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Yannick Torlini • Sysiphe pour un lyrisme

Heureux de recevoir un texte de Yannick Torlini, « poète et explorateur de la malangue ». « Ecrit des textes avant tout. Travaille la langue autant qu’elle le travaille. Ne sait pas où il se trouve. Travaille. Travaille souvent. Ecrit contre l’angoisse et le désastre. Ecrit parfois pour. Ne sait pas où il se trouve. Ne sait pas. Travaille à ne pas savoir. Imagine quelque chose de lyrique. Ne sait pas où il se trouve. N’y travaille pas. » « A encore beaucoup à écrire. » Il a publié Nous avons marché (Al Dante), Camar(a)de (éditions Isabelle Sauvage), Tandis que (Derrière la salle de bains), et publiera Rien(s) en 2015.


ou comment. comment trouver une profondeur à la langue ou comment. une profondeur à l’os. à la pourriture. comment. une profondeur. il faudrait trouver cela. trouver une profondeur. il faudrait trouver. dans une profondeur. une profondeur de la langue. quand la langue. quand la langue les mots ne sont pas liquides. les mots. ne sont pas liquides. ils ne sont pas une eau en mouvement. ils ne sont pas une pluie battant le visage. les mots ne sont pas liquides. les mots sont un amas de pierres. les mots ne coulent pas. ne ruissellent pas. les mots sont un entassement. dans nos vies un entassement. il ne faudrait plus. vivre entassés. trouver cela. trouver une profondeur à l’entassement. les mots sont des pierres larges et lourdes. des pierres. ils ne s’écroulent pas. nous avançons. les mots sont des pierres. nous sommes lourds et lents. nous avançons. nous escaladons. quand il faudrait seulement s’arrêter seulement. s’arrêter et. creuser et. creuser et creuser. et. creuser seulement creuser. seulement. pour trouver une profondeur. il faudrait trouver les mots ne sont pas une vibration. les mots ne sont pas les mots. ne sont pas l’oscillation de nos langues dans l’air. ne sont pas un drap qui claque dans la tempête. les mots ne sont pas une vibration pas un chant. ils forment une masse compacte et solide que nous nommons pierres. les mots ne sont pas une vibrations. pas une eau liquide. nous avançons encore. nos épaules s’affaissent nos corps tombent. les ongles grattent ce qu’il reste du monde. les mots ne sont pas une profondeur. ils ne sont pas une condensation. ils ne sont pas une brume accrochée à une végétation éparse. ils ne sont pas une brise d’automne troublant une étendue liquide. les mots sont un entassement. ils sont le poids de la terre dans nos bouches le poids la. terre le poids le. poids la terre le le le. poids le la. la terre la. terre. les mots sont un entassement. un effort. alors qu’il faudrait creuser seulement creuser. seulement seulement creuser seulement. creuser. éviter évider. creuser pour ne plus s’élever retomber. les mots sont des pierres ils nous recouvrent chaque jour. nous sommes des travailleurs sans lendemains. des travailleurs nous sommes travaillés. par la montagne l’entassement cette dureté de la roche. dans nos bouches. nous sommes travaillés dans nos bouches. nous sommes travaillés par. nos bouches. le monde circule sous le recommencement sous un effort. pour simplement persister. le monde circule. le monde n’est pas une profondeur. les mots sont des pierres. les mots emplissent nos os nos entrailles nous alourdissent. nous sommes lents. les mots ne sont pas un entassement. nous continuons pourtant. nous sommes lents. nous avons l’énergie de continuer. nous avons l’énergie le temps. nous manque le. temps le temps. le temps nous manque le. temps le temps manque le. temps nous manque. nous avons l’énergie. pour continuer. le temps nous manque. les mots sont des pierres. les mots sont un entassement. les mots sont ce qui persiste. ce que nous travaillons nommons langue. langue est ce que nous nommons. nous nommons langue. nous nommons langue le temps nous manque. nous nommons. ce que nous travaillons. ce qui est langue est pierres. nous nommons ce qui est langue. nous nommons. nous nommons langue est la pierre. est la pierre. est la pierre la langue chaque matin nous nommons la pierre. ce qui est langue. ce qui est effort. et entassement. nous nommons l’entassement. ce qui est effort est recommencement. nous ne progressons pas. cette façon de nous taire. nous ne progressons pas. il y a un mécanisme de l’échec. cette façon de nous taire. une logique. langue est ce qui échoue ce que nous recommençons est langue est échec. langue est ce qui est. nous ne progressons pas. l’entassement recommence. nous recommençons. pierre est langue est mots ce que nous recommençons à entasser. nous ne progressons pas. nos mains ne sont pas des puits. nos mains ne saisissent pas. nos mains sont planes. nos mains ne sont pas une montagne où la pierre. nos mains ne saisissent pas. nous ne progressons pas. nous recommençons. langue est mots est pierres est ce qui recommence. nous nommons langue. nous ne progressons pas. nous nommons.

nous luttons depuis trop longtemps. trop longtemps. trop. nous luttons trop. nous luttons sans espérer nous luttons nous luttons encore. sans espérer. dans cette incertitude que nous nommons pierre. sans espérer nous luttons nous ne sortons pas de nous-mêmes. nous nommons pierre. il y a une incertitude. nous ne sommes pas une consistance. nous n’avons pas de forme. nous ne sommes pas le repos après la guerre. il y a une incertitude. une inconsistance. nous ne savons pas où nous commençons. où nous finissons. où est l’ultime limite de notre devenir. nous ne savons pas. quelque chose du corps traverse nos mots nos gestes nos pensées. nous ne savons pas. nos mains ne sont pas une eau pure et limpide. nos mains ne sont pas une forêt prise dans le doute de la nuit. nos mains ne sont pas des puits clairs. pas le son qui résonne entre les murs. nous ne savons pas. nos mains ne sont pas des trous. pas des prisons. nous luttons depuis trop longtemps. nous ne savons pas. nous ne savons pas quoi dire. un chemin en. nous un chemin. devant nous un. chemin. que nous ne réussissons pas à. dans ces soubresauts nous. ne sortons pas nous. de nous-mêmes. nous ne. de nous-mêmes nous ne. cette lutte. chaque jour. ce que nous disons n’a pas d’importance. ce que nous disons. est le froissement de la feuille l’éclatement de la roche. est le craquement de la branche. est la lente dérive de. ces jours nous ne parvenons pas. est l’enchaînement d’un pas + un pas + un pas. est la situation de ceux qui n’ont pas de situation. est la limite entre l’état solide et l’état liquide. est la saturation de la langue dans la langue. est la tempête contre le verre qui résiste. est la désastreuse vie sans mouvement désastreuse vie. est le sable qui s’insinue lentement. est l’enlisement programmé de l’aube dans l’aube dans l’aube dans l’aube. est la porte qui claque dans un autre corridor. est la boue qui s’accroche à nos dents nos dents s’accrochent nos dents la boue. est la planche vermoulue sur laquelle. nous marchons. est la crampe qui gagne toujours la crampe gagne toujours. est ce qui se tait lorsque la chair s’est déchaînée. est l’espoir qu’un jour. est l’espoir qu’un jour oui un jour l’espoir cessera. nous luttons depuis trop longtemps. nous ne sortons pas de nous-mêmes. l’exil est notre force. nous luttons depuis trop longtemps. quelque part d’autres pierres d’autres. quelque part d’autres d’autres. pierres d’autres. quelque part d’autres. quelque part. pierres et pierres et pierres d’autres. quelque part. d’autres et pierres d’autres. quelque part. nous luttons. depuis trop longtemps depuis. nous. luttons. ce qui en nous. reste un effort pour la pierre. depuis trop longtemps. nous. la pierre. luttons pour. nous la pierre.

mais nous ne savons pas mais. nous. ne savons pas où aller. où. comment aller mais. nous ne savons pas où. comment. aller dans. mais. nous ne savons pas. où aller dans quelle direction aller quelle direction prendre. quelle direction. nous ne savons pas. nous n’avons jamais su. rien n’est évident pour nous rien. n’est évident. si la pierre. et la pierre et la pierre et. la pierre. rien n’est évident. pas même la solidité de l’os. la certitude du muscle. quelque chose n’est pas limpide. quelque chose ne se laisse pas saisir. quelque chose est un mouvement que nous ignorons. quelque chose traverse ce qui. en nous quelque chose traverse. nous ne savons pas où aller. quelle direction. quelque chose le poids de la pierre. quelque chose ne se laisse pas saisir. nous ne savons pas où aller. il n’y a pas de lieu. quelque chose n’a pas lieu. nous n’avons pas lieu. seulement l’effort. le poids la lenteur. le recommencement. ce que nous escaladons dans cette langue étrange langue du vivre-écrasé. langue étrange langue. étrange étrange langue é. trange langue é. trange étrange lan. gue é. trange langue. nous ne savons pas. ce qui a lieu lorsque nous n’avons pas lieu ce qui. a lieu lorsque. chaque matin succède à chaque matin oui. chaque matin succède chaque. matin. succède chaque matin. oui. chaque matin succède. chaque matin succède. nous ne savons pas où aller. nous ne savons pas. nous ne savons pas ce qui sort de nos bouches. nous ne savons pas contre quoi nos langues claquent. nous ne savons pas. nous ne savons pas quelle est la consistance des dents. nous ne savons pas quel souffle traverse. nous ne savons pas ce qui renverse la gorge. nous ne savons pas. nous ne savons pas quel matériau troue le vide qui. gagne et gagne et gagne. nous ne savons pas. ce qui dans la langue fait une langue quelle entaille. nous ne savons pas. nous avançons rien n’est évident. rien n’est évidant. nous avançons. nous ne sortons pas de nous-mêmes. nous ne sortons pas. nous. ne. nous ne sortons pas. de cette histoire de corps de distances de. cette histoire de. nous ne sortons pas de nous-mêmes. ces montagnes. cet entassement. l’enlisement la pluie d’autres silences à. venir encore tout est à venir. nous n’avançons pas l’enlisement nous n’en sortons pas. cette terre épaissit. la glaise nos pas résonnent nos pas. résonnent nos pas résonnent. nos pas résonnent nos pas. sans certitude. nous répétons nos os nos plaies notre chemin. chaque chemin chaque. chemin le même nous répétons. que nous ne pouvons pas sortir. qu’il y a un dispositif. que nos yeux sont pris dans une boue. que la pierre n’est pas bien solide. que nous sommes bien trop lourds pour la tempête. qu’un fracas dans nos têtes. qu’une idée de la pourriture. que semblant seulement semblant. que nous nous débattons dans cette pâte nous nous débattons. que nous nous débattons nous nous débattons nous nous. débattons. que le monde n’est pas bien habitable. que le sol est notre mortier. que les murs sont aussi un horizon. qu’un pas + un pas + un pas + un pas ne font pas toujours un chemin. que nous portons un poids bien plus lourd que nous-mêmes. que nos peaux sont des bannières sans noms. que demain encore demain. que demain encore demain nous luttons aujourd’hui hier nous luttons encore. nous luttons encore. la langue et le monde ne sont pas habitables. nous avançons. nous ne sortons pas de nous-mêmes nous ne pouvons pas nous ne. pouvons pas. nous sommes un entassement. cette fois. un entassement cette fois nous. ne désespérons pas cette fois. nous n’espérons pas. nous ne sortons pas de nous-mêmes. nous ne pouvons pas. nous ne pouvons pas ne pouvons pas. seulement nous ne pouvons pas.

nous nous fragilisons. nous sommes fragilisés. nous nous fragilisons est fragilisé par. nous sommes. nous sommes fragiles nous sommes la fragilité. nous nous fragilisons. la somme de nous + nous + nous + nous est fragilisée. la somme se fragilise n’est pas nous. n’est pas nous sommes fragilisés. n’est pas la somme. n’est pas est. nous nous fragilisons. nous sommes du verre. du verre quelque chose se brise en nous est brisé. nous sommes fragilisés. nos ombres tiennent debout nos. ombres. nos ombres nos ombres tiennent nos. ombres tiennent nos ombres. nos ombres. sont un grand vent nos ombres tiennent dans le vent. nous nous fragilisons dans le verre. nos ombres tiennent sont un grand vent une grande fatigue. où s’entasser où la langue le verre s’entasser. nous fragilisons ce qui. en nous quelque chose se brise avec le fracas de la nuit. se brise. nous ne tenons plus debout. un grand tremblement envahit nos mains. nos mains. tremblent nos mains nos mains tremblent. nous ne tenons plus debout. la fatigue gagne fraîchit glace. chaque centimètre de peau arraché à l’inertie. la transpiration est froide. un grand tremblement. la transpiration est froide nous ne tenons plus debout. nous voulons nous asseoir mais la tête. la. tête la. tête la tête la. tête la tête la la tête la. tête la la la tête la tête la. tête. bourdonne la tête la. tête bourdonne la tête. nous voulons nous asseoir. la tête bourdonne nous ne tenons plus debout. un grand tremblement quelque chose se brise. quelque chose se brise résonne se brise résonne encore se brise à nouveau résonne toujours. quelque chose. un grand tremblement nos mains. un grand tremblement. nos mains un grand tremblement. nous ne tenons plus debout. s’asseoir est impossible. du verre seulement du verre. s’asseoir est impossible nous ne tenons plus. debout. il nous faut nous allonger. le froid le tremblement le bourdonnement. du verre. quelque chose en nous se brise ne s’arrête pas. nos ombres tiennent pourtant portant nos ombres pourtant. portant nos ombres pourtant. pourtant. nos ombres tiennent pourtant portant. portant nos ombres. nos forces nous abandonnent pourtant nos ombres tiennent pourtant. pourtant. nos ombres : tiennent.

Charles Fort-Vert • Cristaux de mots (12 à 15)

Charles Fort-Vert est botaniste, spécialiste impliqué dans le domaine du végétal et de l’environnement. Sa pratique d’écriture trouve son inspiration principale dans la musique contemporaine ; en tant que sources secondaires, la géologie (roches, structures, couleurs, strates, reliefs…), la perception aromatique et la photographie artistique. L’écriture se concentre autour des mots et des lettres, point de départ et d’arrivée des textes, après leur voyage en lignes.


12.Collapsus

Las. Être las. Spasme du temps. Espace-temps. Là.
Apte. Être apte. Désir psychosomatique.
Pâle. Être pâle. Paille pâle comme la robe jeune.
Spall. To spall. Éclat bleu du lapis juste le laps d’une éclipse.
En longeant les isohypses, la veine de gypse,
le jebsal pâle,
en traquant le salpêtre,
la racine-hydre du sol, aspire et lappe, suce
la roche mère et ses enfants effrités, ses sables libérés,
les arènes voyageuses et les argiles fines.
Psalmodie ! Chante un psaume attique ! Grec.
Puis lappe le sang. Lapsang ! Thé fumé et tokay gypsé.
Chant mille fois réécrit, laspi sur laspi,
vieux palimpseste, parchemin des vignes hautes.
Et reste apte.
Las ? Collapsing ? Spasmes ? Quel laps ?
Un temps indéfini, celui de la lampée qui diffuse le venin-vin,
doux venin qui,
t’en souviens-tu,
rappelle ce laps de terre et de ceps.
Ceps. Bois. Cèpes des bois.
Gît sur le gypse.
Éveille la merveille !

mot de base : laps
phase préparatoire et d’écriture : Dusapin Laps (1987)

Texte dédié à Léonard Humbrecht et son génial Jebsal (pinot gris sur gypse à Turckheim).


13. Portique stoïque

L’époque est musquée. Héros érotiques, ego authentiques.
Éthique ? Where ? Wo ? Dove ? Masques. Loups.
L’époque est abêtie, ab-éthique.
Il nous faut retrouver le portail stoïque, la porte éthique,
sans prophétie, sans fêtes ni prophètes,
un grès stoïque, red sandstone ou bunt sandstein éthique.
La base, le début de la matière.
L’entrée de l’oikos, le stoikos !
Le grès du portique est primaire, paléozoïque, paléostoïque.
Il faut donc descendre, redescendre à travers le magma
pour trouver le fin fond, la roche dure, la pierre fondatrice.
Musc ? Mousse, mousseron. Feuilles ! Mortes ? Bunte blätter.
Oronge orange sous le cognac de la feuille et ses veines.
Reine automne. Humus musqué, noirâtre. Cendres. Bruyère.
Bois ! Bois le bois. Résine. Hume la résine,
Hume l’humus lent et rampant.
Œil, exerce et traque la teinte, la nuance, nue,
enlacée, la fusion de la forêt orange
avec le vert sombre smaragd de ta pupille.
Braque l’iris sur la roche en attente, le grès patient.
Qui prendra le burin ? Quelle main saisira l’acier ?
Et découpera dans l’odeur du silex
les flancs droits des pierres équarries
qui engendreront le stoïque portique !

mot de base : stoïque
phase préparatoire et d’écriture : Xénakis, Morsima-Amorsima, Anaktoria


14. Hélitreuillé de l’eau

Œil ! Que braques-tu
Dans les flots verts,
à distance ?
Quelle tache jaune
parmi les lames se balance ?
Un corps ? Un homme ?
Entre deux eaux, il oscille.
Vite, cours ! Forces ta force.
Force ton corps docile.

Le phare allumé, au loin.
Ton axe. Espoir fragile.
Spirale des marches. Monte,
Inspire, halète.
Crie plus fort de ta voix
ténue qui vacille.
Il entend, descend, pensant
Qui a mal ? penchant la tête.

Filet de voix. Visage parlant.
Visages se parlant.
Jaune / Tache.
Larmes / Alarme.
Tu pleures encore ? / Rotor.
Pâle ? / Pales tournoyées.
Tu craches ? / Le bourdon s’arrache.
Tu redescends les marches.
Et sur les vagues lames, il y a le corps à l’eau noyé.

Câble, filin, tends-toi,
tire.
Hisse ta prise.
Hélitreuillé de l’eau, bravant la bise
il s’élève, hors eau,
héros flasque
dans la bourrasque.

Sur le sable, le voilà
inconscient, immobile.
Cet homme ramené, cet homme ranimé, qui-est-il ?
Elle s’agenouille. Dégage
son visage. Sexe. Age ?
Et dans l’iris, cristal de l’œil, éclat subit, mirage ?

Il vit, mais oui il vit,
son corps s’anime.
Œil ! Que braquais-tu
dans les flots verts ?

Hélitreuillé de l’eau, vivant !

mot de base : œil
phase préparatoire et d’écriture : Mylène Farmer, Ainsi soit je et chansons de la même époque


15. Toi

Blond et bleu : même origine.
Pers et bleu de soie : nuance.
Tes yeux et leurs reflets changeants.
Au Portugal, une terre poussiéreuse gris-jaunâtre.
La veine qui court le long du bras pâle.
L’homme livide et inquiet.
La jacinthe qui fleurit au cœur du désert.
Et le bleuet au milieu des blés.
Même origine.

Ton jean qui te va si bien, pastel de Gênes.
Le bolet frais cueilli qui bleuit à la coupe.
L’encre qui sort de ma plume.
Le ciel. Tu lèves les yeux. Trop pâle encore.
Ton visage étonné de me voir.

Les deux enfants blonds jouent sur la plage. Le blond de leurs cheveux est très clair, homogène. Nous sommes au nord de l’Allemagne, sur le littoral baltique. Ils ont les yeux d’un bleu délavé, et sur leur corps nu, la peau est pâle, blanchâtre et laisse voir le réseau de leurs veines bleues. Le linguiste est là qui les regarde : sont-ils blæwaz ?

Le bleu du cuir de tes valises.
L’aéroport gris, froid, ombreux.
Tu pars ! La veine du cœur qui se gonfle.
L’air fendu par la flèche.
Mes larmes bleu pâle.
Le vol sans problèmes puis la panne.
L’atterrissage forcé. Pose en catastrophe sur la glace.
La banquise tiendra-t-elle ?
Je t’attendais. Temps immobile.
Même origine.
Temps suspendu. Souffle suspendu.
Tu as froid, je le sens.
Tu vis, je le sens.
Tu n’as pas fini tes jours dans les glaces de la Baltique.
Puissante et chaleureuse intuition.

Certes, ils sont blæwaz ou blawir, blao et finalement blau. Bleus. Bleu a une double origine : la teinte légèrement bleuâtre-livide des peaux exsangues et nordiques et le bleu plus sombre des veines qui y tracent leurs ramifications. Non pas deux origines distinctes, mais réunies, vivantes dans ces enfants blonds et bleus sur le sable. A la cour de Darius, les chevaliers entrent en procession. Ils portent le ruban moiré et bleu de leur rang et de leur sang. C’est un bleu foncé tirant sur le noir, croit-on. Mais les avis sont partagés. La science est passée par là … Alors le bleu des Perses est resté vague et tes yeux sont pers devenus, c’est-à-dire d’un bleu nuancé à reflets changeants.

Mes bras où tu tombes.
Quelle cuirasse as-tu arraché ?
Je me sens fait de sang et d’eau.
L’amour coule à grands flots.
Mais ne restons pas là, sur ce marbre.
Pierre livide, je t’aime pour tes veines bleues.
Moire et bleu du ruban perse.
L’entrée des chevaliers et leur danse.
Même origine.

Amour pourquoi nous tiens-tu ?
Quel fil bleu nous rassemble ?
Quel fil bleu nous ressemble ?
Hélitreuillée de l’eau, vivante.
Et dans mes bras pour un instant éternel.

L’ancien germanique blæwaz a donné en latin blavus. Est-ce un mauvais copiste, un malentendant ou un poète qui a compris flavus, blond ? Blond et bleu sont apparentés par la fluctuation de leur initiale. En espagnol, blavo désigne un gris-jaunâtre terreux, rappelant la lividité des teints nordiques. Les chevaliers forment maintenant un double rang d’honneur. On déroule un tapis perse. L’assistance attend l’arrivée du dauphin. Les chevaliers trépignent aussi. Il apparaît. Une clameur. C’est un enfant d’un blond insolent aux grands yeux bleu clair. Dans son habit de diamant, il a oublié la plage et le sable.

mots de base : bleu et pers
phase préparatoire et d’écriture : musique médiévale Hespérion XX ; Lully, Marche pour la cérémonie des turcs (Tous les matins du monde) ; Prokoviev, Roméo & Juliette, Danse des chevaliers


Cristaux de mots : partie 1 (texte 1-1), partie 2 (texte 1-2 et 2), partie 3 (textes 3 et 4), partie 4 (textes 5 et 6), partie 5 (textes 7, 8 et 9), partie 6 (texte 10), partie 7 (texte 11), partie 8 (textes 12, 13, 14 et 15), partie 9 (texte 16), partie 10 (textes 17).

Pierre-Antoine Villemaine • Untitled (II)

Pierre Antoine VillemainePierre Antoine Villemaine est metteur en scène, écrivain, artiste et enseignant. Chargé de cours à l’Institut d’Études Théâtrales de Paris III, directeur artistique des Ateliers de lecture à haute voix de la Bibliothèque Publique d’information, Centre Pompidou (2001-04).

A mis en scène des oeuvres d’Artaud, Bataille, Blanchot, Celan, Duras, Genet, Giacometti, Handke, Jabès, Kafka… A organisé et participé à des rencontres et colloques notamment sur Artaud, Jabès, Blanchot, Celan, Michaux…

A publié de nombreux articles, récits et poèmes en revues : Remue.net, N4728, Ralentir/Travaux, Revue des Sciences Humaines, Revue d’Esthétique, Théâtre/Public, Europe, Le Nouveau RecueilSens Public, Communications

 

Une pensée est limitée par une autre pensée. 
 

 Une voix. Il n’était guère autre chose qu’une voix. (J. C.)

 

 

 

 

 

 

 

creuser tout cela

avec toujours plus d’abandon

toujours plus d’ignorance

 

 

sans forçage

sans outre-passage

sans dramatisation qui altère

sans formalisme

sans violence

 

 

venue de zones verbales

lentement et avec patience

pas d’envol – dis-je – un creusement

 

 

 

à la dérobée / dans la discrétion / les touches fugitives de la main musicienne règlent la dispersion de la pensée / sa scansion / accordent une musique du sens

 

construire dans ces glissements et ces fuites / dans ces égarements féconds / depuis la langue / depuis son épaisseur / autre chose que de la signification / un nouveau possible

 

 

… tout cela pas raisonnable

 

 

 

perdu dans les escaliers

le dit de l’effort

raccords et coutures

marques de soudures

 

pressenti plus que su

le frottement familier

l’affect qui excède

la poussée qui origine

 

 

 

 

            – l’écho d’une voix dans le sommeil ?

 

 

 

 

 

 

 

 

par le chemin de brume tu avances / vers le passé / des particules imperceptibles bientôt des échos de pas dont tu ignores la provenance étourdissent ta pensée / des éclats ou étincelles déliés fusent / t’interloquent / te retournent

 

… et le chemin de neige voyage en mémoire

 

 

là ­— le monde se dépose en toi

 

 

le monde d’avant

et des cris :

 

 

             kamalatta ! 

                        killalusimeno !

                                    pallaksch ! pallaksch ! 

 

 

 

 

notes esseulées / matière de langue fouillant les replis du cerveau / mots heurtés / vibrations de la pensée dans les corps / cherchant une issue par delà les langues comprises

 

 

 

… et cela devient clair sans être compris

 

 

 

 

 

 

en ces temps inquiets où la réalité fait défaut il avance avec trouble / il s’aventure / se met découvert / un ton à demeure s’invente la coulée d’une vie / sa couleur vocale / sa compréhension rythmique

 

 

 

 

 

… et ce n’est pas l’expression d’un seul mais le passage de la multitude en lui

 

 

 

 

collecte de mots sur le clavier primitif de la parole

un frôlement de
pensée

une étincelle

 

 

 

 

 

 

 

dire du mort

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

dans les tranchés / aux aguets / l’immobilité tendue / autour les mots pleuvent

 

la langue descends dans le cerveau / heurte l’époque glacière / heurte la nuit / d’autres régions d’attention

 

tu arpentes un territoire mental / tu veux saisir le mouvement de la pensée / son maelström / son délire

 

 

 

même bruit / même pensée

 

d’une si grande douceur

d’une si intimidante lenteur

 

… il y a là quelque chose qui force à penser

 

 

 

au bord d’une pensée / l’éclat d’une locution / la scintillation d’une lumière particulière propage un halo de sens

 

 

 

 

 il ne resta de lui que trois traits en zig­zag. (K.)

 

 

 

 

 

 

 

 

rendre la parole / ce qui échappe / qui sans cesse revient

 

dans l’indécision des commencements / à côté / toujours de côté / dictée du passé /  la phrase unique et sans but / panique

 

à sauts et à gambades / ondoyante diverse / jamais liée à l’intention logique / sinueuse mobile / lentement / dans la voltige / maintenue à l‘état de projet / en mouvement dans la bruine / elle affleure  / entame la surface

 

en mémoire / dans le report incessant / c’est ainsi qu’elle répond / dans le degré d’équivoque requis

 

 

 

la parole glisse sur l’image

 

 

 

tu n’inventes pas / tu composes / par déplacement discret / une cohérence / dans l’arrêt probable / à chaque instant /  reprenant la mort des figures

 

componimento inculto / aspiration de l’esquisse / de la composition informe / de l’ébauche / de la vision informelle 

 

 

le piège de l’instant / de la fascination sensible

 

 

 

Jacques Serena • Licence trois

toulonFinFev2014 011 copieJacques Serena est né à Vichy en 1950. Après de nombreux petits boulots, il se consacre à l’écriture. Son premier roman Isabelle de dos paraît aux Éditions de Minuit en 1989 où il publiera ensuite six romans. En parallèle à sa production romanesque, il écrit pour le théâtre et, notamment, Rimmel qui a été monté par Joël Jouanneau, en 1998, au Théâtre Ouvert, à Paris, au Théâtre du Point du Jour, à Lyon et au Théâtre National de Strasbourg.

 

Aurore, Ingrid, Caro et moi n’avons plus qu’une idée, aujourd’hui, nous fuir. Je nierai en bloc avoir animé des options dans un quelconque établissement et tout ce qui aurait pu s’en suivre. Et elles, de leur côté, démentiraient mordicus avoir jamais été certains vendredis soirs mes élèves préférées. Alors que pourtant il nous semble bien que, autour d’avril, fin avril début mai, à tour de rôles. Mais la vérité. La vérité n’existe plus, voilà la vérité. Ou si elle existe encore, elle n’est plus pour nous. Jamais plus nous ne pourrons prendre le risque de croire à l’objectivité de qui que ce soit, ni à aucun témoignage, ni à aucun souvenir, même de bonne foi, surtout de bonne foi. En ce qui nous concerne, Aurore, Ingrid, Caro et moi, nous ne pouvons plus croire, au fond, qu’en ce que nous désirons follement et craignons terriblement de croire. A ces heures où ça ne fait plus tellement de différence, où on peut s’avouer redouter ce qu’on désire et bien sûr désirer au fond ce qu’on redoute à ce point. En général après vingt-deux heures. Mais dans la journée, aujourd’hui, force nous est de constater que nous passons notre temps à nous fuir, à ne plus nous répondre ou à nous inventer de fausses crises d’allergies. Nous ne voulons plus au grand jour de ces secrets qui agacent nos gencives, font pourrir nos mollets et titillent notre sang comme des spinelles sous la peau. Fuir et nier, d’accord, mais la question, une des questions, c’est comment expliquer l’indéniable concordance des détails, des temps et des lieux dans les récits de chacune d’elles et de moi. Comment expliquer aussi cette incompréhensible photo retrouvée entre les pages de mon second roman. On peut assez facilement y reconnaître mes trois, Aurore, Ingrid et Caro, mais les deux autres. Le pire restant quand même la similitude de nos versions, ces bribes et lacunes si analogues, la seule fois où nous avons osé prendre le risque de nous revoir elles et moi et d’en reparler cartes sur table en terrain neutre, au fond du vieux bar mégoteux de La Farlède. Ces versions juste assez semblables, juste assez divergentes et avec juste assez d’oublis pour être crédibles. Pour bien s’immiscer en nous et y commencer leur lent travail. Ces versions d’où ressortait nettement qu’en licence trois autour du mois d’avril, fin avril début mai, je les gardais bel et bien à tour de rôle en retenue à l’intérieur de ma salle. Quand le plafond de la salle se craquelait. Quand comme en guise d’avertissement derrière-moi était restée scotchée mon affiche représentant l’étang de l’Aveyron, l’ombre profonde comme une frayeur céleste sous la voûte d’arbres, des noyers, pour ce que j’en savais. C’était en fin d’après-midi quand dehors il y avait tout ce bleu, tout ce ciel, quand le moindre bruit avait pris un écho clair. Quand la salle sentait la terre sèche, la craie et la poussière. Alors elles devaient obéir. La poussière de craie, que le frottement des pas avait fait pénétrer dans le plancher, agglutinée dans les craquelures, elles devaient la remuer en y enfonçant l’extrémité de leurs stylos. Tandis que dehors, sur le terrain de jeu déserté, des portiques faisaient osciller des chaînes. Quand je me détournais d’elles, elles allaient en silence au fond de la classe et inventaient des jeux. Quand je finissais d’écrire au tableau le mot rétribution, elles devaient cesser et s’aligner contre le mur du fond et attendre. Que j’en pointe une du doigt. Alors il semble que je ne gardais que celle-là. Qui peu après se retrouvait, je ne sais pas comment, elles non plus, mais semble avéré que celle que je gardais se retrouvait en jupe et socquettes, debout sur mon bureau à tournoyer en fredonnant des réminiscences de chansons. Et moi, assis, je regardais au-dessus de moi la jupe devenir un parapluie, parfois une corolle. Je voyais les pâles et minces jambes de pouliche. Les socquettes glissaient sur les mollets. J’apercevais la culotte blanche et le ventre plat, c’était aussi propre qu’une poupée et sentait le talc. Je me souviens bien de l’odeur de talc et je revois nettement des objets restés solitairement sur la table de celle en retenue, un classeur ouvert, un stylo parme, un sachet d’abricots secs, un petit brick de jus de pamplemousse. Mais ce devait être à une toute autre époque, c’est ce que je me dis, maintenant, et ce que je finirai par croire. C’est certainement ce qu’elles se disent aussi, préfèrent penser. Ce devait être à un temps où on aurait encore pu confier à un type dans mon genre des filles en licence trois dans un établissement. En tout cas, aujourd’hui elles nieraient en bloc, les trois, Aurore, Ingrid, Caro. Et moi donc. Nous n’avons plus qu’une idée, nous fuir et démentir mordicus.

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Aurélien Barrau & Mathieu Brosseau • Cause

10003116_613872105358140_1146890352_nAurélien Barrau est astrophysicien et spécialiste de cosmologie et relativité générale ; il est professeur à l’Université Joseph Fourier de Grenoble, ainsi que — entre autres — chercheur au Laboratoire de Physique Subatomique et de Cosmologie du CNRS. Il travaille également sur des philosphes dont plus particulièrement Dbrosseau_icidanscaerrida, Nancy, Goodman.

Mathieu Brosseau est bibliothécaire à Paris où il s’occupe du fonds poésie et écritures contemporaines. Comme poète, il a publié dans de nombreuses revues de poésie. Il anime la revue en ligne Plexus-S depuis 2006. Il vient de publier le recueil Ici dans ça, aux éditions du Castor Astral.

 

 

 

 

 

Y a des trucs qui naissent, on ne sait pas pourquoi. Comme le Christ par exemple ou les virus. C’est le bris des liens, tu vois ? Les singes…

 

L’acause. La forme sans contours mais poussée…

Quand il ou elle bifurque en je. Mon clinamen. L’œil s’ouvre… poussée. On ne sait d’où. Mais ça pousse. Comme plante sans rien dessous. Dans cette insisterrance désespérée, sans insistance.

 

Quand ça jaillit, quand ça gicle, quand ça fuse. Ça tombe ou ça remonte mais toujours le même moteur innommable, juste un bruit ou un souffle, un goût d’accord.

C’est dur l’ingénuité. Il conviendrait d’être naïf. Comme un roi. Ça stridance les immondes. Ça crie là-bas, en moi. Ça royaume les frontières sans être vu, ça se forme mais ça ne se voit pas. Puis ça s’interrompt de mouvement pur. Ça se voit ne plus avancer. Ca s’incline sur.

L’acause accuse toujours un peu : le temps, la série, l’enchainé. Ça se relie. Il lui faut du rien. C’est dur de défaire le vide, de s’enrubanner de vacuités denses. C’est dur une défaite après une victoire et ce n’est pas Narcisse qui cause, c’est juste une chute, une chuite ou une cuite.

 

Penser spontanément serait un a-bris de Un. Se délier de son horizon ou l’avaler pour ne plus voir. Pas devant. Faire centre sur ses bords. Disséminer la singularité. Il faudrait inventer du continu. Il faudrait compter plutôt que vivre. Vivre, c’est la vouivre, c’est chaîne, forcément.

Ça n’a rien d’impossible, pourtant, d’être la frontière, le contour. Ça n’a même rien d’improbable. C’est juste ailleurs. Juste être avec rien autour.

C’est dans le jouir de la chute. Peut-être que l’orgasme, hein, Marie ?

C’est dans l’atemps de la latence, la mémoire numérique. Un, deux, trois, compte les jours qui te séparent de ta naissance…

C’est dans la vase de la langue, aussi. Le souvenir du bris. Dans cette boue de mots qui déphrase. Répété cent fois, le mot « boue » perd son sens. Perdre sa cause, si d’aventure le sens provoquait le réel. Il y a beaucoup place ici, dans le royaume. C’est immense. Sur quoi s’adosser quand il n’y a plus de frontière ? Sur ce morceau de pierre, ce tas de terre, ne plus être vu, sous terre. Il faut faire bord un peu partout, être la frontière pour y remédier. Des bribes de limbes pour soutenir et effondrer. Sans testament, ça c’est une crevure. Et pourtant.

 

Il y a des fractures pour briser les saccades. Pour demeurer dans le commencement de. Pour s’assoir dans une si rassurante instabilité. Délice du précaire. Apparition, disparition.

Voilà où ça (dé)mène : déchirure spontanée des peaux de mondes, à l’intérieur de l’œil.

La peau du serpent de feu toujours déjà résiduelle. Il mue. Désactualiser le virtuel. Insister contre-temps. Si tu t’adosses au mur et te mets à rêver : tu crèves. Se terrer dans l’angle est un appel aux démons, sans le savoir, les pages sont reliées, le livre est fait, tu es fait.

 

TU ES FAIT, QUAND CA MURE.

 

Quand l’acause s’en mêle. Ça change tout. Tombé d’un rien, et on ne parle pas de prétendues libertés.

La brèche n’a rien d’une fêlure. C’est l’arracher qui chaotise. Et c’est l’instable qui incise. C’est là que ça s’interrompt, encore, de survitesse. Ça s’attend dans l’écroule. La rencontre perce, une flèche en travers de la tête, pas cupidon, non, non. Quoique Marie-Madeleine…

 

Au lit, à cause d’un virus étrange que seuls les singes attrapent. Personne ne comprend, au zoo, on m’a dit : « c’est l’histoire d’un atome ».

 

C’est figé comme un photon qui se temps. Ça se pelure.

Spontanément c’est un son. Puis un ton. Un rythme. Bientôt une résonance, un écho. Ca retimbre. On apprendra plus tard que c’est une musique atonale. Il n’y a que ça. Le reste est guirlande-sur-frontières.

Et la fugue fuit. Quand je deviens.

 

Puis ça creuse. Alors on compte dans le sous-terrain. Combien de kilomètres avant ta mort ? Combien d’heures avant ta tombe ? Tu comptes à ma place car on a la même vie, les étoiles sont des nombres mais il ne faut surtout pas l’apprendre. Chut ! On grignote des nombres, on équationne, le sublime est ma frontière. OUI ! LE SUBLIME EST MA FRONTIERE, l’idée, la chose est chair parce que molle sans être liquide. On se gave de purée mécanique. On s’excède de déterminisme. On se gave les oies du corps. On se remplit le bec et les poches de graisses. On se trace. On se renouvelle. Les recettes de cuisine connaissent des variations. On s’enivre de pareil. On se même. Mais quelle est la cause de la variation ? Le sublimé pourrait venir de là. Dans une équivalence. La variation de la cause. Puis ça disparaît.

 

***

 

Ça s’eau. C’est humide de traces. On est là. Embué de signes, dans la gueule, cette gueule. On se met à courir. Très vite. Mais on reste immobile. C’est l’os. Presque désemparé. Les feuilles glissent. Accélèrent encore. Le vent. Puis la chute. La forêt s’est élevée (visage sur les racines), retournée (suivie presque instantanément par le ciel), saccadée (heureusement : la mousse). Longtemps. Jusqu’à la branche. Cinglante avant même d’avoir frappé. Elle approche, elle résiste à la pression de la peau. Elle se pose sur sa lèvre. Elle ne le blesse pas. La forêt s’est figée. Nous ne savons plus qui bouge, qui bat, qui meurt.

 

Un trou. Noir. Un trou de bête, forcément noir. Un trou évident, évidemment noir. Le tunnel se glisse autour de lui. Doucement cette fois. La terre frotte ses épaules. Elle rampe. Elle se blesse, un peu. Elle perd des bouts. Elle noircit (encore). Des radicelles blanc (mais noirs) se mêlent un instants à la texture maintenant terreuse de ses cheveux. Son corps est devenu marron (mais noir). Ça avance toujours. La galerie. Ça s’élargit un peu. Il respire mieux. La taupe. Il est heureux (il l’entend). Elle a peur. Il s’hypostasie. Elle veut partir. Elle panique. Une griffe près de son visage. Vers sa lèvre. C’est très rapide. Désordonné. Il esquive. (Par hasard). Tout ce qui ressent a des yeux. Les regards décrivent. C’est peut-être ça, la vie non-retournée sur elle-même.

 

La forêt revient, plus basse. Un arbre descend. Ses mains ressentent une écorce de plus en plus fine. Moins de mousse. Trop de lumière. La cime vient. Les racines sont très loin maintenant. Quelque chose semble ne plus s’accrocher, la taupe a de la mémoire. Il n’est pas tranquille : si elles remontaient ? Peu importe. L’air bouge beaucoup plus vite que l’arbre. La mémoire danse avec les nombres. Il se demande un peu pourquoi lui ne bouge jamais. Il aimerait se voir bouger. Il n’y arrive pas. Il n’y est jamais arrivé. Pourquoi ne peut-on faire que l’expérience de la fixité ? C’est affreux. Un oiseau encore plus vite que le vent plus vite que l’arbre. La cause de la variation. Les rencontres, par série aléatoire. Il passe souvent. Un corbeau, évidemment. (Pour le bec, un oiseau-bec). Il approche. On ne le voit approcher que quand il est déjà parti. Il frôle. Il touche. Le visage. Sous le nez. Trop agile. Il ne peut pas blesser. L’arbre remonte. Plus rien ne bouge. Presque. Parfois ça frissonne. Il fait plus sombre. Ça attend. Il pleut. C’est fou ce que les gouttes bougent vite. (Mais elles devraient aller encore plus vite, beaucoup plus vite : elles tombent de si haut, elles sont si peu freinées. Pourquoi ne vont-elles pas encore plus vite ? ça devrait. C’est la loi. Ça ferait mal. Ça devrait faire légalement mal.) C’est dur d’être un esprit, c’est-à-dire de ne pas le penser. Encore moins de l’attraper. Ce ne sont pas des gouttes. Ce sont des bouts. C’est dur. C’est froid mais trop vite pour qu’il le sente. Les grêlons percent. Une violence dans la forêt. Ça troue, ça cingle, ça tue. Pas la taupe, dessous. Les autres, ceux qui rampent en surface, ceux qui marchent (certains). Pas lui, il est trop gros. Mais ça peut ouvrir une lèvre, faire brèche. Ça coupe. Ça peut. Mais non. A coté. Une lèvre qui attrape le virus qui ne se voit pas. Mais pas la taupe.

 

La nuit. La forêt marche à nouveau. Moins vite. Moins sure. Moins droite. Elle frissonne. Parfois un arbre bute sur ses mains tendues. Parfois un rat vient sous ses pas et ne se désolidarise du mouvement de la boue que juste avant l’écrasement. (Il ne tue jamais.) Parfois un champignon pulvérisé lui laisse une désagréable impression d’indolente brutalité. Mais les ronces. Comme en rhizome. Epineux monde connexe qui ne le laisse pas s’opposer au mouvement de la forêt. Haillons. Brûlure de surface. Jambes sang. Equilibre vacillé (retour, donc, au rythme de la forêt). Visage sang. Juste front. Coulure douces jusqu’aux commissures. Sommeil. Demain là. Ruisseau. Stratification. Scarification. Eau vite. Galets mous comme chair, mi-cause, mi-effet. Vent, un peu. Déréférencement. Flux laminaire. Laminant. Mal être de trop de mouvements. Contact poreux-pénétrants. Le mélange. La mélasse. Ecoulement. Ecroulement. Minéraux sur l’eau. Instables, improbables. Instant risque. Disjonction. Trop. Rien. Ça s’agite, on dirait, avant la cause…

Le voila. Ça y est.

Seul, noir, long. Lourd.

Indifférent. Posé là. Autonome. Ailleurs. Possible, c’est-à-dire, là.

Comment le bois torturé de ce piano peut-il encore supporter la présence de la forêt ? Le cintrage lui a imposé des galbes impossibles. Pourquoi n’a-t-il pas cédé ? Pourquoi s’est-il ainsi plié, courbé ? À perdre sa verticalité. Il ne gravite plus. Maintenant il résonne. Il pourrait résonner. Il est solidaire de l’immense table d’harmonie. D’harmonie ? ça ne prouve rien. Je veux qu’il sonne comme un clavecin. Je veux qu’il soit décent. Pudique. Je veux qu’il soit loin. Je veux qu’on l’entende à peine. A peine. Je veux qu’il s’étouffe de retenue. Je veux. Je veux que son nombre soit chuchoté.

Il y a trop de notes. Une octave de plus. Pas où il faut. Pas à gauche. Pas pour la basse. Pas si grave. Qui pourrait vouloir d’une octave au-delà du do-8 ? C’est insensé. Insane. Justement. Juste. Qui voudrait de cette bête et de son hurlement ? Les territoires ne sont pas fait pour ça ! Il faudrait un no man’s land pour l’accueillir, ce bruit rauque.

 

Pas de couvercle. Pas besoin de cette inclinaison ridicule du concert. Ouvert vers le haut. Il oriente. Perméable. Pas dénudé, juste découvert.

Fin pourtant. Comme élancé. Allongé. Etendu. Loin. Je veux que les chevilles –lieux immondes de torsion et d’achèvement– soient loin du clavier. Qu’on ne les voit plus, qu’on oublie ce qu’elles endurent. Chut, pas de nombre s’il vous plait : la musique, ça regarde devant car ça se devient.

Ils sont proches. Ils se frôlent. Il voudrait jouer mais ne pas le toucher. Il voudrait jouer avec sa pensée. Avec le poids de ses loques d’idées. Il voudrait parler la langue sans mots et prononcer des notes sourdes. Ne surtout pas chanter. Il voudrait qu’il n’y ait plus d’air entre les cordes et les oreilles. Il voudrait voir le son. Il voudrait détruire le clavier. Arracher les touches, rendre l’ivoire à la terre et l’ébène à la forêt. Brutalement. Comme on peut vouloir frapper ce qui profane. Détruire la délicate mécanique à coups de tête. Jusqu’à ce que son front –encore– garde l’empreinte. Il lui en veut d’être là, presque offert. Obscène maintenant. Il l’aurait aimé pourtant. Les boucles se succèdent toujours.

 

Il le touche. Il n’a pas la texture du bois mort. Quelque chose d’imputrescible. Une essence vibratile qui prend le temps. Une touche.

Il joue. Le Clavier bien Tempéré. Parce que ça convient. C’est ce qu’il faut. Le deuxième prélude. Désuétude du do mineur. C’est ce qu’il faut. Ça se passe bien. Devenir la règle pour l’éliminer. Il a peur. Ça se passe bien. L’éliminer. Il a peur. Pas de nombre. Ça se passe bien. Oublier. Ça sonne loin, comme il faut. Oublier. Il a peur. Ça se perd tout de suite dans la forêt. Comme il faut. Ça ne veut rien dire. Comme il faut. Il a peur. Oublier. Il pense que la pédale de forte pourrait l’aider à ce moment précis. Il a honte. Il se retient. Il a peur mais il sourit. Ça se passe bien. Il a peur. C’est trop long. Comme il faut. Ça s’écarte. Comme il faut. Ça va revenir. Il a peur. C’est là. Ça a été. Ça s’est bien passé. Quelque chose l’a précédé.

 

On doit pouvoir transposer. Rien d’audacieux. Juste quelques octaves. Juste des mots. Juste pour voir. Juste pour savoir. Pour avaler sans savoir. Du rien. Juste pour toucher les notes en trop, qu’on met dans l’oreille. Juste pour entendre, accessoirement, celles qui ne devraient pas être là mais dans la terre. Ça s’y prête. Les premiers préludes, on leur a tout fait. Ils sont là pour ça. Le mur est là. Presque avalé. On se croit plein. Mais rien, sans rien derrière. Ça dépend de l’œil. Tout dépend de l’axe du regard.

 

Il essaye. Il a peur. Oublier. Ça marche. Ils le savaient. Ça marche. Oublier. Ça s’en est allé. C’est exactement ce qu’il fallait. Dans la terre, pas de virus sonore. Des blocs sans matière.

 

Il n’a plus peur. Il se tait. Ses épaules commencent à bouger. Il met du corps. Il érotise. Il sensualise. Les fins de phrase s’enrichissent d’harmoniques. Comme une emphase. Le dernier accord retentit avec éclat. Du silence. Ça ne va plus du tout. La mémoire. Ça a cassé. La tempérance a cassé. La dernière corde a cassé. Le son. La tension était immense. Ça cingle sans faire de bruit. Il se souvient. Ça vient à son visage, l’image. Ça coupe sa lèvre. L’image coupe sa lèvre. Ça saigne. C’est mort. Ça a spontanément tué. Le Christ spontané est un singe. L’image a coupé la lèvre. Le bruit a remplacé le nombre. Les conditions du virus sont réunies. Mais l’œil devient.

Il a compris. Rien ne le précède, croit-il.