Luc Garraud | Costume

Luc Garraud qu’on a déjà accueilli par le passé dans Hors-Sol propose aujourd’hui une longue série de textes brefs, qu’il appelle Herborisations, et dont voici, dans cette suite, neuf extraits.
 

 

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Grosse boule en cuivre brillante, j’ai poussé la porte du tailleur, sur le boulevard le long de sa contre-allée fleurie au printemps, grands massifs frais comme des drapeaux de tulipes jaunes et rouges en bandes organisées, prenant le pouvoir, vite fané.
C’est vaste à l’intérieur et plus on entre, plus ça se rétrécit vers le fond du dédale, c’est plein de cintres sur des portiques à roulette qui circulent autour de tables basses en bois de sapin blanc, elles sont lustrées par le frottement des rouleaux de tissus étalés. Tout est coupé ici, avec un patron qu’on malmène, le contour à la craie des pièces de tissus, scènes de crime en morceaux, une manche, une jambe, un col, le légiste est couturier. D’un geste sûr, grands ciseaux aiguisés, crouic, crouic, crouic ! On me toise pas que du regard, tendre les bras, l’autre jambe, ils ont toutes les mesures de mon corps d’athlète, épaules de rêve devant la glace qui me déforme, reflet du moment, pour traverser les montagnes à pied c’est bien suffisant. On me taille un costard, pour l’évènement, bien enveloppé pour se montrer comme un autre, rentrer dans le bordel du temps, dans un habit propre et beau et avoir une allure étrangère, méconnaissable dans un pli d’ourlet à l’anglaise, de laine et de lin mélangé, se sentir bien dedans, pile poil aux entournures, un costume de scène ordinaire, pour aller marcher, s’asseoir dans l’herbe, sur rocher. Pour suivre le spectacle ahurissant et surpris qui nous accompagne, journalier, faire à sa mesure, un costume qui ne coûte que le temps de le faire, avec le plus beau tissu du monde, une veste, un pantalon que l’on garde toute la vie, longtemps, toute une vie de flânerie, de postures, de beuveries ratées, d’herborisations. Un habit qui ne dit rien, qui ne rapporte rien, ni parade, ni transactions quelconque, juste pour se sentir encore mieux qu’hier, dans les bonnes coutures avec des poches partout, et chaque jour dormir allongé à l’ombre d’un tilleul, un costume qui ne travaille pas.

 

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