cette raison qu’ils m’ont convoqué chez ce psychiatre que je n’avais pas demandé. Ce dernier a dû se dire : « Ok, si tu veux faire l’armée… », et je me suis retrouvé loin de Nantes, près de la frontière belge, dans une sorte de bout du monde, un no man’s land idéal pour jouer à la petite guerre. Camp de Sissonne, c’est le nom de l’endroit. Qu’y avait-il dans la voix pour que je réponde à l’appel ?

C’était peut-être Instin. Tout ce que je sais, c’est que la voix d’Instin est persuasive. En réalité je crois qu’elle m’a toujours guidé et je sais maintenant pourquoi je suis allé à Sissonne.

Mais à l’époque, il y avait sans doute le désir de me mettre moi-même à l’épreuve, sans doute aussi la volonté de ne pas échapper à la loi commune. J’étais un intellectuel mais je n’étais pas que ça. Et puis, j’avais le goût des expériences. J’avais sûrement envie de voir comment j’allais réagir, précipité dans une situation extrême pour moi, tout à fait en dehors de mon univers. Je n’avais jamais touché à une arme, je n’allais pas voir les films de guerre et j’ai très peu joué aux petits soldats. Je me souviens que mon père était désemparé.

Mon père avait fait la guerre d’Algérie. Il n’en parlait jamais et je ne lui ai jamais rien demandé. Mais il savait que l’infanterie, c’était le pire que je pouvais demander.

Un camp n’est pas une caserne. Quand le jour s’enfuit, vous ne pouvez pas en sortir. Vous le faites une fois pour marcher jusqu’au village mais vous ne le faites pas deux fois. Il n’y a rien à voir et il n’y a rien à faire. Moi qui jusqu’à ce jour ignorais l’ennui, j’ai fait connaissance avec ce vide qui parfois s’installe entre nous et notre pensée.

Rassurez-vous, je ne vais pas ici raconter de l’armée toute mon expérience. Instin veille sur moi. Je le sens qui m’oblige à ne pas perdre de vue le but mais je connais ses faiblesses et je sais ce qu’il aime. Il apprécie les chemins détournés et le mélange des genres, le décalage, le visage qui ne correspond pas à la voix. En outre, pour que le lecteur soit susceptible de comprendre toute l’ironie de l’histoire, il faut bien que je plante le décor et que je décrive un peu l’ambiance.
Je n’avais jamais vu de ciel si bas, si lourd, pesant tout à fait comme un couvercle. Et l’hiver fut rude comme je n’en ai pas connu depuis.

Mais je fus « planqué » à ma manière : ils avaient besoin de radios, à l’issue des classes j’entrai dans le service Transmissions. Là, j’appris un nouveau langage, celui des ti (grosso modo l’équivalent d’une noire) et des ta (l’équivalent d’une blanche). Je savais — et je sais encore en partie — l’alphabet qui va d’Alpha (tita) à Zoulou (tatatiti). Je savais traduire la musique en messages que l’on transmettait aussitôt aux instances supérieures. Nous étions surtout utiles quand il s’agissait de jouer à la guerre. Par exemple, on passait le message « un gaz toxique avance sur nous », et si, peu après, le colonel nous surprenait sans masque, on devait aussitôt s’allonger et jouer les morts. Voilà à peu près à quoi je servais. J’ai du mal à imaginer ce qu’il en aurait été en temps de guerre.

Nous dînions vers six heures, ensuite on occupait comme on pouvait la soirée. Notre adjudant, rondouillard et débrouillard, avait réussi à fourguer aux gars d’avant une télé — objet exceptionnel — ce qui fait que notre chambrée était de loin la moins tranquille et la plus visitée. Par un fait exprès mon lit superposé était au niveau de la télé posée sur une armoire métallique. J’avais donc la tête tout contre et pourtant je lisais ; dans le brouhaha je parvenais à comprendre ce que je lisais car ce que je lisais m’aidait à résister. Je me suis ainsi nourri de tous les essais de Montaigne ; ses leçons de stoïcisme m’étaient hautement profitables tandis que me parvenaient les échos de Santa Barbara.

J’étais différent mais j’avais ma place dans le groupe. Quand il le fallait je savais boire ma quinzaine de bières. Je pourrais vivre dans n’importe quelle communauté du moment qu’on accepte que par quelque côté je m’échappe. Je joue toujours le jeu mais je ne le joue jamais jusqu’au bout. On peut appeler cela de la réserve.

J’ai découvert là-bas un monde que je ne connaissais pas, j’ai rencontré des gars inimaginables. C’est là que j’ai appris que j’étais un privilégié. C’est là que j’ai compris à quel point l’intelligence était l’arme la plus redoutable. C’est sûr, il faut bien se défendre, d’une manière ou d’une autre il faut bien se faire respecter. Mais quel est-il, celui qui abuse de son intelligence, quel est-il, celui qui manipule les autres à seule fin — pense-t-il — de s’en tirer ? Un maître de marionnettes ?

Est-ce une marionnette, l’être de chair et de sang qui dit ce qu’on veut lui faire dire et qui agit comme on l’entend ? Que devient dans les mains de l’écrivain celui dont maintenant il me faut parler, celui qui a voulu que j’en parle, celui que j’espère ne pas avoir manipulé, celui que malgré tout maintenant je manipule, celui qui dans ma mémoire est désormais réduit au rôle de passeur, au seul rôle qu’il ait jamais joué dans ma propre vie qui dans la réalité est la seule qui compte, la seule que je ne peux trahir puisque c’est ma réalité ?

Puisqu’il faut y aller, je vais aller tout de suite à la caricature. Ce garçon, c’est Quasimodo. Quand j’écris ça, je n’ai pas l’impression d’exagérer. Une brute au teint rougeaud, la face taillée à coups de poing, des mains énormes. L’impression d’une violence qui n’est pas complètement parvenue à rentrer et qui se lit dans tous les accidents du corps. Bête mais au fond pas méchant. Les sections combattantes n’en ont pas voulu, il s’est retrouvé dans notre service comme homme à tout faire alors qu’il n’y a rien à faire. Je ne sais plus son nom. Allons-y pour Quasimodo. Un Quasimodo aux petits yeux bleus et aux cheveux blonds.

Nous allons voir ailleurs, nous faisons une virée au Larzac. Nous voyageons dans un VAB (véhicule de l’avant blindé). Nous traversons des villes. Par les petites lucarnes du fond j’aperçois des gens qui sont libres.

Je ne sais pas ce qu’il lui prend — énervement dû à la promiscuité, à la claustrophobie ? — mais Quasimodo m’envoie au visage un bout de pain bien sec. Il me fait mal et je renvoie le bout aussi sec. Branle-bas de combat. Heureusement les autres sont là et parviennent à le calmer.

Le soir même ou le lendemain, je suis de garde. Ça veut dire : veiller la nuit au cas où un message arriverait. Comme nous ne sommes pas assez de radios, on nous adjoint à chacun un conducteur qui toutes les quatre heures nous relaie. Si musique se fait entendre, il réveille le radio qui dort. Moi, j’écope de Quasimodo.

J’aurais pu mal dormir mais en réalité je crois que j’ai très bien dormi. Je n’ai eu aucun mal pour le réveiller et dans la situation inverse il fut la douceur même. Au matin, il me dit ceci : « Promets-moi qu’un jour tu me mettras dans un de tes livres, promets-moi que tu parleras de moi. » J’ai promis. Je croyais que ça ne m’engageait à rien.

A cette époque, autant que je m’en souvienne, il n’était pas du tout question que j’écrive un jour. C’était probablement là mais ça ne m’était pas venu à l’esprit. Tout ce que Quasimodo avait vu, c’était moi en train de lire, moi plongé jusqu’au cou dans les livres. Mon corps était là mais ma tête était ailleurs. Ma tête était préoccupée par les mots au point de les faire siens, de les amalgamer jusqu’à oublier leur origine, jusqu’à avoir l’impression de les faire remonter du fond de ma propre pensée. L’écrivain n’était plus qu’une sorte d’intercesseur, le point d’appel à partir duquel je prenais mon élan, sautant hors de la page pour finalement me retrouver au sein de ma réalité — encore une fois la seule qui compte, la seule grâce à qui je peux me repérer.

En me regardant Instin devait sourire. Lui qui ne cessait d’errer sur les franges, lui dont l’existence relevait du passage d’un monde à un autre, lui qui avait pour mission l’abolition des frontières, savait pertinemment que lire et écrire étaient une seule et même chose. Ce qu’il faut pour lire est ce qu’il faut pour écrire. Bien sûr, lire vraiment, s’investir, ne pas laisser sa propre personne à la porte, et bien sûr, tout autant, écrire vraiment. Il n’y a pas de différence. Juste une question de volonté, ou de patience, ou d’inconscience…

A l’époque, je ne comprenais pas. Pour sûr Instin devait sourire.

Qu’avais-je dans la tête à l’époque — quand nous passions nos journées dans le hangar à laver des véhicules qui ne sortaient guère — qu’avais-je dans la tête quand nous défilions baïonnette au canon, mon œil droit à portée de la baïonnette de mon voisin de droite qui avait du mal à marcher au pas — pensais-je à quelque chose quand vers quatre heures du matin je courais pour être parmi les premiers à sauter dans le camion, pour ne pas attendre dans le froid le retour de ce dernier, pour pouvoir être au lit plus tôt — n’avais-je pas la tête vide quand je transcrivais des messages dont le sens m’était indifférent ?

Je crois en effet que je suis sorti de là la tête vide. J’ai poursuivi mes études mais je n’y croyais plus. Je ne croyais plus au jeu social, je ne comprenais plus l’intérêt de faire de bonnes études et d’avoir un métier respectable. Je m’étais vidé de cela. Malgré moi j’étais dans la situation de celui qui renonce à la vie normale pour être en mesure de recevoir Dieu. Il y a de quoi rigoler. Mais c’est quand même comme ça — à cause dans ma vie de ce trou d’un an par lequel mon envie de réussir avait dégringolé — que peu à peu je me suis mis à écrire, pour combler mon manque de croyance en la réalité telle que désormais elle se proposait — une comédie told by an idiot, signifying nothing.

Instin se penche sur moi, me suggère à l’oreille que j’ai peut-être exagéré. Ti-ta-tititi-titi, titatiti-ti-tatitati-ta-ti-titita-titati, ta-titita-tita-tititita-tita-titi-tititi-ti-ta-ti-tata-tita-tati-titi-titatati-titita-titatiti-ti ? Mais au moins aujourd’hui j’ai tenu ma promesse.

William Radet • Le trouble et le flou

William Radet
www.william-radet.fr
Habite à Paris.
Typographe devenu Polygraphe.
Gros lecteur.

Voici « quelques bribes folles ou molles saisies lors d’une rencontre improbable et fortuite. Le Général Instin et Le Flou… à peine discernables dans un petit brouillard laiteux. »



J’étais assis sur une pierre tombale particulièrement avenante… à contempler le crépuscule. Le dernier étage de la tour s’embrumait mollement. Une douce torpeur m’envahissait tout tandis qu’une douce grisaille noyait la ville. Je baignais dans le coton avec une envie sourde de mourir en souplesse, ici, de suite. Mon Nagra dormait contre ma cuisse. Fidèle… L’idée me vint aussi de rester aussi tard que possible pour capter les sons qui peuplent un cimetière dans la nuit.

Mon capteur/enregistreur diabolique en action, un casque sur les pavillons, j’attendais… Me suis-assoupi ? Toujours est-il que mes sens furent soudain en alerte. Un bourdonnement singulier semblait venir d’une masse à peine plus sombre que le brouillard et en augmentant la capacité de réception je perçus des voix…

Deux voix sourdes, équilibrées, posées. Depuis quand parlaient-elles ?

LE FLOU
« Le génie, la puissance inventive et génératrice, suppose que l’homme laisse vivre en lui les deux sexes de l’esprit : l’instinct des simples et la réflexion des sages… qu’il soit en quelque sorte homme et femme, enfant et mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocrate. » Michelet. Jules… à peu près. Je raccourcis.

Général INSTIN
Un génie ne saurait être flou… Je vous ai peut-être un peu vite attribué des qualités extrêmes, tout ébaubi que j’étais de voir et de lire avec quelle adresse vous détournez les choses les plus nettes, le plus évidentes… Un génie ne saurait être flou…

LE FLOU
Pas plus qu’il ne saurait être trouble…
Rien dans ce monde n’est ni clair ni net ; vous le savez bien, Général.
Je ne dis point Mon Général… Tout simplement parce je ne possède aucun titre de propriété sur un homme en général… Ni en particulier d’ailleurs.
C’est net.
Si j’ai quelque génie ma foi, c’est de savoir détecter LE FLOU partout et de le montrer pour qu’on perçoive mieux LE FLOU des choses.

Général INSTIN
Vous m’expliquerez ça.

LE FLOU
Alors que votre génie s’est épanoui dans le trouble…

Général INSTIN
Je ne saisis pas bien où vous voulez en venir, même si cela nous rend un peu confrères… Nous sommes un peu des spécialistes, chacun à sa façon, du mystère mou, du non-dit, du mal vu, de ambiguïté.

LE FLOU
Quand vous dites mal vu, vous voulez dire brouillé…

Général INSTIN
Votre marotte de la polysémie vous perdra… brouillé comme le regard trouble, brouillé par LE FLOU

LE FLOU
Votre marotte à vous c’est de brouiller les cartes… de troubler, de faire surgir les conjectures.
Vous avez commencé tôt ? Ne répondez pas !
Votre réponse serait floue et je serais trop à l’aise dans son détournement.
On ne naît pas troublant. Donc vous l’êtes devenu.
Par quel cheminement êtes-vous parvenu à une telle maîtrise du trouble ?

Général INSTIN
J’étais jeune savez-vous…

LE FLOU
Mais vous l’êtes resté !

Général INSTIN
La flagornerie n’est guère floue. Elle est toujours nettement intéressée et vous me flattez pour que je reste clairement en phase avec la mémoire de ma jeunesse et que je me livre à vous. Libre à vous, mais si je vous conte quelques secrets, c’est que vous me semblez que vous digne de les recevoir sans vous troubler.

LE FLOU
Il m’en faut beaucoup plus pour me troubler, pour déranger mon système.
L’idée même de découvrir la genèse de votre génie de la dissimulation programmée simultanément visible et incontrôlée m’intrigue et m’invite à la jubilation confraternelle. Donc…

Général INSTIN
Donc rien. Rien. Rien de rien. Un piaf. J’étais jeune je savais guère où me situer… Rien.

LE FLOU
Le rien n’est-il pas le terreau le plus propice à l’émergence des idées les plus folles… ?

Général INSTIN
Rien chez moi n’évoquait la folie… Le plus fort est que j’avais en mon faible intérieur une forte propension à détester le désordre, le trouble…

LE FLOU
Au même âge probablement… j’ai crié très fort dans mon faible intérieur « Y-a-il une âme qui vive ? » et je suis resté sur le qui-vive.

Général INSTIN
Ne m’interrompez pas. Vous me feriez perdre le fil.

LE FLOU
C’est pour cette même raison que je vous ai interrompu. Un fil. Pardonnez-moi.
Au même âge probablement… on me disait « Arrête de parler de toi ! » et je répondais « Oui, mais quand j’arrête, les autres parlent d’eux ! » Je vous écoute.

Général INSTIN
Je ne me complaisais que dans un certain ordre des choses tout en donnant l’apparence extérieure d’un doux désordre qui désorientait ma bourgeoise famille.
Imaginez la surprise de mon père répétant à l’envi « Adolph est bon à rien » quand j’ai manifesté clairement mon désir d’épouser une carrière militaire.
Les recruteurs en képi possédaient-ils des dons de divination ? Toujours est-il que dès ma première mission on m’expédia dans des régions improbables pour mater par la force les troubles permanents qui perturbaient la stabilité politique.

LE FLOU
Votre premier contact avec le trouble…

Général INSTIN
Je n’avais connu que certains des troubles bénins d’un tout autre genre. Adèle…
Toujours est-il que c’est là, au contact direct sur le terrain que les fauteurs de troubles me sont devenus familiers. Leurs actions maladroites et floues étaient animées par un sens de la justice si sincère que, je dois le reconnaître, j’ai été touché. Tous ces agités qui troublaient l’ordre établi, l’ordre artificiel !

LE FLOU
Vous en avez donc conclu que le désordre était plus juste !

Général INSTIN
Exactement. Plus juste que l’ordre général.

LE FLOU
Plus juste que l’ordre, Général !

Général INSTIN
J’ai analysé avec beaucoup d’attention la moindre des situations troubles que je combattais sur ordre supérieur. Après la consternation, la découverte. Une ferme et intime conviction. Mon envie la plus sourde, la plus profonde, ma position morale la plus naturelle : maintenir l’ordre du désordre.

LE FLOU
Le désordre nécessaire…

Général INSTIN
C’est à ce moment-là que nous nous sommes rencontrés !

LE FLOU
Je me souviens. C’était dans un château des Carpates… Vous fêtiez votre promotion.

Général INSTIN
Et vous êtes passé par hasard ? Vous ne vous êtes jamais expliqué.
Je vous ai vu entrer dans la salle de bal.
Vous aviez un petit sourire à la 4,95… pas tout à fait cinq…
Et vous avez invité ma cavalière à danser… et tout est devenu flou tout à coup.
J’ai bien vu que vous semiez le trouble, je m’y connais. Et pour elle, un ravissement…

LE FLOU
… comme celui de Lol V. Stein allez-vous me dire. Son histoire était encore inimaginable même si Freud commençait à faire des siennes, même si Proust piaffait devant ses aubépines…

Général INSTIN
… et toute les choses guidées, dirigées, ordonnées pour la fête avec une minutie et un sens du détail bien rare en cette époque troublée sont devenues molles, folles, folles et molles.
Vous arriviez en trouble-fête et vous étiez accueilli comme un ami de toujours.
Vous apportiez avec vous un flou… artistique, insaisissable, indéfinissable.

LE FLOU
Je mène une vie de flou. C’est une vocation.

Général INSTIN
Vous ne m’avez jamais adressé la parole. Vous n’aviez d’yeux que pour les femmes.

LE FLOU
Elles saisissent mieux l’importance du flou. Sa part esthétique. Sa part de rêve.

Général INSTIN
Et elles provoquent le trouble, en général !

LE FLOU
Je vous observais… Je vous observe depuis longtemps.
Tout homme peut voir, très peu savent toucher. Je ne sais plus qui a dit ça.
Considérons que cette maxime vaut pour nous deux.

Silence un peu long.

J’ai cru un instant que Négrita (le doux nom que j’attribue à ma machine à capter) était en rade… Puis la voix du général…

Général INSTIN
Voulez-vous parler plus fort, mon cher, je ne vous comprends plus.
Votre voix monocorde devient un souffle. Plombée.

LE FLOU
Je ne dirai rien de votre voix d’outre-tombe.

Général INSTIN
Vous êtes bien le seul à la percevoir en direct.

LE FLOU
Performance exceptionnelle que celle d’une voix disparue qui se fait toujours entendre.
Je vous envie parfois. Etre connu sur la planète au travers d’étranges réseaux…
Susciter l’intérêt, la haine peut-être, la consternation, la crainte… la curiosité…

Général INSTIN
Mon but est pourtant simple : provoquer chez les humains
a) d’abord l’expectative
b) puis le doute
c) vers une prise de conscience
c) pour une révolte pacifique

LE FLOU
En somme nous faisons la même chose avec des moyens différents.
Je suis le fou du roi, j’amuse gravement tandis que vous faites une drôle d’éminence grise.

Général INSTIN
Et nous souhaitons tous deux la chute du roi. Ha ha.

LE FLOU
Sans être des génies nous sommes des trublions. Finalement nous utilisons tous les deux des techniques de communication et manipulation qui tiennent compte de toutes les dualités : homme et femme, enfant et mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocrate.

Général INSTIN
Vous l’avez déjà dit… mais à chacun sa méthode.
Vous ne me ferez pas revenir en pleine lumière, pas plus que ne consentirais à vos jeux même si je sais que leur apparence puérile est un doux leurre.

LE FLOU
Contre la douleur.
LE FLOU adoucit les contours… estompe les arêtes, amollit les angles, qu’ils soient droits ou aigus… adoucit la rigueur prétentieuse de certains concepts.
LE FLOU, c’est l’imprécision volontaire pour lutter contre la transparence.
Le trouble a des effets presque identiques à ceux de l’ironie… il pousse à l’interrogation, à la recherche de l’au-delà des apparences.

Général INSTIN
Le trouble s’accommode aisément de l’ombre et peut même s’accentuer dans la nuit tandis que LE FLOU disparaît. Fondu au noir.

LE FLOU
« Dans le noir, on y voit plus clair » disait Thomas Bernhard…
Une ultime question saugrenue, Général…
Vous qui êtes familier d’un lieu où se côtoient tant de gens célèbres…
Savez-vous pourquoi la tombe de Sartre est jonchée de tickets de métro ? La vôtre provoque bien plus de sidération et questionnements.

Votre front derrière les craquellements attire irrésistiblement les scripteurs qui viennent ici pour se faire démasquer…

Général INSTIN
Ne sont pas encore nés ceux qui déchiffreront le sens réel de tout ça.
Quelques-uns y casseront leur plume… D’autres vont jeter l’encre.
Je les attends.
« Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à table et écoute.
N’écoute même pas, sois absolument silencieux et seul.
Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques.
 »
Kafka.

LE FLOU
Mais à en croire tous les pseudo-détectives qui sont à votre recherche ici-bas, vous êtes ici, ici ou là, là ou ailleurs. Vous êtes partout ! Certains milieux dits biens informés affirment même que vous dirigez la 22ème division secrète.

Général INSTIN
Je cultive une certaine ubiquité… L’ambigüité ne semble pas suffisante pour servir ma mission fondamentale, celle que vous devinez…

Bon. Je crois qu’il est temps de regagner nos univers respectifs. Le brouillard s’épaissit.
Au revoir Monsieur…

LE FLOU
Au plaisir d’une autre rencontre du même type, Monsieur… Au revoir…

J’ai coupé mon Nagra, je l’ai couché dans sa sacoche.
Je suis resté longtemps immobile.

Après un temps improbable,
J’ai pensé qu’au studio on me prendrait pour un dingue et que mon truc ne  serait jamais diffusé mais j’ai ressorti mon Nagra pour noter à voix basse :

« Le devenir du monde dépend plus que jamais du trouble et du flou…
Les femmes et les hommes doivent apprendre à vivre dans le trouble et le flou,
À gérer l’incertitude et à appréhender la complexité croissante du monde engendrée
par une évolution technologique mille fois plus rapide que l’évolution des cerveaux…
mais qui ne freine en rien une barbarie montante d’un type indéfinissable
».

FIN

Paris le 23 février 2012