Archives de catégorie : Luc Garraud • Neuf herborisations

Luc Garraud | Un portrait

Luc Garraud qu’on a déjà accueilli par le passé dans Hors-Sol propose aujourd’hui une longue série de textes brefs, qu’il appelle Herborisations, et dont voici, dans cette suite, neuf extraits.
 

 

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Le couloir est éclairé par des fenêtres qui donnent sur le jardin, il y a, accroché avec d’autres, un portrait dans un cadre doré, aussi grand que le visage du gars qui l’occupe, on le reconnaît tout de suite, bien au centre il n’y a que lui, du premier coup d’œil, une sorte de profil de face, habillé si l’on peut dire d’une chemise froissée avec un col ouvert, rien de plus qu’une photo couleur Ektachrome, à moins que ce soit une peinture hyperréaliste. À bien regarder, on est surpris, l’intérêt capte l’attention tout de suite et nous terrifie dans la même seconde, seul moyen de détacher le regard hors du cadre. Un balayage rapide dans le moindre détail, dans les recoins noirs sombres du portrait, ceux qui s’éclairent et tiennent le regard. Il a dû se passer des trucs, pour que l’on soit interdits, stupéfiés et déçus, d’un coup méconnaissable. Il ne se ressemble plus du tout, ce n’est plus lui. Ce qui frappe le plus, c’est cette tête que l’on connaît bien, que l’on peut nommer sans problème, mais qui possède à l’instant la mémoire de ses têtes d’avant, une tête à souvenir d’enfance. C’est un portrait bien mal cadré avec en arrière-plan des arbres et des herbes, un ciel sombre de nuages très exubérants, des petits coins de ciel bleu ou tout brille, ce n’est pas simple de se regarder dans un miroir le matin.

 

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Luc Garraud | La lettre

Luc Garraud qu’on a déjà accueilli par le passé dans Hors-Sol propose aujourd’hui une longue série de textes brefs, qu’il appelle Herborisations, et dont voici, dans cette suite, neuf extraits.
 

 

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Le Kangoo jaune du postier passe vers 13 h, comme à son habitude, il prend en face le chemin de terre qui monte chez le voisin, dont on voit d’où je suis, un petit morceau du faîtage de la maison, mais surtout le grand frêne qu’ils ont élagué cet hiver, bien dégagé derrière les oreilles. Le postier il passe partout avant chez moi, je suis le dernier de la tournée. Je guette, il n’y a pas souvent du courrier, c’est même très rare de recevoir une lettre, le plus souvent des pubs, plus régulièrement des factures, voir des rappels de factures, rien d’autre, depuis qu’on se parle par mails. Il est arrivé un peu vite devant la boite aux lettres, sur les graviers la voiture a dérapé. J’ai entendu le clapet métallique de la boîte se fermer, y’a quelque chose, sûrement encore une promo du supermarché du coin : « foire au porc », avec lot familial 10 kilos de phosphate pour 9,99 euros, pour ne pas dire 10. Il y a une lettre, avec un joli timbre, un paysage de châteaux de la Loire, je ne sais pas lequel, je n’y suis jamais allé, pas mis les pieds, aucune idée, Chevronçevaux ? Peut-être bien. Il n’y a qu’un timbre et rien d’écrit sur l’enveloppe, tout blanc, pas d’adresse, même pas mon nom, je retourne l’enveloppe pour voir derrière, qui m’envoie ça, rien non plus. Arriver sans adresse, comment fait le facteur pour savoir, distribuer sans se tromper, bizarre, moi je ne comprends rien. L’enveloppe est posée sur la table, toute blanche, juste le château dans l’angle qui nargue mon l’œil droit, j’ai peur de l’ouvrir, ce qu’il y a dedans, qui m’écrit ? Il y a l’intérieur deux feuillets pliés et rien d’écrit non plus sur les deux faces, y’a pas plus blanc. Ça me rassure d’apprendre aucune nouvelle, ni une bonne, ni une vraiment mauvaise, d’être au courant de rien, de ne pas savoir ce qu’il ne se passe ailleurs, là-bas d’où on m’écrit, pou ! Pas d’inquiétude à se faire alors. Je suis content de recevoir une lettre, ce n’est pas souvent, je vais pouvoir prendre mon temps pour la lire et relire plusieurs fois chaque ligne blanche, dans le détail, avoir autant d’attention pour moi et de n’pouvoir répondre.

 

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Luc Garraud | Costume

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Grosse boule en cuivre brillante, j’ai poussé la porte du tailleur, sur le boulevard le long de sa contre-allée fleurie au printemps, grands massifs frais comme des drapeaux de tulipes jaunes et rouges en bandes organisées, prenant le pouvoir, vite fané.
C’est vaste à l’intérieur et plus on entre, plus ça se rétrécit vers le fond du dédale, c’est plein de cintres sur des portiques à roulette qui circulent autour de tables basses en bois de sapin blanc, elles sont lustrées par le frottement des rouleaux de tissus étalés. Tout est coupé ici, avec un patron qu’on malmène, le contour à la craie des pièces de tissus, scènes de crime en morceaux, une manche, une jambe, un col, le légiste est couturier. D’un geste sûr, grands ciseaux aiguisés, crouic, crouic, crouic ! On me toise pas que du regard, tendre les bras, l’autre jambe, ils ont toutes les mesures de mon corps d’athlète, épaules de rêve devant la glace qui me déforme, reflet du moment, pour traverser les montagnes à pied c’est bien suffisant. On me taille un costard, pour l’évènement, bien enveloppé pour se montrer comme un autre, rentrer dans le bordel du temps, dans un habit propre et beau et avoir une allure étrangère, méconnaissable dans un pli d’ourlet à l’anglaise, de laine et de lin mélangé, se sentir bien dedans, pile poil aux entournures, un costume de scène ordinaire, pour aller marcher, s’asseoir dans l’herbe, sur rocher. Pour suivre le spectacle ahurissant et surpris qui nous accompagne, journalier, faire à sa mesure, un costume qui ne coûte que le temps de le faire, avec le plus beau tissu du monde, une veste, un pantalon que l’on garde toute la vie, longtemps, toute une vie de flânerie, de postures, de beuveries ratées, d’herborisations. Un habit qui ne dit rien, qui ne rapporte rien, ni parade, ni transactions quelconque, juste pour se sentir encore mieux qu’hier, dans les bonnes coutures avec des poches partout, et chaque jour dormir allongé à l’ombre d’un tilleul, un costume qui ne travaille pas.

 

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Luc Garraud | Debout

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Debout dans le bus, chaque fois, c’est mieux pour voir dedans et dehors en même temps, juste en face de la porte qui s’ouvre, s’occuper comme on peut, dans les allées et venues du quotidien, rien ne se passe vraiment et plein de choses inutiles, remplissent l’espace, dans la nuit c’est pareil, on fend l’air chaud à la fenêtre du haut de la maison sous les toits, on sent l’histoire naturelle passer, fendre l’air, la grande baie triangulaire, qui se remonte comme la lame de la guillotine, voir vite et loin, le long jour qui s’éteint, le brouillard qui tranche sur la peau du temps, faire glisser ses doigts, sur le sable brillant du soleil radieux, à ne rien comprendre de ce qu’il se passe, ce que l’on voit devant, de ce qu’il va arriver quand la porte du bus s’ouvrira sur la marche du trottoir mouillée le matin, milliers de pavés usés que l’on garde pour la beauté des pierres, les pas affolés, la pluie sèche, le vent, qui transporte tout, des phrases pleines de mots fragiles, on regarde où l’on met ses pieds en espérant que tout va bien se passer quand debout dans le bus à observer partout la porte se refermera sur la nuit.

 

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Luc Garraud | Chaud

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Il fait trop chaud dans ma montagne, le vent très doux entre par la fenêtre par bouffées, la maison est ouverte, des bourrons de papier sur la table roulent jusqu’au sol. Au bord de la forêt, les criquets accompagnent l’arrosage du jardin qui a soif, tout stridule. Mais ce n’est pas ça, qui calme le temps. Mon paisible transat de plage éventré, dans lequel je suis allongé depuis trois jours à ne rien faire, un peu le nez dehors, à regarder le sycomore lâcher ses tiques sur mes bras. Je compte les mouches de montagne, les taons qui cognent a la vitre, une fois dedans, piégés, j’entrouvre pour qu’ils retrouvent un chemin vers la forêt, rien y fait, c’est con, un taon, je les aide avec la main pour les guider dehors, ils reviennent, butés, curieux. Il fait trop doux, pour ma montagne froide, canicule de la nuit, dès l’aube à six heures dans les arbres, un tilleul fané, un sorbier au-dessus du rucher, à l’ombre, ma journée recommence par la nuit.

 

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Luc Garraud | À la royale

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Dans le talus et hop, direct rentré dans la haie, pas facile à attraper. Prendre un lièvre mort c’est mieux, de quatre livres, lui couper les oreilles, le même volume de pâte feuilletée en tranche épaisses pour l’empaqueter en entier, le barder comme le p’tit jésus, pareil au coq en pâte, ajouter des ingrédients venus d’ailleurs, du poivre de Zanzibar, des îles Moluques, du thym de Tain qui pousse sur le granite au goût d’Hermitage, remplir au ras des incisives, noyer ses yeux dans l’alcool avec du vin épais, rouge, pas frelaté, ni issu du résidu des communautés européennes, plutôt venant des excédents volés, dans la cave du voisin, du bien meilleur, du 14 minimum. Le monde de la cuisine est cruel pour les bêtes mortes, elles le sentent, même mortes. L’odeur royale est dans la pièce et dans toute la maison. C’est une recette facile à faire, cette préparation à préparer, mais pas facile à réussir, à refaire même. Quand on s’engage, qu’on le dit, qu’on a un lièvre, c’est pas tous les jours. Pendant des heures on peut dormir à côté sans vraiment surveiller la cuisson, sur un petit lit de fortune, enrobé dans les fumets d’herbes et d’épices, le jus gras qui ensuque.

C’est prêt quand la bête est confite, on la sort de sa cocote au four, bien lovée dans son chausson chaud, enfeuilletée. Bien ficelé de peur qu’il ne s’échappe, qu’il ne se carapate, que le lièvre mort se lève et d’un bon ridicule au bord de la route, traverse la nuit, sans ses oreilles.

 

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Luc Garraud | Bord de route

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On l’avait vu de loin au bord de la route, sa silhouette s’est précisée en s’approchant en voiture, faut dire que le temps était exécrable, pluie battante, brouillard à ne pas voir à 5 m, on a juste vu son pouce tendu, on s’est arrêté pour faire un peu de place à l’arrière, pour l’installer, tout trempé, chien mouillé, on était à côté de la maison, il s’est assis sans rien dire à la table de la cuisine, il s’est séché et réchauffé au pied du poêle qui tournait à plein régime, il a repris du poil assez vite après avoir englouti sa soupe qu’on lui a proposée, affamé, il était mort de fatigue, ses paupières se fermaient sans cesse, il a dormi comme un loir dans la chambre du haut, le matin ça allait mieux, on lui a donné des habits qu’on avait, une sorte de survêtement bleu qui lui allait très bien, il est resté quelques jours, allongé dans un transat sur l’herbe du jardin, ça a duré comme ça au moins trois mois, on a pas compté, il a aidé aux tâches, un peu de jardin, d’épluchage, il allait chercher le pain, il buvait son café au Sporting bar avec des gars du village, il s’est vite fait des copains, il y restait de plus en plus longtemps le matin, on avait le pain assez tard, de plus en plus tard, il aimait manger avec nous, sans rien dire des journées entières, on n’a jamais rien su de lui, sa langue, sa voix, son pays d’où il venait, s’il avait un pays, un lieu de départ, il est parti, enfin pas vraiment, il n’est pas revenu du pain, il a laissé les affaires qu’on lui avait données, sans rien, on ne sait pas ce qu’il est devenu, où il est allé, depuis chaque fois qu’il pleut, qu’il y a un brouillard épais, au bord de la route, on ralentit, pour voir si c’est pas lui.

 

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Luc Garraud | La rouille

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La rouille n’oublie pas, sur la grille du jardin d’en haut, elle fait ses traces et ronge sous la peinture écaillée sans dire, elle avance. Ce n’est pas bien vu dans un jardin à l’abandon, ou l’on ressent des choses qui ne bougent plus comme avant, l’œil regarde, l’autre ne sait pas quoi faire non plus, perdu. Ce qu’il s’est passé ici n’est plus visible, des empilements oubliés d’histoires multiples, la fabrique, tout s‘est fait la malle en douce. Un jardin dont on s’est trop occupé, pour lequel on a voulu beaucoup trop bien faire, la bonne pente est devenue mauvaise rapidement. II suffit pour voir, de le traverser, et se faire une idée du rangement, du bien ordonné, du dérangé bien trop rangé des plaisirs du monde apparus et disparus. Quand de la terrasse du haut, on suit les murets disloqués de pierres rouges, crépis écaillés, ciment défraîchi, enfoncés d’une broche en fer plantée tous les trois mètres, sur le replat de la margelle, des piquets percés de trous, pour faire passer le fil de fer lustré par le vent et la pluie. Tout est distendu, on ne vit plus ici, alors prendre le temps de retendre n’est pas dans les occupations. Il suffit de descendre par l’escalier ébréché à chaque marche pleine de mousses et rejoindre en dix pas la merveille, happé par le jardin du bas, sur la deuxième terrasse, de loin, qui a l’apparence de l’autre, semblable. Mais on s’enchante vite, rien ne s’est passé ici, on a laissé faire la mémoire, pas de traces, que l’histoire soit belle, qu’elle soit racontable, ou bien qu’elle n’existe même pas, on sent l’odeur de la rouille neuve.

 

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Luc Garraud | Les crêpes

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J’ai fait des crêpes, j’aime autant les faire que les manger, c’est bien banal, avec du sucre roulée serrée et croquer dedans comme dans une banane, aux deux bouts engloutis, sans vraiment mâcher le truc, chaude, beurrée, cristallisée de sucre, une crêpe quoi ! Je la mange debout pour mieux sentir le goût, la saveur étrange qui n’est jamais vraiment la même, dans tout le corps imbibé, qui descend jusqu’au bout des pieds, le long des bras aux mains, la chaleur qui shoote, une sensation. Le geste quand on la retourne, ah non, pas en la lançant en l’air, trop violent mais plutôt en venant soulever doucement le bord en se brûlant les doigts et hop. Elle est blonde dessous, satinée, fine. On voit la trace brune du geste de la louche. Je suis debout et je marche crêpe à la main, elle est fidèle et ne me rappelle rien de connu, ni de l’enfance, ni, je ne sais quelle histoire passée, rien de tout ça, mais bien du nouveau à chaque fois, elle surgit. J’ai déjà fait près d’un millier de pas sur le parquet, de la maison qui résonne, un ours en cage. Des odeurs de sucre, d’huile encore chaude, imprègnent la pièce. Le parquet s’incline, penche vers l’avant, tangue d’un coup et bascule en quelque sorte, ma maison se noie dans l’herbe du plateau, à la renverse, je sombre, je me retourne comme une crêpe.

 

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