Clémence Dumper • Mythologies 1. Sisyphe Imperator

Nous ouvrons l’année avec Clémence Dumper., que nous retrouvons. Née à Nîmes en 1978, formation de Lettres Classiques, enseignement, et écriture quotidienne. Après avoir vécu à Porto, Milan et Nîmes, elle vit désormais à Budapest, en Hongrie, où elle se consacre essentiellement à l’écriture. Après des débuts littéraires dans des revues comme Rouge Déclic ou des festivals comme celui de Mouans-Sartoux ; elle a publié son premier roman, Débandade, aux éditions Philippe Rey, en 2014.

 

< Précédent Suivant >

 

Sisyphe porte son rocher au sommet d’une montagne. Une fois au sommet, le rocher tombe. Sisyphe doit le remonter. Sa punition éternelle.

 

Sept heures le réveil sonne. Spiruline. Protéines. Douche et direct à la salle. Chaque semaine il soulève un peu plus. Chaque semaine il prend du muscle et découvre, ébahi, son potentiel physique. Il regarde ces masses qui se forment sur ses bras, sur son torse, comme autant de pieds de nez qu’il ferait à la mort. Impressionnant. Il commence vraiment à avoir l’allure d’un surhomme, d’un dieu. Il veut pulvériser les limites du corps. Il veut pousser l’humain au plus loin dans ses forces. Il souhaite que son corps déjoue la mort, remonte la machine infernale qu’est le temps. Il ne veut pas vieillir. Aussi prend il également soin de son visage. Crèmes variées, traitements innovants, il se donne du mal pour remonter la pente inexorable. Pas vieillir. Pas mourir.

Avant de partir à la salle, qui pour lui est un temple, il regarde toujours la photo sur le frigidaire. Lui-même il y a deux ans. Pas le même. Un homme crevette. Un ado mal dégrossi. Pas le même. C’était avant la mort de sa mère. Avant l’élément perturbateur comme on dit. Il s’était alors rendu compte, assez tardivement il faut bien avouer, que l’être humain est mortel.

Tout être humain. Même sa mère, pourtant surhumaine. Il savait bien qu’on mourrait tous les jours, mais ce “ on” désignait une humanité trouble, une masse informe, des gens, des inconnus. Pas maman.

Il n’était pas enfant pourtant: à trente-deux ans, la vie éternelle n’est qu’un mythe qu’on laisse, impuissant, à quelques adolescents. Il le savait mais refusait de savoir. Les gens, oui. On, oui. C’est triste mais oui. Mais sa mère. SA PROPRE MERE! Quelle honte! Quelle cruelle déception! Ça voulait dire qu’il ne serait plus le bébé. Ça voulait dire qu’il n’y aurait plus désormais sur terre un être le connaissant depuis sa naissance, témoin de son avancée, témoin aimant de la singularité qu’il incarne. Ça voulait dire surtout – horreur suprême – que lui-même risquait un jour de mourir! Non!

NON!

“Tu croyais qu’elle était immortelle?” lui avait demandé un ami. Non, il savait bien. Mais quand même. Pas immortelle, non, mais qu’elle meure, ça! Il ne s’y attendait pas!

Les médecins avaient été formels: une insuffisance musculaire avait précipité le décès après l’opération. La femme était trop faible, impossible pour elle de récupérer, son organisme, son corps n’avait pas supporté. Maman était trop crevette. La suite semble diablement logique… Désireux donc de ne jamais mourir et d’avoir un organisme le plus solide possible, il s’était simplement mis en quête d’une éternité et l’époque, prodigue en la matière, lui avait fourni de quoi satisfaire ce désir.

Des gélules à prix d’or, des compléments alimentaires. La sainte spiruline. L’acide hyaluronique. La mélatonine. La DHEA. Les molécules et les découvertes se multipliaient, offrant un éventail immense pour contrer les méfaits de l’oxydation, de l’âge, de la vie. Et lui, il gobait ça, dans tous les
sens du terme.

Il finissait par se nourrir quasiment exclusivement de poudre et des gélules. Quelques fruits bio çà et là. Son pain, il le faisait. Ses jus, il les faisait, avec un extracteur bien sûr pour préserver les fibres, les bienfaits, pour préserver cette fragile promesse d’éternité. Qu’est-ce qu’il se sentait bien! Qu’est-ce qu’il se sentait jeune! Plus jeune que jamais! Une vitalité nouvelle, pure, coulait dans ses veines. L’effort ne l’épuisait pas. Toujours en forme. Jamais vieillissant. Il commençait seulement à ressembler à un être en plastique. Pas grave: le plastique se dégrade moins vite que l’homme!

Ce mode de vie était tellement drastique que sa vie sociale en avait inévitablement pâti: il ne pouvait plus partager un apéro avec les amis. Il fustigeait tous les fumeurs, les buveurs, tous les fainéants, tous ceux qui négligeaient leur corps, tous ceux qui se laissaient vieillir et se plaignaient – les cons! d’avoir mal quelque part. Son mode de vie healthy dénouait un à
un ses quelques liens qu’on dit sociaux. Qu’importe! Les autres ne comprennent rien lorsqu’on les dépasse.

Sa solitude demeurait passablement occupée. Le sport. L’hygiène. Le soin. Il en faut, des heures, pour devenir surhomme! On ne naît pas pérenne, on le devient.

L’héritage de maman était conséquent: la brave femme avait toute sa vie économisé pour lui. Ainsi il pouvait se permettre de s’adonner pleinement à sa quête, sa conquête. Le yoga. Le running. Mais c’est bien la salle qui occupait tout son temps, qui était sa drogue, sa sève vigoureuse.

Chaque jour soulever. De la fonte. Chaque semaine un peu plus. Il y va le matin et il y va le soir. Il soulève inlassablement ces poids qui le rassurent. Dix fois cent fois mille fois. Il en sort épuisé, plus vivant que jamais. Il en sort immortel.

Les courbatures et autres inflammations ne le découragent pas (il existe de nos jours de multiples produits pour contrer les effets de l’effort trop intense). Il est fort et la monotonie de ces activités l’hypnotise lentement. Il soulève et, quand il ne soulève pas, il rêve qu’il soulève. Ses bras, même dans le lit, ont ce réflexe étrange de bouger seuls lorsque l’endormissement est proche. Comme des sursauts de vie. Il soulève. Il redescend.

Il n’y a pas d’autre but. Soulever. Redescendre.

Soulever. Vivre. Plus que vivre. Conjurer la vieillesse, la maladie, la mort. Soulever. Redescendre. Tout le temps. Chaque jour.

L’argent qu’il a placé lui rapporte beaucoup. Soulever. Redescendre.

Un jour, la somme est telle qu’il accomplit son rêve: s’équiper dignement.

Soulever. Redescendre. Son appartement devient sa propre salle de sport.

Plus besoin d’abonnement et plus besoin de salle. Soulever.

Redescendre. De jour comme de nuit. Les autres pourraient voir ça comme un supplice, un enfer, mais il n’en a cure. Les autres n’existent plus.

Il soulève. Redescend. Il ne compte même plus, ni les poids, ni les heures.

Les muscles se bandent, se débandent dans une valse infinie qui s’approche d’un réflexe. Il devient une sorte de balancier perpétuel.

Soulever. Redescendre. La nuit comme le jour.

Et, même lorsqu’il s’écroule sous le poids de l’haltère, même lorsque l’excès de cocktail revitalisant foudroie son organisme – si jeune pourtant, même lorsqu’il meurt, il soulève encore, dans sa tête du moins.

Redescend. Pour toujours.

 

Une réflexion sur « Clémence Dumper • Mythologies 1. Sisyphe Imperator »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *