Archives de catégorie : Chroniques

Le chat qui miaule la nuit | HPJ

 

Toute la nuit, je l’aurais entendu comme un gémissement qui jamais ne cessera. Je ne le connais pas, je l’ai sans doute déjà rencontré dans le jardin, je ne le reconnaîtrai pas, je crois avoir bien du mal à distinguer un chat d’un autre chat. Et cette nuit, même la chouette s’est tue. J’ai attendu un moment de silence, j’ai dû m’endormir. J’ai rêvé, et j’ai revu une scène que ma mémoire a conservé comme une carte postale qu’on pose sur le chambranle d’une cheminée en souvenir d’un voyage. C’était dans le bûcher, j’allais chercher du bois pour mettre dans le feu, sur le tas de bûches, au moment où j’allais en prendre une, j’ai vu le corps raide d’un chat terrorisé, ses poils étaient dressés tels des épis plantés dans sa chair morte, ses pattes tendues, sa queue rigide. Je n’ai pas bougé, je suis resté là, immobile comme lui, paralysé par la seule image de la terreur avant la mort brutale.

Quand j’ai ouvert les yeux, le chat miaulait encore dans la nuit. Sa musique qui, au commencement me déchirait, me berçait maintenant sur un rythme presque languissant, comme celle d’un tango argentin. Ton corps m’est apparu et surtout ton visage sédaté, les paupières écartées, figées dans leur absence d’animation, ta parole suspendue entre tes lèvres écartées, ton visage de morte atterrée. Je me suis mis à danser avec toi, je t’ai même invitée à te relever, aucun mouvement n’est venu ni de la vie, ni de la mort.

Le chat est devenu un orchestre. Son miaulement de violon et de violoncelle semblait bien avoir retenu la nuit pour toujours.

Tu n’as plus jamais bougé autrement qu’en image.

 

141. Sun Ra, Lanquidity, 1978 | BV

 




 

Des multiples et variés albums de Sun Ra présents dans la Souche, celui-ci tranche peut-être par la concession qu’il fait, notamment dans ses trois morceaux centraux, avec le temps présent, dans une espèce de jazz fusion entre africasme et fusionisme (ou milesdavisme ; rappelons qu’on est en 78 (juste après Agartha (#703) et Pangaea (#590)).

C’est finalement une excellente entrée en matière dans l’univers, dans la cosmologie, de Sun Ra, mystique fasciné par l’infini de l’univers, mais solidement ancré aux terres africaines, revisitant le monde du jazz à travers des lumières déformantes.

En effet, on est ici assez peu dépaysé pour ce qui est de la structure (funk ou fusion) des morceaux, et on reçoit tout de même, sur le fond rythmique obsessif et régulier, la grâce des différents claviers de Ra, non que le (très apprécié ici) baryton de Danny Ray Thompson.

On fait ainsi un saut depuis le mingusien Lanquidity, à travers ces trois morceaux de funk, jusqu’au très sunra-ien (étrange, excentrique, mystique, improvisant) There Are Other Worlds (They Have Not Told You Of) qui pourraient conduire l’auditeur à de plus amples excursions dans cet univers immense et coloré.

 

 

533. Alain Bashung, Play blessures, 1982 | BV

 




 

Un autre client difficile, pour un album qui ne l’est pas moins. Un disque de cold-wave, peut-être, un disque expérimental, peut-être, un disque libre et finalement plus joyeux (malgré son son) que d’autres, né du succès de Pizza (#776), peut-être, mais quand on voir la cosignature exceptionnelle de Gainsbourg, on se dit, peut-être.

Il y a des trouvailles, évidemment, et dans l’ensemble, cela fonctionne, aussi bien les arrangements que les morceaux. On sent toutefois (et c’est le malheur de l’histoire) que le meilleur est à venir, alors peut-être on s’impatiente un peu…

 

 

597. Randy Newman, Sail Away, 1972

 




 

Sujet délicat, client difficile. Il y a quelque chose de Paolo Conte chez Randy Newman… et c’est probablement leur point commun : cette ironie, qui dénote une certaine supériorité, n’est jamais chienne (sinon cabotine). (Ni d’ailleurs dépressive comme deux autres têtes dures, Dylan et Cohen).

Comme Conte, mais las des comparaisons ! cette vision permet à Newman de jouer son numéro de pianiste de saloon dans un groupe pop, avec la même étrangeté que si Elton John intégrait Nine Inch Nails, ou Roger Waters les Bee Gees.

Mais le gars a du talent (en moins de son esprit je veux dire), et dans les mains, et dans la voix et dans les paroles (mais n’est-ce pas tout la même chose) et avec des morceaux tour à tour puissants ou sombres (merci Ry Cooder), une gamme qui va de You Can Leave Your Hat On à Old Man ou God’s Song (That’s Why I Love Mankind), franchement inspirées, il fait bien de se saisir de cette conscience.

N’oublions pas que nombre de ses chansons ont été interprétées par d’autres (Cocker pour Hat…, ici, mais aussi Simon Smith and the Amazing Dancing Bear par Alan Price puis Harry Nilsson) ou reprises par exemple dans des films (He Gives Us All His Love dans Cold Turkey, Burn On dans Major League).

Il y a quelque chose du monument ici, ou plutôt de son revers, comme une larme finale versée dans le verre d’un toast à l’Amérique de l’entretiennement.

 

 

115. Fela Kuti, Open and close, 1971 | BV

 




 

Je jure que c’est le hasard qui nous amène ici, à nouveau (comme la semaine dernière) chez le Fela Kuti. Bon comme on sait, on l’a dit la semaine dernière, il y a beaucoup de très bon Fela dans la Souche. Peut-être trop, oui, mais contrairement à d’autres grands éjaculateurs comme Prince ou Zappa, Fela a trouvé une astuce : ses disques contiennent deux, trois morceaux.

Eh bien pas grand chose à rajouter ici : ce disque avait disparu des radars, il nous est revenu, et grâce lui soit rendue. Ce sont encore de longues jams hargneuses aux paroles acérées, et portées ici par la rutilante formation Africa 70, dont on ne parle pas assez. Je gage qu’un prochain tirage au sort me permettra d’y voir plus clair, n’est-ce pas Tony Allen ?

Pour l’instant, j’ai piste.

 

 

218. Fela Kuti, No agrement, 1977 | BV

 




 
Je ne connaissais pas ce disque, je l’avoue, pendant des années. Puis je l’ai connu. Un peu en-deçà des autres chroniqués ici (mais celui-ci est le premier !), Gentleman, Expensive Shit ou Zombie, il n’en reste pas moins tout à fait valide.

Fela produit beaucoup, et pendant un temps assez long, sans fausse-note. Ce disque (parfois associé à Shuffering and Shmiling dans des versions ultérieures) est une longue jam, dans la lignée de Gentleman donc ; Fela, moins bavard, et plus percutant. Basse et guitare s’enchevêtrent parfaitement, laissant place à des soli inspirés — dont, et ce n’est pas rien, rien moins que la trompette de Lester Bowie.

La nuit est jeune.

 

 

9. David Bowie, Low, 1979 | BV ⚫

 




 

On ne va pas directement, dans la grande maison Bowie, où presque rien n’est a jeter, soit dit en passant, vers Low, bien qu’on dise souvent que ce chef d’œuvre est son chef d’œuvre.

Eh bien, c’est un chef d’œuvre. Il est 9e, ce qui ne veut pas dire grand-chose, car les 16 premiers disques de mon fichier source, la Souche, ont tous une note de 5 sur 5 (ou 10 sur 10, ou 20 sur 20, ou Pi sur Pi, ou A, ou AAA, ou ce que vous voulez). Comme pour Monk, évoqué il y a quelques semaines, ce disque est l’un des seize meilleurs disques de musique populaire moderne de tous les temps. Voilà, ça c’est dit, on peut passer à autre chose.

Alors, sinon, on peut s’attarder sur plein de trucs, Berlin, Iggy Pop, ou la lecture poétique que j’ai faite de cet album dans un autre temps. Il n’en reste pas moins que : 1. ce n’est pas un disque fort dansant ; 2. on a pas mal d’électronique, qui repoussent largement les champs entraperçus depuis une décennie environ ; 3. il y a du Eno là-dedans.

Et que ça reste un chef d’œuvre à tous points de vue : les idées, les interprétations, les arrangements, le son, les musiciens ; le disque est d’une palpable cohérence. Plus âpre que Station to station, mais plus inspiré que Heroes, il mêle à la fois des morceaux plutôt rock (sans être pop ou destinés à la radio), plutôt face A, avec des mélodies ou des riffs plutôt classiques, avec les guitares et le piano et tout (bien qu’en quelque sorte tordus par les arrangements), et des pièces expérimentales, plutôt face B, souvent instrumentales aussi gothiques que profondes et intemporelles (ces trois adjectifs ne collent pas), comme Art Decade qui ressemble à un générique d’une émission datée, genre Il était une fois la vie ou l’homme dans une version cyberpunk, Il était une fois l’intérieur de David Lynch… On reste confondu par le hanté Warszawa ou l’étrange et lancinant Subterraneans, avec de belles notes de saxophone dudit.

Il n’y a qu’une chose à faire, de toute urgence : l’écouter, et le réécouter.

 

 

220. Gavin Bryars, The Sinking of the Titanic, 1995 | BV

 


 
Je ne sais plus comment j’ai découvert ce disque (et ce gars), sûrement à travers des explorations post-Eno, mais le détour valait la peine. On pourra gloser longtemps sur l’avant-garde, le minimalisme, et tout le toutim, la musique prend toujours le dessus. On rappellera volontiers que les deux pièces de l’album, The Sinking of the Titanic et Jesus’ Blood Never Failed Me Yet sont les premières signées du label d’Eno, Obscure. Obscures, si on veut les approcher de biais, d’un point de vue esthétique (musique expérimentale, musique cérébrale) mais éclatantes de beauté et touchantes, alors l’obscurité des thèmes n’entrave en rien leur expression et leur développement.

Dans la première, ce sont les musiciens du Titanic qui jouent pendant que le navire coule, jusque sous l’eau. La deuxième prend le prétexte d’un chant très humble d’un clochard, répété à l’envi, celle-ci devenant même obsessionnelle à l’auditeur (et on favorise cette version plutôt qu’une ultérieure avec Tom Waits).

Le tout avec humilité et simplicité, une clef d’entrée dans cette œuvre riche et moderne, d’un des compositeurs les plus inspirés de la fin du siècle, et qui devrait être plus connue qu’elle ne l’était au soussigné.

 

 

3. Thelonious Monk, Brilliant Corners, 1957 | BV

 




 

Petite précision ici : les numéros renvoient à la liste de la Souche (mon fichier source) (il faudra bien que lui trouve un nom, genre Yoda ou Matrix ou quoi), en fonction des notes des albums ; or parfois, les albums ont la même note, et sont donc, ensuite, rangé par ordre alphabétique du titre. Et les 16 premiers disques de la la liste ont une note maximale de 5 sur 5. De fait, ce disque (avec ses quinze petits amis) est 1er exæquo, et est donc l’un des meilleurs de la musique populaire — en toute objectivité.

Avec une équipe absolument incroyable (qu’on en juge : Max Roach aux percussions, Sonny Rollins au saxophone ténor, Oscar Pettiford à la contrebasse et Ernie Henry au saxophone alto ; Paul Chambers à la basse et Clark Terry à trompette sur Bemsha Swing, excusez du peu). Monk livre ici une poignée d’inédits de toute beauté. Cette équipe saisit rapidement l’opportunité de jongler avec les plages acrobatiques du maître, alors même que celui-ci parvient sans effort à paraître ni cérébral ni surfait : il y a une fraîcheur ici, une naïveté (malgré les talents des différents impétrants) qui n’est au service que de la musique, pleine de dimensions (pensons aux timbales de Roach). Et la dimension Monkienne, subjuguée dans le soliste I surrender, Dear, démontrant la passion chaude de l’artiste, égrainée par les doigts.

 

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173. Dire Straits, Dire Straits, 1978 | BV

 




 

Sans le carrousel de mes dés, je n’aurais pas songé à traiter ce disque aussi vite. D’ailleurs sans l’entêtement de ma Souche (c’est donc le nom du fichier source qui regroupe tous ces disques en un seul aleph), je n’aurais peut-être même pas pensé à traiter DS du tout.

Disons-le d’emblée et tout net : c’est leur meilleur album, et de loin pour tous les autres sauf peut-être Making Movies.

C’est l’album de l’exorde, et c’est donc la première chose qui frappe : un son très travaillé en total décalage avec l’époque. Du moins pour un premier disque, parce qu’on a l’impression ici d’un style vaguement suranné ou rural qui s’approche plus de JJ Cale, maintes fois évoqué pour parler du groupe, voire de Tom Petty ou Fleetwood Mac — sans oublier Dylan pour la voix.

C’est tout le coup de génie de cet album : sonner décalé dans un monde où le décalage est de mise (où règne le punk, qui balaie toute musique populaire sur son passage), avec pour risque assez évident de retomber assez vite sinon dans la tradition du moins dans la routine (et c’est bizarre de passer à côté de Police pour courir après Clapton ou donc Dylan). Ou pire, l’ennui. Pour y remédier, Mark Knopfler se croira assez jeune et large d’épaule pour donner une envergure progressive à sa musique. Et paradoxalement, il y perdra des plumes (l’envergure a ce défaut que le soleil brûle). Mais c’est une autre histoire.

Pour l’instant le groupe, hyper cohérent (une rythmique impeccable de Pick Withers dont le départ signe pour moi la fin des bonnes idées — et pour cause, c’était une mauvaise idée), dynamique, bien produit (là encore Knopfler voudra gérer en direct), tricote à toute allure ce rock-steady acéré, effilé, classieux, parfois même brillant, tout adonné à la guitare, encore insatiable, dudit. Je n’en dirai guère plus, j’ai écrit un livre sur cette période où tout est possible, et tout va se fracasser la gueule sur des soupes de théâtre de comédie, de plages de synthétiseurs et de star-guitar-hero-system. Mais tout est là, y compris le dobro (succédané de National Steel Guitar pas dégueu), le jeu, la voix, les paroles même. On retient : Down the waterline, meilleur intro de disque depuis longtemps (quinze jours au moins), Six blade knife tout en retenue, et puis une autre, au choix.